Une mise en perspective des élections de mai 2023 : La peau de chagrin de la démocratie turque Par Neslihan Çetin
Après les élections législatives et présidentielle qui ont conduit à la victoire du Président Erdoğan et de son alliance au Parlement, en mai 2023, une question se pose : que va-t-il rester de l’État de droit en Turquie ? Le déroulement des élections révèle une crise majeure de la démocratie turque. Les débats sur des réformes institutionnelles sont déjà d’actualité dans un contexte constitutionnel de plus en plus marqué par la personnalisation du pouvoir. Cet article a pour objet de mettre en lumière les enjeux constitutionnels au lendemain des élections turques.
After the legislative and presidential elections, which resulted in President Erdoğan and his alliance’s victory in Parliament, a question arises: what will remain of the rule of law in Turkey? The course of the elections, which attest to a democracy reduced to the bare minimum, is only the harbinger of serious consequences. Debates on constitutional reforms are already underway in an increasingly personalized constitutional context of power. This article aims to shed light on the constitutional challenges in Turkey in the aftermath of the elections.
Par Neslihan Çetin, doctorante à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
Au centième anniversaire de sa fondation en octobre 1923, la République turque est confrontée à des épreuves majeures pour son avenir constitutionnel et démocratique. L’enjeu fondamental des élections législatives et présidentielle en Turquie consistait en effet à choisir non pas seulement entre deux tendances politiques, ni même entre deux programmes ou deux personnalités, mais entre le retour à la démocratie et le maintien de l’autoritarisme. Les effets de la révision constitutionnelle de 2017 qui a sapé l’État de droit et jeté les bases d’un pouvoir absolu, caractérisent le paysage constitutionnel turc actuel. Les électeurs se sont donc prononcés – dans des conditions juridiquement discutables – pour ou contre le maintien de la concentration des pouvoirs entre les mains du chef de l’État.
Plus que des élections, le choix critique entre la démocratie et l’autoritarisme
La révision de 2017 – approuvée par référendum (par 51,37 % des voix) le 16 avril 2017 – était inconstitutionnelle tant d’un point de vue formel que substantiel. Non seulement elle violait ouvertement la procédure de révision de la Constitution, mais elle méconnaissait ses limites matérielles. Le pouvoir de révision a en effet porté atteinte aux principes intangibles de la Constitution découlant de son article 4, notamment celui de séparation des pouvoirs. Si l’on s’efforce de faire un bref résumé des changements institutionnels opérés – en dresser une liste exhaustive est impossible – on peut relever que le Parlement a perdu son contrôle sur les organes exerçant la fonction exécutive ; il a également vu réduites ses attributions budgétaires, qui ont été neutralisées par la révision. Le président de la République au contraire, a vu ses attributions se renforcer et surtout il s’est vu doter d’un pouvoir règlementaire très large : il peut désormais élaborer des « décrets présidentiels » qui ne sont soumis à aucun contrôle, sauf un éventuel contrôle de constitutionnalité a posteriori. En ce qui concerne le pouvoir judiciaire, le Conseil des juges et des procureurs – l’organe disciplinaire du système juridique et le conseil national du pouvoir judiciaire en Turquie – a été mis sous tutelle du pouvoir exécutif. Quant à la Cour constitutionnelle, il faut rappeler que la procédure de nomination de ses membres est contrôlée par le Président, ce qui fait planer un doute sur leur indépendance.
Le régime se caractérise ainsi par une concentration forte des pouvoirs au profit de l’exécutif, et plus particulièrement du Président. Il ne peut être qualifié ni de régime parlementaire, ni de régime présidentiel ; il est désormais convenu de l’appeler un régime présidentiel « à la turque » ou encore un « présidentialisme absolu »[1] (le gouvernement quant à lui le qualifie de « système de gouvernement présidentiel »). En instaurant un régime de fusion de pouvoirs qui ne dit pas son nom, la révision de 2017 constitue à l’évidence une régression importante pour la démocratie et l’État de droit en Turquie.
