Un contentieux particulier : la sanction des candidats à l’élection présidentielle

Par Pierre Mouzet

<b> Un contentieux particulier : la sanction des candidats à l’élection présidentielle </b> </br> </br> Par Pierre Mouzet

Le contrôle contentieux de l’élection présidentielle recèle un cas particulier intéressant : les dépenses électorales irrégulières. Même quand leur compte de campagne n’est pas rejeté, les candidats subissent ainsi une véritable sanction, dont il convient de relever la double nature, financière et disciplinaire.

 

Litigation control of the presidential election harbors an interesting special case : irregular election spending. Even when their campaign account is not rejected, the candidates thus undergo a real sanction, the dual nature of which, financial and disciplinary, should be noted.

 

Par Pierre MOUZET, Maître de conférences HDR à l’Université de TOURS, I.R.J.I. François-Rabelais – EA 7496

 

 

 

Le Conseil constitutionnel a rendu le 23 février 2023 une décision n°2023-199 PDR qui tient en deux phrases : « Le désistement de Mme LE PEN est pur et simple. Rien ne s’oppose à ce qu’il en soit donné acte. » La candidate à l’élection présidentielle de 2022 l’avait saisi le 18 janvier, en application de l’article 3, III, 3ème alinéa de la loi n°62-1292 du 6 novembre 1962 modifiée, d’un recours de pleine juridiction contre la décision du 14 décembre 2022 de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) approuvant son compte de campagne mais après l’avoir réformé : outre l’annulation de cette décision, Marine Le Pen demandait au Conseil d’arrêter à 10 552 508 euros le montant du remboursement dû par l’État, soit environ 300 000 euros de plus que la CNCCFP… avant, donc, de se désister, par un mémoire enregistré rue de Montpensier le 8 février.

 

Un juge « normal », en effet, ne saurait s’opposer par principe au choix du requérant d’abandonner son recours (Cons. Const., 5 mai 1959, n°58-54 AN ; 11 octobre 1968, n°68-565 SEN), même si le juge administratif n’est pas tenu de rouvrir l’instruction après sa clôture pour donner acte d’un désistement (CE, 17 février 2023, Commune de Pléneuf-Val-André, n°450707) : c’est à cet égard le contrôle de constitutionnalité a priori qui est original, le silence du système constitutionnel étant interprété comme signifiant interdiction de dessaisissement depuis la décision « amendement Malraux » (Cons. Const., 30 décembre 1996, n°96-386 DC). Ainsi mort-née, l’affaire Le Pen de 2023 n’en est pas moins extrêmement intéressante, qui éclaire un aspect particulier du contentieux de l’élection présidentielle (d’où son classement en « PDR ») : la sanction des candidats.

 

Pour justifier ce changement de pied de la requérante, le trésorier de son parti a évoqué dans la presse la proximité d’échéances bancaires. N’étaient-elles donc pas connues ? D’autres explications sont possibles. La première est politique : il s’agirait non d’un renoncement réel mais d’un désistement programmé, une tactique procédurale consistant à retarder de quelques semaines la publication du compte de campagne de Mme Le Pen — la décision de la CNCCFP du 14 décembre 2022 a été publiée le même jour que la décision n°2023-199 PDR, au Journal officiel du 24 février, conformément à l’article 3, V, 4ème alinéa de la loi n° 62-1292 — de façon qu’il ne soit pas révélé, donc commenté, en même temps que les onze autres et les décisions parues, elles, au Journal officiel du 27 janvier : un vrai-faux recours, purement dilatoire. Deux explications différentes sont, elles, juridiques : prise de conscience tardive que, au regard de la jurisprudence, la candidate n’avait aucune chance de gagner ; ou crainte de perdre plus, c’est-à-dire de subir une sanction aggravée. C’est ici que se situe le principal problème de droit : le Conseil constitutionnel allait-il suivre la « jurisprudence Sarkozy » de 2013 ?

