L’interdiction de la prise en compte de la race dans la sélection à l’université aux États-Unis : la majorité conservatrice de la Cour suprême poursuit son activisme politique

Par Margaux Bouaziz

<b> L’interdiction de la prise en compte de la race dans la sélection à l’université aux États-Unis : la majorité conservatrice de la Cour suprême poursuit son activisme politique </b> </br> </br> Par Margaux Bouaziz

La décision de la Cour suprême Students for Fair Admissions v. Harvard, 600 U.S. ___ (2023) du 29 juin dernier a interdit la prise en compte de la race dans la sélection à l’université. Elle consacre la conception d’une Constitution qui ne voit pas les couleurs et interdit les politiques favorisant les minorités raciales tout en faisant de la Cour un acteur clé de la détermination de ces politiques.

 

The Supreme Court’s June 29 decision Students for Fair Admissions v. Harvard, 600 U.S. ___ (2023) forbids colleges from considering race as a factor in the admission process. It enshrines the concept of a color-blind Constitution that prohibits policies favoring racial minorities, while making the Court a key player in determining those policies.

 

Par Margaux Bouaziz, Université de Bourgogne (CREDESPO)

 

 

 

« Cette Cour n’est pas normale ». Telle fut la réaction de Joe Biden, le président des États-Unis, le 29 juin 2023 à l’annonce de la décision Students for Fair Admissions v. Harvard, 600 U.S. ___ (2023). Il a aussi indiqué que cette décision ne devait pas être « le dernier mot[1] ». Dans cette décision, la Cour suprême des États-Unis a décidé d’interdire toute prise en compte de la race dans le processus de sélection à l’Université.

 

Cette décision est symbolique à double titre.

 

En premier lieu, elle représente le rejet des politiques de rééquilibrage des relations raciales, au nom du principe d’égalité, consacré par les amendements adoptés après la guerre de Sécession ayant permis de mettre fin à l’esclavage, et au nom de la décision Brown de 1954[2], interdisant la ségrégation raciale à l’école. La majorité conservatrice de la Cour a voulu faire tomber ce symbole des politiques progressistes telles qu’elles ont été pensées à la suite du mouvement pour les droits civiques des années 1950 et 1960.

 

En second lieu, cette décision illustre la crise institutionnelle grave que traverse la Cour qui, pour parvenir au résultat obtenu, est prête à de nombreuses contorsions qui remettent en cause les principes traditionnels de l’autolimitation et de respect du précédent (stare decisis).

 

Le processus de sélection des universités américaines d’élite est long, complexe et prend en compte plusieurs éléments : les résultats scolaires, les activités extrascolaires, le sport, le soutien scolaire et les aspects plus personnels (la maturité, l’intégrité, le « leadership », la gentillesse ou encore le courage des candidats). D’autres critères sont également parfois retenus : le statut « d’héritier » (lorsque certains membres de la famille ont été étudiants dans ces institutions ou les financent), le statut d’athlète ou de musicien, l’éligibilité à l’aide financière, le statut de résident et la race. Dans la présente décision, la requérante, l’association pour une juste sélection, contestait la prise en compte de la race comme élément d’appréciation du dossier. Elle considérait que cette prise en compte était contraire au principe d’égale protection des lois, tel qu’il est garanti par le quatorzième amendement, et au titre VI de la loi sur les droits civiques qui interdit les discriminations raciales au sein des programmes bénéficiant de financements fédéraux. La majorité conservatrice de la Cour suprême lui a donné raison. 

 

Cette décision concernait deux affaires qui ont été jointes, relatives pour l’une à Harvard et pour l’autre à l’Université de Caroline du Nord (UNC). Les règles applicables à ces deux institutions ne sont pas les mêmes étant donné que l’une est une université privée et l’autre une université d’État, publique. En raison de la doctrine de « l’action de l’État » (state action doctrine), le quatorzième amendement et sa clause d’égale protection ne s’appliquent qu’aux États et aux personnes publiques. Ainsi, le quatorzième amendement n’est opposable qu’à l’UNC et non à Harvard. Harvard est en revanche soumise au respect du titre VI de la loi sur les droits civiques, car elle reçoit des fonds publics. Ces dispositions prévoient que « personne aux États-Unis ne doit, sur le fondement de la race de la couleur et de la nationalité d’origine, être exclu de la participation, se voir refuser des bénéfices ou être l’objet de discrimination dans les formations et activités qui reçoivent une assistance fédérale ». La Cour considère que le quatorzième amendement et le titre VI de la loi sur les droits civiques prévoient des obligations équivalentes s’agissant de la prise en compte de la race dans la sélection à l’université (seule l’opinion concurrente de Neil Gorsuch proposait de revenir sur cette règle d’équivalence).