À la lumière de ce contexte marqué par une détérioration progressive de l’État de droit, les élections présidentielle et législatives de 2023 – qui, depuis la révision constitutionnelle de 2017, ont lieu le même jour – auraient pu déclencher une série de changements institutionnels. Dans l’hypothèse où l’opposition avait disposé de la majorité nécessaire au Parlement, elle aurait envisagé une révision constitutionnelle majeure qui aurait transformé le système politique en vue de « restaurer le constitutionnalisme »[2]. Le système parlementaire renforcé (ou rationalisé), que l’opposition appelait de ses vœux, est conçu à cette fin par une coalition de partis d’opposition – le Parti républicain du peuple, le Bon parti, le Parti de la félicité, le Parti démocrate, le Parti de la démocratie et du progrès et le Parti de l’avenir – qu’on appelle également « Table des six » (Altılı masa) contre le « système de gouvernement présidentiel ». L’objectif de ces partis est de concevoir une alternative au système actuel qui a conduit à la personnalisation du pouvoir et a donné au Président des pouvoirs très larges et incontrôlés, ainsi que de répondre aux exigences de l’État de droit et d’une société démocratique pluraliste. À cette fin, selon le manifeste signé par les dirigeants des partis concernés le 28 février 2022 et qui présente leur projet de réforme constitutionnel, il est essentiel de mettre le droit interne en conformité avec les normes internationales qui garantissent les droits et libertés fondamentaux, notamment la liberté d’expression et la liberté de la presse.
Avant les élections de mai 2023, ces partis d’opposition ne disposaient pas de la majorité des trois cinquièmes pour un changement constitutionnel (art. 175 § 4 de la Constitution). L’avenir de ce projet dépendait donc des résultats des élections. La victoire de Recep Tayyip Erdoğan et la répartition des sièges au Parlement en faveur de l’Alliance populaire qui a obtenu la majorité absolue les contraint à le mettre en attente, au moins pendant la 28e législature.
Les conditions faussement équitables de la compétition électorale
Une analyse des résultats des élections dans le contexte turc ne peut pas être détachée des conditions dans lesquelles elles ont eu lieu. Comme l’explique à juste titre Fareed Zakaria, « ce qui s’est passé en Turquie met en lumière la tendance la plus récente et la plus inquiétante de la montée de la démocratie illibérale »[3]. « Les principes du suffrage libre, égal, secret, à un seul degré, universel et moyennant comptage et dépouillement publics du scrutin », prévus à l’article 67 § 2 de la Constitution turque, prennent leur sens dans le cadre du respect de l’ensemble des droits et libertés constitutionnels et des obligations des organes de l’État. Ces principes ne sont respectés que si les électeurs peuvent jouir de leur droit à l’information et où les candidats et les partis peuvent s’affronter librement[4]. Or, c’était loin d’être le cas avant et pendant les élections des 14 et 28 mai derniers. On a par exemple pu observer des interdictions systématiques de l’exercice de certaines libertés collectives, en particulier de la liberté de réunion et d’association dont la méconnaissance a entravé la participation de certains partis d’opposition, ainsi que de la société civile et des médias indépendants, au processus électoral. Les organes étatiques chargés en principe de veiller au respect de la liberté de communication audiovisuelle ainsi qu’aux exigences du bon déroulement des élections, se sont transformés en appareil de propagande, ou encore en « chien de garde de la monocratie »[5]. Maintes déclarations faites par les membres de l’AKP – telles que « Cette élection est une lutte d’indépendance contre les envahisseurs » – à l’approche des élections ont mis en évidence que leur conception de l’élection est à peine compatible avec l’idée que l’on se fait habituellement de la démocratie.
Il faut par ailleurs rappeler que les élections ont été avancées de 35 jours par une décision du Président en violation de l’article 116 de la Constitution qui est pourtant censé encadrer le pouvoir de convocation des électeurs. Ensuite, le Président sortant s’est porté candidat pour un troisième mandat, alors que l’article 101 § 2 de la Constitution turque les limite à deux. Ce même Président a engagé d’innombrables poursuites pour offense au président de la République (offense qui constitue un délit en droit pénal turc). De même, des lois ont été adoptées à la hâte – en particulier la loi criminalisant la désinformation (ou la loi de « censure ») n° 7418 entrée en vigueur le 18 octobre 2022 et la loi électorale n° 7393 entrée en vigueur le 6 avril 2022 – en vue de bloquer la voie à l’alternance politique. De surcroît, le vice-président et les ministres n’ont pas démissionné de leurs postes alors qu’ils étaient candidats à des élections législatives, méconnaissant de cette façon l’article 76 de la Constitution relatif aux inéligibilités.
Dans ce contexte qui était largement dominé par le Président, les conditions d’une compétition équitable ont été constamment faussées en faveur de l’Alliance populaire. De plus, il convient de souligner que le seuil électoral (qui interdit aux partis d’être représentés au Parlement s’ils n’obtiennent pas un nombre minimal de voix), initialement fixé à 10% des voix, a certes été abaissé en 2022, mais seulement à 7% ce qui reste très élevé. Un tel seuil conduit les partis politiques à construire des alliances par pur opportunisme.