 

Dans sa retentissante décision n°2013-156 PDR du 4 juillet 2013, le Conseil constitutionnel avait refusé d’alourdir la punition financière du candidat à sa réélection, alors même qu’il venait de rehausser le montant du dépassement du plafond de dépenses autorisées en le portant à 466 118 euros — on ignorait alors « l’affaire Bygmalion » — au lieu des 363 615 euros fixés par la CNCCFP : si celle-ci « fixe une somme égale au montant du dépassement que le candidat est tenu de verser au Trésor public, le montant de ce versement, qui présente le caractère d’une sanction, ne saurait être augmenté à la suite du recours du candidat contre la décision de la commission » (§ 24). Le juge n’allait-il pas étendre cette solution, non pas à la simple rectification des dépenses électorales, mais au non-remboursement des dépenses irrégulières ? Si le non-lieu à statuer du 23 février 2023 ne répond pas à cette question, il est logique de tenir également les quelque 300 000 euros de Mme Le Pen pour une punition, non une simple correction, illustrant la philosophie disciplinaire de la « responsabilité civique » des candidats.

 

 

La nature formellement financière de la sanction des candidats

Il est essentiel de retenir que la sanction des candidats à l’élection présidentielle n’est ici ni pénale ni électorale — au sens d’annulation ou d’inéligibilité — mais exclusivement pécuniaire. En revanche, on ne saurait trop insister sur l’idée de punition : les textes n’usent pas du mot, mais ils n’en sont pas moins clairs.

 

Certes, les décisions électorales du Conseil constitutionnel ne sont pas toujours exemptes d’allusions pénales. Ainsi, dans sa proclamation des résultats de l’élection présidentielle de 2022, il pointa d’emblée le comportement du candidat Jean Lassalle qui, lors du second tour, « a publiquement mis en scène, dans le bureau de vote, son abstention et a pris la parole, face à des caméras présentes dans ce bureau, pour exprimer, devant l’urne, son refus de participer à l’élection. Il a immédiatement diffusé sur les réseaux sociaux cette vidéo, ainsi que des commentaires sur son geste ». Et d’annuler, en raison de cette propagande prohibée comme de ce comportement inapproprié, tous les suffrages exprimés dans sa (petite) commune, non sans avoir précisé : « indépendamment des éventuelles poursuites pénales qui seraient susceptibles d’être engagées » (Cons. Const., 27 avril 2022, n°2022-197 PDR, § 1). On sait bien néanmoins que ces dernières ne relèvent en rien de son office.

 

La violation de la législation relative au financement de la campagne présidentielle n’est pas susceptible non plus d’emporter annulation de l’élection, comme le prétendit celui qui présidait le Conseil lors de la validation de comptes des candidats Balladur et Chirac (Cons. Const., 11 octobre 1995, n°95-91 PDR et n°95-86 PDR) pourtant « manifestement irréguliers », selon les propres mots de M. Roland Dumas dans Le Figaro du 28 janvier 2015 : il y affirmait avoir « sauvé la République » en refusant d’« annuler l’élection de Chirac ». Or, « s’il emporte des conséquences financières pour le candidat, notamment quant au remboursement de ses dépenses électorales par l’État, l’éventuel rejet du compte de campagne est sans incidence sur les résultats du scrutin », a rappelé le juge dans un récent obiter dictum (Cons. Const., 11 juillet 2019, n°2019-173 PDR) : a fortiori lorsque, comme en 2022, les comptes ne sont pas rejetés mais seulement réformés.

 

Autre différence avec le cas des parlementaires, les irrégularités financières n’entraînent pas non plus l’inéligibilité : on se souvient d’un des tout premiers cas, voici trente ans, celui du député Jack Lang déclaré inéligible pour un an et démissionnaire d’office en raison d’un dépassement de 18% du plafond fixé à l’article L. 52-11 du code électoral (Cons. Const., 9 décembre 1993, n°93-1328/1487 AN). Nombreuses sont aujourd’hui les décisions du Conseil constitutionnel déclarant inéligibles des candidats aux élections législatives qui n’ont pas déposé leur compte de campagne conformément à l’article L. 52-12 du même code, en y voyant un « manquement d’une particulière gravité aux règles de financement des campagnes électorales », condition alternative à la « volonté de fraude » posée par l’article L.O. 136-1, lequel permet de punir pareillement rejet du compte ou dépassement du plafond de dépenses. De même, s’agissant de candidats aux élections sénatoriales, une vingtaine de décisions du Conseil constitutionnel rendues au cours de la seule année 2021 portent inéligibilité (contre une dizaine de non-lieux), pour tout mandat et généralement jusqu’à trois ans.