 

Le cœur de la décision réside dans la conception que les membres de la Cour se font de la race et de sa place dans la société américaine. Le débat fut particulièrement âpre, comme l’illustre la rédaction de pas moins de sept opinions (pour neuf juges) qui représentent plus de deux cent trente pages au total. L’opinion majoritaire est rédigée par le président de la Cour, John Roberts, qui tente de la présenter comme mesurée et conforme aux précédents de la Cour relatifs à la question des traitements raciaux préférentiels. Cinq autres juges se joignent à sa décision et forment ainsi une large majorité conservatrice de six contre trois. Trois d’entre eux ont également souhaité rédiger une opinion concurrente : Clarence Thomas, Neil Gorsuch et Brett Kavanaugh. En face de ces opinions majoritaire et concurrentes, deux opinions dissidentes ont été rédigées, chacune étant soutenue par les trois membres libéraux, l’une par Sonia Sotomayor et l’autre par Ketanji Brown Jackson.

 

Cette Cour profondément divisée consacre la position de la majorité conservatrice qui considère que la Constitution ne voit pas les couleurs (I), tout en accroissant son pouvoir en matière de politiques raciales (II).

 

 

I. Une Constitution qui ne voit pas les couleurs

Dans cette décision, la Cour consacre l’idée d’une Constitution qui ne voit pas les couleurs, tranchant ainsi entre deux conceptions de l’histoire (A) en opérant un revirement qui ne dit pas son nom (B).

 

A. Deux conceptions de l’histoire

Cette décision voit s’affronter deux conceptions de l’histoire et de l’égalité.

 

Pour les uns, la Constitution est neutre sur le plan racial et ne voit pas les couleurs. Le quatorzième amendement et sa réinterprétation dans la décision Brown (1954), qui a déclaré inconstitutionnelle la ségrégation raciale à l’école, signifieraient que la race ne doit pas être prise en compte. Dès lors, toute distinction fondée sur la race est en principe inconstitutionnelle. Cette position peut être résumée par la formule de l’opinion majoritaire de John Roberts : « éliminer la discrimination raciale signifie l’éliminer entièrement » (Eliminating racial discrimination means eliminating all of it). Il avait dès 2007 affirmé une idée de similaire : « Le seul moyen de mettre fin aux discriminations fondées sur la race est d’arrêter de discriminer en se fondant sur la race[3] » (The way to stop discrimination on the basis of race is to stop discriminating on the basis of race).

 

Pour les autres, le quatorzième amendement, comme la décision Brown, visent à mettre fin aux discriminations raciales touchant notamment les populations noires. La Constitution, loin d’ignorer les couleurs, reconnaîtrait au contraire la nécessité de promouvoir l’égalité. L’histoire de la discrimination raciale visant certains groupes rendrait nécessaire la prise en compte des inégalités historiquement et socialement construites pour (r)établir l’égalité. Il n’y aurait donc pas d’équivalence entre des politiques favorisant les minorités raciales et des politiques les discriminant. Cette vision peut être résumée par la formule de Sonia Sotomayor dans son opinion dissidente : « l’égalité requière la reconnaissance de l’inégalité ».

 

L’affrontement de ces deux points de vue est néanmoins médiatisé par des raisonnements constitutionnels qui ne peuvent reposer uniquement sur des considérations d’opportunité politique.

 

B. Un revirement qui ne dit pas son nom

Lorsque la sélection à l’université utilise la race comme un élément parmi d’autres d’appréciation d’un dossier, cela constitue une dérogation au principe d’égalité qui doit être justifiée par un intérêt général suffisant. Les exceptions au principe d’égalité en matière raciale sont soumises à un contrôle de proportionnalité (strict scrutiny). Pour qu’une telle discrimination soit admise, le gouvernement doit poursuivre un intérêt étatique impérieux et le moyen employé doit être adapté, nécessaire et proportionné pour atteindre ce but.

 

La Cour avait dans un premier temps admis que la sélection à l’université prenne en compte la race comme un élément d’appréciation du dossier, mais les décisions à ce sujet ont souvent été controversées et adoptées par des Cours largement divisées. La première décision à admettre un tel usage est la décision Bakke en 1978[4] : quatre juges considéraient qu’une telle mesure était justifiée et nécessaire pour compenser la sous-représentation de certaines minorités raciales, alors que quatre autres juges étaient formellement opposés à toute forme de prise en compte de la race, pour quelque motif que ce soit. Powell, le juge qui avait fait basculer la balance en faveur de ces politiques, n’avait pas admis l’argument tiré de la nécessité de réparer les dommages causés ; il avait en revanche admis qu’une telle politique était nécessaire pour poursuivre l’objectif de diversité.