Le risque d’une personnalisation accrue du pouvoir
En observant les résultats des élections, on peut imaginer que, compte tenu de la composition nouvelle du Parlement (l’AKP n’a pas la majorité absolue sans le soutien des autres partis de l’Alliance populaire) le Président Erdoğan risque de renforcer la dimension individuelle de l’exercice de son pouvoir. Sur ce point, il faut mentionner un autre aspect primordial de la révision de 2017 relatif aux décrets présidentiels, déjà mentionnés, qui entrent dans le champ de compétence du Président (article 104 de la Constitution), et qui remplacent les décrets-lois qui existaient jusque-là. En vertu de cet article le Président peut prendre des décrets présidentiels sur les questions relevant du champ de compétence du pouvoir exécutif. Il sera donc en mesure d’émettre des décrets présidentiels sur des questions politiques, sociales et économiques, autrement dit un champ d’application quasiment illimité. Au cours de la législature précédente, les décrets présidentiels furent si nombreux – 147 au total dont la plupart étaient de nature « fourre-tout » et sans aucune motivation – que des observateurs avisés y ont vu une « activité législative parallèle »[6]. Une fois que l’habitude constitutionnelle de décider par décret s’est installée, il est très probable qu’elle soit au centre de la scène constitutionnelle post-élections. On peut à cet égard se référer à la notion de « décretisme » selon l’expression forgée par Guillermo O’Donnell[7], qui correspond à une « frénésie décisionnelle » (decision-making frenzy) et contourne le processus de prise de décision démocratique en centralisant le pouvoir politique d’une manière excessive et en écartant le Parlement.
Ce risque est d’autant plus vraisemblable que le Président Erdoğan considérait les élections comme un plébiscite et voit sa victoire dans les urnes traduire la volonté nationale de consolider la configuration constitutionnelle de 2017.
Vers une nouvelle révision ou une nouvelle Constitution ?
Pour finir, il faut souligner que la Constitution actuelle n’est nullement à abri de nouveaux changements. D’abord, le Président Erdoğan tente, à la suite des élections, d’ouvrir une discussion en faveur d’une nouvelle Constitution qualifiée par lui de « civile et libertaire ». Selon lui, la réalisation de cet objectif permettra de « dissiper les derniers nuages qui pèsent sur la démocratie turque ». Sans apporter davantage de précisions sur son contenu, il se contente de souligner que le pouvoir judiciaire fait partie des sujets principalement concernés par une éventuelle réforme institutionnelle. En tenant compte des changements de 2017, on peut s’interroger sur la question de savoir ce qu’il resterait de l’État de droit – déjà réduit à peau de chagrin – dans une nouvelle Constitution de ce type.
La possible révision de l’actuelle Constitution est aussi sur la table depuis le 9 décembre 2022. Sous prétexte de se doter d’une Constitution « civile », qui s’oppose à la Constitution « militaire » (œuvre du coup d’État du 12 septembre 1980), la révision des articles 24 et 41, qui n’a pas (encore) abouti en raison des séismes qui ont frappé la Turquie en février dernier, pourrait être à nouveau évoquée. Cette proposition de révision est considérée comme « abusive »[8] pour plusieurs raisons. Le changement envisagé de l’article 24 relatif à la liberté de religion et de conscience prévoit qu’aucune femme ne doit faire l’objet d’une discrimination en raison de ses convictions religieuses, de son foulard ou de sa tenue vestimentaire dans quelque domaine que ce soit, y compris dans les secteurs public et privé, et quelles que soient les circonstances. Cette modification de l’article 24, qui fournit déjà dans sa formulation actuelle les garanties les plus larges pour la liberté de croyance, risque d’entraîner de nouveaux débats sur des vêtements tels que la burqa ainsi que de faire resurgir les anciens affrontements politiques focalisés sur l’argument de discrimination liée à la liberté de porter le voile. Ensuite, la protection prévue pour la seule liberté vestimentaire des femmes exclut totalement les hommes. Il convient également de souligner que la liberté des femmes de se couvrir les cheveux et de manifester leur religion n’est pas non plus une liberté illimitée dans les textes juridiques internationaux (notamment l’article 9 § 2 de la CEDH). Enfin, l’insertion d’une référence religieuse spécifique sur le port d’un symbole d’une religion particulière dans la Constitution est incompatible avec le principe de laïcité énoncé à l’article 2 de la Constitution.