 

Encore faut-il clarifier l’expression « conséquences financières » pour le candidat à l’élection présidentielle employée dans la décision n°2019-173 PDR du 11 juillet 2019. En cas de rejet du compte, comme ce fut le cas pour M. Cheminade en 1995 (Cons. Const., 11 octobre 1995, n°95-88 PDR) puis M. Mégret en 2002 (Cons. Const., 26 septembre 2002, n°2002-113 PDR), le candidat perd le bénéfice de tout remboursement, donc doit restituer l’avance étatique faite à tous (portée de 153 000 à 200 000 euros par la loi organique n°2021-335 du 29 mars 2021) et, depuis la loi organique n°2001-100 du 5 février 2001, verser au Trésor public ce qu’il aura effectivement dépensé au-delà du plafond autorisé. Mais la réformation du compte a aussi des « conséquences » financières dès lors qu’elle joue sur « le montant du remboursement dû par l’État », selon l’expression révélatrice reprise par la décision n°2023-199 PDR. Malgré des montants comparables, l’affaire Le Pen de 2023 n’est assurément pas l’affaire Sarkozy de 2013 et l’on pourrait n’y voir qu’un manque-à-gagner non punitif. Toutefois, la diminution de ce remboursement s’analyse effectivement en termes de privation d’un « droit », à la manière dont sont punis par une réduction de leur « dû » les partis ne respectant pas l’exigence de parité pour les candidatures aux élections législatives. La décision de la CNCCFP du 14 décembre 2022 relative au compte de Mme Le Pen, quand elle synthétise in fine son « droit au remboursement par l’État », distingue très clairement correction et sanction : d’une part, le montant auquel elle pouvait prétendre est plafonné par son « apport personnel », en l’espèce inférieur d’un peu moins de 100 000 euros au montant des dépenses « remboursables », lesquelles ne couvrent notamment pas les dépenses insuffisamment justifiées, les dépenses non électorales ou les dépenses à caractère personnel, trois rubriques rectificatives détaillées par la CNCCFP ; d’autre part, c’est en raison du « caractère irrégulier » de certaines dépenses, pourtant payées par le mandataire financier et « destinées à l’obtention des suffrages », que son droit au remboursement est réduit d’autant.

 

La loi organique de 1962 modifiée, pudique et toute en révérence, se garde bien de parler d’« amende » même en cas de dépassement du plafond autorisé : elle n’utilise que le neutre mot « somme ». Son article 3, II, 7ème alinéa, dispose en effet : « Dans tous les cas où un dépassement du plafond des dépenses électorales est constaté, la commission fixe une somme, égale au montant du dépassement, que le candidat est tenu de verser au Trésor public. Cette somme est recouvrée comme les créances de l’État étrangères à l’impôt et au domaine ». Le cas de Mme Le Pen, la soustraction du montant des dépenses irrégulières, est assurément différent et il paraîtra bien sûr inadéquat d’employer le terme « amende » en l’absence de recouvrement ou d’un quelconque paiement au Trésor : techniquement, la candidate se plaignait (avant son désistement) d’une retenue sur subvention. Mais la déduction est identique dans sa philosophie : on ne voit ni comment ne pas déduire de la mécanique en vigueur qu’il s’agit d’une « peine pécuniaire », ni comment la lumineuse qualification de « sanction » opérée par la décision n°2013-156 PDR du 4 juillet 2013 ne serait pas extensible au montant de cette réduction.