 

Cette opinion, qui n’était alors que l’opinion du juge « pivot », était devenue l’opinion de la Cour dans une décision de 2003, Grutter[5], elle aussi adoptée par une Cour divisée (cette décision étant acquise à la courte majorité de cinq contre quatre). L’opinion majoritaire, écrite par la juge O’Connor, relevait que « 25 ans se sont écoulés depuis que le juge Powell a pour la première fois admis l’usage de la race dans le but de diversifier la cohorte estudiantine dans le contexte de l’enseignement supérieur. […] Nous nous attendons à ce que dans 25 ans le recours à des préférences raciales ne soit plus nécessaire pour réaliser l’objectif admis aujourd’hui ». Cette justification pour admettre de telles politiques avait encore été confirmée en 2016 dans la décision Fisher II[6], où la Cour avait, à une majorité de quatre contre trois, confirmé ses précédents. Elle avait considéré qu’une telle prise en compte de la race comme un facteur d’accès à l’université pouvait être admise dès lors qu’elle était justifiée par l’objectif de diversité, qui avait été considéré comme légitime et suffisamment commensurable.

 

En tout état de cause, la prise en compte de la race ne pouvait jamais être le critère principal d’évaluation d’un dossier, et l’utilisation de quotas était entièrement proscrite.

 

Dans la présente décision, la Cour revient sur cette jurisprudence. D’abord, l’intérêt poursuivi par Harvard et par UNC n’est pas considéré comme un intérêt impérieux, car il serait trop flou et indéterminé. Les objectifs éducatifs mis en avant par ces institutions (préparer les dirigeants de demain dans les secteurs public et privé, préparer les étudiants à s’adapter à une société de plus en plus pluraliste, mieux éduquer les étudiants grâce à la diversité, promouvoir l’échange d’idées, améliorer le respect et l’empathie interraciale et dépasser les stéréotypes, etc.), ne seraient pas suffisamment cohérents et commensurables. Les juges chargés de déterminer si ces objectifs sont atteints, afin d’opérer un contrôle de constitutionnalité, seraient ainsi dans l’incapacité de les évaluer et de déterminer le moment à compter duquel les politiques prenant en compte la race devraient cesser. Le lien entre les objectifs poursuivis et les moyens employés est également considéré comme trop ténu. Ces objectifs sont pourtant similaires à ceux que la Cour avait encore admis en 2016.

 

En outre, la majorité de la Cour ainsi que l’opinion concurrente de Brett Kavanaugh défendent l’idée que l’espérance, formulée dans la décision de 2003, que dans 25 ans de telles mesures ne seraient plus nécessaires, constituait en réalité l’annonce de l’échéance de telles politiques ; autrement dit, l’utilisation de la race comme élément d’appréciation du dossier aurait dû cesser d’être constitutionnelle 25 ans après cette décision. Et si 2003 + 25 ne font pas 2023, ce n’est pas grave, d’après Brett Kavanaugh, puisqu’en réalité cette nouvelle jurisprudence concernera les étudiants diplômés en 2028…

 

John Roberts et Brett Kavanaugh présentent ainsi une argumentation profondément paradoxale : le respect des précédents implique de revenir entièrement sur les règles formulées et appliquées dans ces précédents. Les opinions dissidentes, et même une des opinions concurrentes (celle de Clarence Thomas) ne s’y trompent pas : il s’agit bel et bien d’un revirement de jurisprudence. Comme elle ne reconnaît pas le caractère de revirement de la décision en cause, la majorité n’est pas tenue de le justifier au regard du principe du précédent (stare decisis).

 

 

II. Un accroissement du pouvoir judiciaire en matière de politiques raciales

Cette décision dénote un interventionnisme de la Cour en matière de détermination des politiques raciales tout en permettant son expansion (A), ce qui conduit certains à remettre en cause la légitimité de la Cour (B).

 

A. L’interventionnisme de la Cour

Cette décision constitue une intervention directe de la Cour dans la détermination des politiques raciales, sans qu’elle y ait été invitée par des acteurs politiques.

 

Elle pourrait à certains égards être comparée à la décision ayant mis fin à la protection du droit à l’avortement l’année dernière[7], mais elle s’en distingue en un point notable : la Cour décide d’interdire ces pratiques sur l’ensemble du territoire et ne choisit pas de laisser les États libres de les autoriser ou non. Elle avait d’ailleurs déjà admis que certains États les interdisent, sans que cela soit jugé contraire à la Constitution[8]. Certains États avaient alors adopté des lois en ce sens. L’intervention de la Cour remet donc en cause un statu quo établi depuis près de cinquante ans, déterminant ainsi une nouvelle orientation politique.