La modification de l’article 41 relatif à la protection de la famille, prévoit quant à elle d’ajouter la disposition suivante : « L’union matrimoniale ne peut être établie que par le mariage d’un homme et d’une femme ». La transposition dans la Constitution d’une matière déjà régie par le code civil atteste de sa motivation discriminatoire. En effet, il est volontiers admis que la disposition constitue un outil de la « gouvernance autocratique »[9] selon laquelle l’unité du peuple provient de son homogénéité qui repose sur une autorité commune et des valeurs partagées.
Le Président Erdoğan a d’ailleurs ouvertement ciblé la communauté LGBT+ dans le premier discours qu’il a tenu à la suite des élections.
Du point de vue du bilan de la protection des droits et libertés fondamentales, le nombre d’affaires sous surveillance du Comité des Ministres depuis de longues années et le refus persistant d’exécuter les arrêts de la CourEDH – notamment les détentions injustifiées des dissidents politiques comme c’est le cas dans les affaires Kavala et Selahattin Demirtaş – font de la Turquie un pays où les droits et libertés fondamentaux ne sont plus assurés. Il y a désormais de fortes raisons de douter des possibilités d’une l’évolution positive.
La prochaine étape cruciale pour l’avenir constitutionnel de la Turquie : les élections locales de 2024
Tout cela pourrait être temporairement atténué par les élections locales de 2024. Elles ont lieu tous les cinq ans et selon les résultats des élections de 2019, l’Alliance de la nation (qui est l’alliance électorale des partis de « Table de six ») a obtenu des résultats prometteurs dans les zones métropolitaines, notamment dans la capitale du pays, Ankara, dans la plus grande ville, Istanbul, et a remporté d’autres métropoles, ce qui a entraîné le déclin des partis au pouvoir dans ces villes les plus peuplées du pays.
Les prochaines élections qui vont se tenir le 31 mars 2024 pourraient ainsi donner des indices sur l’avenir constitutionnel et politique de la Turquie. Néanmoins, il ne faut pas perdre de vue que la seule existence d’élections n’implique nullement qu’elles soient démocratiques. En Turquie, la démocratie est désormais réduite au minimum et il n’est pas illégitime de parler d’une « démocratie au rabais ».
[1] Alain Bockel fait une distinction entre le « présidentialisme absolu » qui ne prévoit aucune limite au pouvoir du Président et le « présidentialisme modéré » qui les inclut. Alain Bockel, « La réforme constitutionnelle en Turquie : la démocratie à la dérive », Revue française de droit constitutionnel, 119 (3), 2019, p. 664.
[2] Rosalind Dixon et David Landau affirment que les mêmes outils employés pour parvenir à un changement abusif peuvent aussi être utilisés pour l’inverser et restaurer le constitutionnalisme. Rosalind Dixon et David E. Landau, « Toward Restorative Constitutionalism? », VerfBlog, 10 décembre 2021.
[3] Fareed Zakaria, « Turkey points to a global trend: free and unfair elections », Washington Post, 19 mai 2023.
[4] İbrahim Kaboğlu, « Seçimler-1: Nereden gelindi? », BirGün, 1er juin 2023.
[5] İbrahim Kaboğlu, « ‘Sandıktan çıkan her sonuç meşrudur‘», Politikyol, 13 mai 2023. Le Conseil électoral suprême a confirmé par sa décision n° 2023/316 du 10 mars 2023 la candidature du Président Erdoğan pour entamer un troisième mandat. Il a également rejeté par sa décision n° 2023/643 du 19 avril 2023 le recours concernant l’inéligibilité du vice-président et des ministres en contredisant sa propre décision n° 2023/91 du 10 mars 2023.
[6] İbrahim Kaboğlu, « ‘Cohabitation’ denge ve denetim düzeneği olabilir mi? », Politikyol, 23 mai 2023.
[7] Guillermo O’Donnell, « Delegative democracy », Journal of Democracy 5 (1),1994, pp. 55 -69, p. 66.
[8] İbrahim Kaboğlu, « 2/4779 Esas Sayılı Türkiye Cumhuriyeti Anayasasında Değişiklik Yapılmasına Dair Kanun Teklifi (İstismarcı Anayasa Değişikliğinden Fırsatçı Değişiklik Girişimine) », Legal Blog, 13 avril 2013.
[9] Günter Frankenberg, Authoritarianism: Constitutional Perspectives, Edward Elgar Publishing, 2020, p. 109.
Crédit photo : Paul Kagame, CC-NC-ND2.0 / Investiture du président Recep Tayyip Erdoğan, Ankara, 3 juin 2023