 

L’idée d’irrégularités est en effet essentielle. C’est l’article 4 de la loi organique n°2006-404 du 5 avril 2006 relative à l’élection du Président de la République qui a inséré, à l’article 3, V, 3ème alinéa de la loi organique n° 62-1292, la règle (aujourd’hui codifiée à l’article L. 52-11-1, alinéa 3, du code électoral pour les autres élections, depuis la loi n°2011-412 du 14 avril 2011) selon laquelle : « Dans le cas où les irrégularités commises ne conduisent pas au rejet du compte, la décision concernant ce dernier peut réduire le montant du remboursement forfaitaire en fonction du nombre et de la gravité de ces irrégularités ». Un tel pouvoir de modulation, ou le critère de la « gravité », sont des signes supplémentaires de la nature punitive de l’opération : ce n’est sans doute pas uniquement un sentiment de justice qui a guidé le législateur mais tout autant la conscience de l’inconstitutionnalité des peines automatiques au regard de l’article 8 de la Déclaration de 1789. Il n’est d’ailleurs pas vain de s’interroger sur l’automaticité de l’amende pour violation du plafond — quoique le Conseil constitutionnel a implicitement admis sa validité dans les décisions n°2013-156 PDR puis n°2019-783 QPC du 17 mai 2019 — ou de la sanction pécuniaire des dépenses irrégulières (même si c’est le juge qui en aura préalablement arrêté le montant, voire, par son comportement, le candidat lui-même).

 

La décision de la CNCCFP relative au compte de Mme Le Pen s’affiche ici comme pur constat : « Conformément à l’alinéa 3 de l’article L. 51 du code électoral, « pendant les six mois précédant le premier jour du mois d’une élection et jusqu’à la date du tour de scrutin où celle-ci est acquise, tout affichage relatif à l’élection est interdit en dehors de l’emplacement spécial réservé aux candidats par l’autorité municipale et des panneaux d’affichage d’expression libre ». En l’espèce, la candidate a fait figurer dans son compte une somme de 316 182 euros, correspondant à des dépenses de flocage et de déflocage de 12 cars loués dans le cadre de la campagne, en méconnaissance des dispositions précitées. (…) Le caractère irrégulier d’une telle dépense fait obstacle à ce qu’elle puisse faire l’objet d’un remboursement de la part de l’État ». Le contentieux électoral rappelle que l’affichage sauvage est par définition illégal — « véhicule comportant un affichage électoral » dit le Conseil constitutionnel (2 décembre 2022, n°2022-5758 AN), qui l’a répété le 27 janvier 2023 (n°2022-5790 AN, n°2022-5782 AN et n°2022-5775 AN) — donc insusceptible d’aide financière étatique.

 

Semblable irrégularité avait également été reprochée à Fabien Roussel (10 203 euros de frais de flocage de véhicules, plus 46 367 euros de frais d’affichage sur des locaux du parti), à hauteur de 45 000 euros réglés par son mandataire, ou Jean Lassalle (15 000 euros de frais de flocage). Les « dépenses irrégulières » de Jean-Luc Mélenchon sont différentes : si lui aussi est puni (ici à hauteur de 9 630 euros), c’est pour un trop grand nombre d’autocollants apposés sauvagement dont « une juste appréciation » de la dépense conduit à la réduire d’un tiers. L’expression appelle plusieurs remarques. D’abord, la CNCCFP emploie « juste appréciation » aussi bien pour la correction que pour la sanction : ainsi, dans le cas de Marine Le Pen, pour des loyers, charges et travaux. Ensuite, d’autres punitions sont concernées : 15 000 euros pour Jean-Luc Mélenchon à raison d’environ 93 000 euros de factures omises, 15 000 euros pour Valérie Pécresse (omissions différentes et second don d’une personne physique), 4000 euros pour Yannick Jadot et 3000 euros pour Philippe Poutou (mises à disposition de salles publiques sans attestation de gratuité), 1000 euros pour Nicolas Dupont-Aignan (utilisation des moyens d’affranchissement de l’Assemblée nationale), mais 100 000 euros pour Emmanuel Macron, pour l’usage des moyens de l’État surtout, et 200 000 euros pour Éric Zemmour, pour le soutien de sa chaîne de télévision et nombre d’oublis. Enfin, deux autres faits sont notables : seules Nathalie Arthaud et Anne Hidalgo n’ont, malgré certaines dépenses retranchées de leurs comptes, subi aucune sanction, tandis qu’en 2017 seuls avaient été punis Emmanuel Macron à hauteur de 18 300 euros (irrégularité de dons) et François Fillon de 50 000 euros (près du double d’omissions et divers concours de personnes morales). Ne faut-il pas constater une sévérité manifestement accrue en 2022 du « juge » ?

