Le juge constitutionnel et le contrôle du temps parlementaire. Quelques réflexions à l’heure allemande

Par Florian Reverchon

<b> Le juge constitutionnel et le contrôle du temps parlementaire. Quelques réflexions à l’heure allemande </b> </br> </br> Par Florian Reverchon

Une décision récente de la Cour constitutionnelle allemande interrompt de manière inédite une procédure parlementaire, au motif que les délais jugés trop courts au regard de la complexité du texte ont placé les députés dans des conditions matérielles d’examen insatisfaisantes. Ce nouveau standard de contrôle, par lequel la Cour, allant au-delà de la simple vérification du respect du règlement établi par l’assemblée, intervient dans un processus politique, ne semble cependant guère efficace pour renforcer les droits du parlement devant ceux de l’exécutif, et pourrait même le « contraindre » à la lenteur alors que la rapidité, aussi, peut être désirable pour une assemblée.

 

A recent decision by the German Constitutional Court interrupted a parliamentary procedure. Because the deadlines were deemed too short in view of the complexity of the text, the Court has judged that the deputies had not been placed in satisfactory material conditions for examining the bill. Even if the procedural rules laid down by the Parliament were respected, the Court intervenes in a political process. However, this does not seem to be very effective in strengthening the rights of Parliament over those of the executive branch, and could even « force » it to be slow. But speed may also be desirable for an assembly.

 

Par Florian Reverchon, maître de conférences en histoire du droit (Université Lyon-III, CLHDPP)

 

 

 

Bien choisir, est-ce choisir lentement ? C’est sur cette question, soulevée par les pratiques démocratiques contemporaines, que les juges constitutionnels allemands ont dû se pencher au début de l’été. Un député de la CDU, Thomas Heilmann, se plaignait du calendrier imposé par la majorité de coalition (socialistes, verts, libéraux) pour l’examen d’un important projet de loi, contesté dans l’opinion, sur la rénovation énergétique des bâtiments (projet dénommé par la presse « loi sur le chauffage », Heizungsgesetz). Le deuxième sénat de la Cour de Karlsruhe, saisi en référé, a vu dans les faibles délais d’examen du texte une atteinte possible au droit du député à une information suffisante, consacré par la jurisprudence depuis 1986[1], et interprété ici comme le droit d’être placé dans des conditions subjectives permettant de se forger sa propre opinion et de contribuer au débat[2]. En conséquence, il a ordonné au Parlement de suspendre l’examen de la loi, une première depuis l’entrée en fonction du Bundesverfassungsgericht en 1951. Le Tribunal, critiqué par une partie de la doctrine allemande[3], rompt ainsi avec sa traditionnelle retenue — commune à d’autres cours constitutionnelles — s’agissant du contrôle de la procédure législative[4]. Cette inflexion n’est pas qu’une décision d’espèce, car elle avait été préparée par certaines décisions récentes, suggérant déjà les critères d’un examen plus circonstancié des conditions matérielles de travail des députés[5].

Faire porter par les juges un regard plus approfondi sur les modalités du travail parlementaire, tel serait donc le remède suggéré à Karlsruhe contre une tendance commune aujourd’hui à bien des pays européens : la marginalisation du Parlement sous l’impulsion de la majorité détenant le pouvoir exécutif et la rupture de l’équilibre fondé sur le principe de confiance réciproque entre les organes constitutionnels de l’État (Verfassungsorgantreue)[6]. Mais selon quels principes un organe juridictionnel peut-il se faire l’arbitre des conflits, politiques par essence, relatifs au temps du débat démocratique ? On peut craindre que la médecine proposée (I) se révèle, au mieux, inefficace, au pire, plus dangereuse que le mal combattu (II).

 

 

I. Un nouvel instrument de contrôle : l’examen in concreto des conditions matérielles de travail des députés

En mars dernier, la présidente du Bundestag, Bärbel Bas (SPD) s’inquiétait du recours toujours plus fréquent, par le Gouvernement et les groupes parlementaires de la majorité, à des techniques réduisant le temps effectif d’examen des textes. La Heizungsgesetz illustre ces griefs : en raison de désaccords internes à la coalition malgré de longs mois de discussion publique, la présentation du projet de loi en première lecture n’avait débuté que quelques semaines avant la fin de la session parlementaire, le 15 juin. Le contenu restait encore négocié au sein des partis de la coalition qui, sous l’impulsion du Gouvernement, ont continué de proposer des modifications, parfois substantielles, dont la commission examinant le texte devait prendre connaissance dans un laps de temps très réduit (un week-end, voire un jour).

 

Le 27 juin, Thomas Heilmann, membre de l’opposition siégeant en commission, saisissait la Cour constitutionnelle en référé (einstweilige Anordnung), comme le permet le § 32 de son statut, afin de suspendre l’examen du projet avant le début de la deuxième lecture en séance. Il considérait que la procédure utilisée portaient atteinte à ses droits fondamentaux de député découlant de l’art. 38 de la Loi fondamentale (égalité du suffrage, vote en conscience)[7], interprété à la lumière des art. 42 (publicité du débat parlementaire) et 76 (fixant les délais de la procédure législative).