 

Cette décision va également permettre à la Cour d’intervenir sur l’ensemble des politiques prenant en compte la race.

 

En premier lieu, les nouveaux critères mis en œuvre dans la sélection à l’université feront l’objet d’un abondant contentieux dans lequel la Cour sera l’arbitre suprême. La déférence qui était la sienne dans les précédentes décisions, qui laissait une large marge de manœuvre aux universités dans la détermination du processus de sélection, est ici réduite à peau de chagrin. Comme le relève une des opinions dissidentes, la Cour se substitue aux administrateurs des universités en décidant que certains critères ne peuvent être pris en compte.

 

En second lieu, cette décision consacre très largement le principe d’une Constitution qui ne voit pas les couleurs et interdit ainsi quasiment toute distinction préférentielle pour les minorités raciales. Les politiques de diversité dans les entreprises recevant des fonds fédéraux et les administrations feront très certainement l’objet de litiges dans les mois et les années à venir.

 

B. Un problème de légitimité ?

Le ton acerbe retenu par les opinions dissidentes, de même que les commentaires très critiques du Président des États-Unis, illustrent une attitude de crispation à l’égard de la majorité conservatrice. Les uns comme les autres remettent en cause la légitimité de la Cour. Sonia Sotomayor écrit : « Au fond, les six membres non élus signataires de l’opinion majoritaire d’aujourd’hui sont revenus sur le statu quo en s’appuyant sur leurs préférences politiques à propos de ce que la race devrait être en Amérique, et ce qu’elle n’est pas, et leur préférence pour un vernis d’ignorance des couleurs dans une société où la race a toujours compté et continue de compter en fait et en droit. »

 

Ketanji Brown Jackson soutient la même idée : « Le mieux que l’on puisse dire de la perspective retenue par la majorité est qu’elle se comporte comme une autruche en espérant qu’interdire de prendre en considération la race mettra fin au racisme. » Elle va plus loin en qualifiant la position de la majorité d’« inconscience laissez-les-manger-de-la-brioche » (« let-them-eat-cake obliviousness »), référence directe au mot improprement attribué à Marie-Antoinette. Cette qualification vise aussi bien à disqualifier l’opinion majoritaire, qu’à la relier à l’idée d’une caste, non élue et illégitime, prenant des décisions sans aucune considération pour les réalités sociales et économiques des personnes qui en subiront les conséquences.

 

En retour, les juges de la majorité conservatrice, à la fois dans les opinions majoritaires et concurrentes, considèrent qu’ils ne font qu’appliquer scrupuleusement la promesse d’égalité, y compris raciale, qui ne peut exister qu’en l’absence de discrimination fondée sur la race. Clarence Thomas n’hésite ainsi pas à placer sur le même plan la ségrégation raciale et les politiques de prise en compte de la race dans la sélection à l’université. À l’opposé, l’opinion dissidente de Sonia Sotomayor accuse ses collègues de présenter une « histoire révisionniste ».

 

***

 

La Cour n’a pas fini de débattre de l’histoire raciale des États-Unis et de s’immiscer dans les politiques relatives à ces questions : les années à venir offriront très certainement de nombreuses affaires tant dans l’éducation que dans les autres secteurs d’activités, comme les programmes de diversité dans les administrations et les entreprises. Toutes les politiques visant à promouvoir la diversité raciale ont très peu de chance de survivre à la nouvelle lecture que la majorité conservatrice offre de la Constitution.

 

 

 

[1] Remarks by President Biden on the Supreme Court’s Decision on Affirmative Action, 29 juin 2023, https://www.whitehouse.gov/briefing-room/speeches-remarks/2023/06/29/remarks-by-president-biden-on-the-supreme-courts-decision-on-affirmative-action/?utm_source=link

[2] Brown v. Board of Education of Topeka, 347 U.S. 483 (1954).

[3] Parents Involved in Community Schools v. Seattle School Dist. No. 1, 551 U.S. 701 (2007).

[4] Regents of the University of California v. Bakke, 438 U.S. 265 (1978).

[5] Grutter v. Bollinger, 539 U.S. 306 (2003).

[6] Fisher v. University of Texas at Austin, 579 U.S. ___ (2016).

[7] Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, 597 U.S. ___ (2022).

[8] Schuette v. Coalition to Defend Affirmative Action, 572 U.S. 291 (2014).

 

 

 

 

Crédit photo : Emily Karakis / Unsplash / Harvard Law School