 

 

La nature implicitement disciplinaire de la sanction des candidats

Punir plus pour instruire plus ? En tout cas, au-delà de la différence organique entre le contrôle, administratif, de la CNCCFP et le contrôle, juridictionnel (mais non en appel, comme on le lit), du Conseil, il existe une unité disciplinaire de ce régime, du point de vue constitutionnel. Et ce trait du droit positif amène également à y voir un genre, la responsabilité « civique ».

 

Selon les classifications du Conseil d’État, les décisions punitives de la CNCCFP seraient assurément qualifiées, s’il était compétent pour en juger (les décisions relatives aux comptes de campagne des candidats à l’élection présidentielle devenant définitives au bout d’un mois en l’absence de saisine de l’Aile Montpensier), de « sanctions administratives ». En revanche, dans la logique du Conseil constitutionnel, même s’il ne le dit pas dans sa décision de non-lieu de 2023, la qualification de « sanction disciplinaire » s’impose : non pas cette responsabilité disciplinaire qui, comme en droit de la fonction publique, exige une situation hiérarchique et prohibe les punitions financières, mais un concept propre au raisonnement constitutionnel couvrant toute sanction non pénale, y compris de l’élu, liée à une activité, une profession ou une institution. Deux éléments jurisprudentiels récents offrent de s’en convaincre : d’une part, la comparaison de la responsabilité électorale et de la responsabilité financière des gestionnaires publics ; d’autre part, la non-invocabilité du principe non bis in idem par le candidat à l’élection présidentielle poursuivi pour le délit de dépassement du plafond de dépenses.

 

Ne serait-ce que la commune utilisation du mot « somme » par l’article 3 de la loi n°62-1292 du 6 novembre 1962 modifiée et par l’ancien article 60 de la loi n°63-156 de finances pour 1963 — aujourd’hui abrogé par l’ordonnance n°2022-408 du 23 mars 2022 qui, elle, emploie systématiquement le terme « amendes » (art. L. 131-13 à L. 131-19 CJF) — quand il régissait la « responsabilité personnelle et pécuniaire » (RPP) des comptables publics : cette commune litote oblige à rapprocher les deux régimes. Or, dans sa décision n°2019-795 QPC du 5 juillet 2019, le Conseil constitutionnel a refusé de voir dans ce « régime spécial de responsabilité » (qui n’est clairement pas pénale) un régime de responsabilité civile car, s’il « peut conduire à l’indemnisation des préjudices subis par les collectivités publiques, son objet principal est, dans l’intérêt de l’ordre public financier, de garantir la régularité des comptes publics » (§ 7) : protéger et édifier, prévenir et punir, telle est la logique disciplinaire. En outre, ce concept d’ordre public « financier », emprunté à l’autre Aile du Palais-Royal et répété ici (§ 6), s’applique à feu la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF) que le Conseil constitutionnel avait, malgré la jurisprudence et de la CDBF et du Conseil d’État, qualifiée de « juridiction disciplinaire spéciale » (Cons. const., 24 octobre 2014, n°2014-423 QPC ; adde 1er juillet 2016, n°2016-550 QPC et 2 décembre 2016, n°2016-599 QPC, évoquant « des sanctions de nature disciplinaire pour les manquements aux règles des finances publiques »). Il ne s’agit pas de divergences ou de contradictions : ce ne sont que différentes perspectives.

 

C’est de même parce que la responsabilité électorale du candidat est d’une nature propre, ou spéciale, qu’elle peut être cumulée avec la mise en jeu de sa responsabilité pénale, sous réserve que, conformément à une jurisprudence trentenaire constante, « le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues ». Dans la décision n°2019-783 QPC du 17 mai 2019, M. Sarkozy, qui espérait ainsi échapper au tribunal correctionnel dans « l’affaire Bygmalion », soutint devant le Conseil constitutionnel que l’article 3 de la loi n°62-1292 du 6 novembre 1962 et l’article L. 113-1, I, 3° du code électoral « contreviendraient, en méconnaissance du principe non bis in idem, aux exigences de nécessité et de proportionnalité des peines, dans la mesure où elles permettraient des poursuites et des sanctions pénales à l’égard de candidats à l’élection présidentielle ayant déjà été sanctionnés financièrement pour des faits identiques de dépassement du plafond des dépenses électorales par la [CNCCFP] et, en cas de recours, par le Conseil constitutionnel » (§ 4). Or, arguant de la différence entre « pénalité financière » d’un côté et « peine d’emprisonnement » de l’autre (§ 13), le juge répondit que ces dispositions « protègent des intérêts sociaux distincts aux fins de sanctions de nature différente » (§ 14), car la responsabilité électorale vise « le bon déroulement de l’élection du Président de la République et, en particulier, l’égalité entre les candidats » — qu’il faut donc discipliner — tandis que la responsabilité pénale sanctionne les « éventuels manquements à la probité des candidats et des élus » (§ 12).

 

On pourrait d’ailleurs tirer argument du fait que le législateur a limité le champ de la saisine du juge à l’encontre des décisions de la CNCCFP. Dans ce singulier procès électoral, le Conseil constitutionnel ne peut en effet intervenir que sur recours et sur saisine du seul candidat, comme le confirma la décision n°2019-173 PDR du 11 juillet 2019. Saisi par le parti Les Républicains qui lui demandait de rejeter le compte de campagne de M. Macron et d’annuler la décision afférente de la CNCCFP du 21 décembre 2017, le Conseil constitutionnel avait en effet jugé sa requête irrecevable parce que les dispositions de l’article 3, III, 3ème alinéa de la loi n° 62-1292 « réservent ainsi au candidat la possibilité de contester la décision de la commission portant sur son compte de campagne », répondant au passage qu’il n’y avait là aucune incompatibilité avec le droit au recours garanti par la Convention européenne des droits de l’homme : on sait qu’en tant que juge électoral le Conseil pratique le contrôle de conventionnalité depuis longtemps (Cons. const., 21 octobre 1988, n°88-1082/1117) ; il est plus étonnant que les avocats du Parti n’aient pas songé à la QPC, pourtant parfaitement recevable en la matière (Cons. const., 23 mars 2017, n°2017-166 PDR et 24 mars 2022, n°2022-184/188 PDR). De même, dans la décision n°2013-156 PDR du 4 juillet 2013, le Conseil constitutionnel avait exclu l’intervention de personnalités bien connues des prétoires, MM. René Hoffer et Raymond Avrillier, parce qu’ils ne justifiaient « pas d’un intérêt leur donnant qualité pour intervenir », de sorte que leurs demandes devaient être rejetées, « en tout état de cause » (§ 1). Cette incidente-ci est révélatrice. Mais une association de lutte contre la corruption ayant le civisme pour objet social serait-elle traitée ainsi ?

 

Tout le contentieux électoral procède, presque par définition dirait-on, d’une logique civique. Néanmoins, la thèse ici défendue est plus précise : nous avons affaire avec les décisions de la CNCCFP voire du Conseil constitutionnel à un type illustrant un genre. Il existe en effet trois cas de responsabilité financière (ou de responsabilité pécuniaire innommée) qui ne se laissent absorber ni par la responsabilité pénale ni par la responsabilité civile et qui ont suffisamment de points communs pour qu’on puisse les regrouper sous une appellation unique, conceptuelle plutôt que fonctionnelle, l’idée de « responsabilité civique ». Songeons en effet non seulement à la responsabilité électorale ou à la responsabilité des gestionnaires publics mais encore au droit fiscal : entre le délit de fraude fiscale et les simples majorations que la jurisprudence exclut de considérer comme punitives et tient donc pour de simples réparations du préjudice causé au Trésor public (notamment par un retard de paiement de l’impôt), le droit positif ménage un espace ni pénal ni civil, à la fois financier et notionnel, pratique et théorique, pour ce que l’on nomme ordinairement « sanctions fiscales ». Or, outre le fait qu’il s’agit d’une répression non pénale, semblable punition a tout aussi incontestablement une vertu civique : du moins est-ce le civisme qu’elle vise à enseigner, ou à insuffler.

 

Le cas des candidats à l’élection présidentielle, qu’ils le soient juridiquement ou qu’on sache politiquement qu’ils le seront, appelle certes une analyse spécifique, quand bien même il n’est qu’une figure parmi d’autres du type « responsabilité électorale » ou, s’agissant de nos sanctions pécuniaires, du type « responsabilité financière ». D’abord, peut-être y a-t-il à insister sur la nature de la CNCCFP : on peut estimer que toutes ces AAI qui nourrissent le pluralisme, la transparence ou le « droit de savoir » sont des concrétisations législatives de l’idée constitutionnelle de « responsabilité civique ». Ensuite, la logique civique du système s’affiche avant tout en termes de publicité et de réputation : souvenons-nous de cette autre affaire Marine Le Pen, l’arrêt d’Assemblée du Conseil d’État du 19 juillet 2019 (n°426389) relatif au droit au recours contre les prises de position, pourtant dépourvues d’effets juridiques, de la HATVP sur les déclarations patrimoniales des députés… En 2013, en sanctionnant les comptes de l’ancien président Sarkozy, le Conseil constitutionnel avait ainsi certainement osé, conscient que l’épisode de 1995 ne joua pas en faveur de sa propre réputation.

 

Revenons, justement, à cette décision n°2013-156 PDR du 4 juillet 2013, jugeant que « la législation relative au financement des campagnes électorales n’a ni pour objet ni pour effet de limiter les déplacements du Président de la République » et que « les dépenses relatives aux manifestations auxquelles il participe n’ont à figurer au compte de campagne que s’il apparaît que celles-ci ont revêtu un caractère manifestement électoral » (§ 18). Son importance ne doit pas être sous-estimée : elle prouve, en effet, que l’on peut parfaitement distinguer entre l’action du président de la République et l’action de la personne titulaire de ce mandat puisqu’un candidat à la présidence peut être déjà Président de la République ; elle prouve la nécessité de distinguer entre le comportement « durant le mandat » et l’acte commis « dans le mandat » ; elle prouve que l’irresponsabilité présidentielle voulue à l’article 67 de la Constitution préserve la responsabilité électorale. Quant aux décisions de la CNCCFP punissant le Président Macron en 2017 et surtout en 2022 pour ses dépenses irrégulières, elles prouvent qu’il ne s’agit pas là d’une « action » ou d’une « poursuite » au sens de l’article 67. Reste à savoir ce qu’il adviendra demain si devait être rejeté le compte d’un candidat maintenant Président…

 

Au vrai, tout dépendra sans doute des circonstances : c’est le problème de la « gravité ». Imaginons ainsi un candidat, ou une candidate, dépassant en fin de campagne, manifestement, le plafond des dépenses autorisées — hypothèse d’école, si l’on considère qu’aux élections de 2017 et de 2022 tous s’en sont prudemment tenus au seul plafond applicable au 1er tour — au point que l’influence sur les électeurs soit évidente. Il ne faut pas croire la question des comptes de campagne si éloignée que cela de celle de la sincérité du scrutin. Certes, du point de vue contentieux, elles en diffèrent nettement dès lors que l’atteinte au principe de sincérité conduit seule à l’annulation des suffrages (on a évoqué plus haut la mise au pilori du candidat Lassalle dans la décision n°2022-197 PDR 27 avril 2022) mais une violation outrageuse de la législation sur le financement pourrait être prise en considération par le juge de l’élection. Car, du point de vue philosophique, ces questions convergent pleinement, en faveur de la protection du vote et de la souveraineté populaire. En faveur du civisme et de la démocratie.

 

 

 

Crédit photo : Conseil constitutionnel