 

La Cour valide en substance cette argumentation (§ 88), qu’elle avait déjà développée en des termes strictement identiques dans une sorte d’obiter dictum inclus dans un arrêt rendu en janvier 2023[8]. En vertu de l’art. 38, juge-t-elle, les députés participent sur un pied d’égalité à la formation de la volonté collective[9]. Cette fonction se traduit, aux termes de l’art. 42, non seulement par les décisions (Beschlüsse) qu’ils prennent en votant, mais encore par le débat (Der Bundestag verhandelt). De là découle le droit d’obtenir et d’étudier les informations nécessaires à la discussion. À cette fin, le respect formel des dispositions prévues par les § 80 et suivants du règlement du Parlement, en particulier le délai de deux jours entre la fin de l’examen en commission et la lecture du texte en séance, ne suffit pas toujours. Il faut au contraire tenir compte de l’ensemble des facteurs ayant une influence sur les conditions de travail des députés (§ 90). Or, de nombreux membres du Bundestag exprimaient des doutes quant à la possibilité d’examiner sereinement les changements proposés par la majorité, sur un texte dont la Cour rappelle la complexité et la longueur (§ 93-94).

 

Ces éléments ont suffi aux juges pour considérer qu’une requête au fond, c’est-à-dire en inconstitutionnalité du texte final, ne serait pas manifestement infondée. Conformément aux règles du référé, une décision provisoire favorable s’imposait donc si les avantages en résultant (assurer le respect des droits des parlementaires) excédaient les inconvénients (retarder une loi que le Gouvernement conservait le loisir de faire voter en septembre, comme cela a finalement été fait).

 

 

II. Un instrument à double tranchant

En elles-mêmes, les prémisses rappelées par les juges à propos du travail parlementaire ne sauraient guère être contestées. Si la loi exprime une volonté générale construite par la confrontation entre des paroles égales et rationnelles, encore faut-il que chacun puisse semblablement fourbir et utiliser ses armes. Traditionnellement, les députés s’assurent que ce soit bien le cas au moyen d’un règlement d’assemblée établi conformément à la constitution et, éventuellement, comme c’est le cas en France, homologué par le juge constitutionnel (qui veille à cette occasion au respect du « principe de sincérité du débat parlementaire »[10]). Pourvu que ces dispositions procédurales soient respectées, la norme votée par le parlement mérite alors le nom de loi, car la procédure suivie laisse présumer qu’elle exprime la volonté générale.

 

Dans ce schéma, la Cour de Karlsruhe, avec sa décision relative à la Heizungsgesetz, propose deux changements notables. D’une part, elle indique étendre désormais son contrôle aux « abus » dans l’utilisation des mécanismes de la procédure parlementaire, lorsque celle-ci est détournée par la majorité (qui conserve toutefois la prérogative de fixer, pour l’essentiel, le calendrier) afin de priver les députés, sans raison objective, de leur droit de participation à l’élaboration du texte[11]. Juger de tels abus suppose, plus qu’une simple évaluation in abstracto de la conformité du règlement à la Constitution (qui n’était pas mise en cause ici), une véritable interprétation, à laquelle, jusqu’à présent, le Bundesverfassungsgericht se refusait, au nom de la séparation des pouvoirs.

 

Par ailleurs, quand bien même les règles procédurales, c’est-à-dire formelles, auraient été en elles-mêmes bien appliquées, la Cour de Karlsruhe déclare prendre en compte tous les facteurs matériels influençant l’exercice des droits des députés tels que déduits des art. 38 et 42 de la Loi fondamentale : sont évoqués la longueur des textes, leur complexité, ou bien encore la nature des amendements à examiner. L’idée sous-jacente est que les délais et modalités de transmission des documents, établis par le règlement — qui, rappelons-le, avaient été respectés en l’espèce, s’agissant tant du travail interne à la commission que du passage en deuxième lecture —, doivent, en vertu de la Constitution, être adaptés aux cas concrets. Ce point est discutable car, puisque la Constitution, dans l’art. 76, énonce explicitement certains délais de procédure, son silence quant aux autres devrait signifier que le Parlement est entièrement souverain pour les déterminer.

 

L’arrêt soulève encore, sans y répondre, deux questions supplémentaires. D’abord celle de la mise en œuvre. Comment évaluer la technicité d’une loi ou d’un amendement ? Se fiera-t-on au nombre de pages, de mots modifiés, à la difficulté apparente de l’objet ? Tout cela semble bien arbitraire et risque de conduire à une casuistique incertaine. S’en tenir strictement aux délais prévus par le règlement (dont le parlement peut bien sûr débattre) est à la fois plus sûr et plus neutre. Le second problème est l’articulation avec un autre principe tout aussi important du parlementarisme : la possibilité pour la majorité de définir ses priorités politiques, de les imposer à travers le calendrier (ce qui implique bien sûr une part de stratégie), et de défendre, en tant que de besoin, le choix, tout à fait assumable, de la rapidité.

 

Valoriser la lenteur démocratique contre le « culte de l’urgence »[12] est un réflexe commun à nombre de nos contemporains : aux exécutifs devenus gestionnaires de la crise permanente, incarnant un pouvoir de réaction dont la vertu est la célérité, répondraient des parlements déployant un pouvoir d’action (au sens de la vita activa décrite par Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne), dont la vertu est de prendre le temps. Telle est, en Allemagne comme en France, la raison déterminant l’émotion qui s’exprime contre la dictature du calendrier.

 

En dépit des séductions que peut exercer cette conviction, la hisser au rang de norme constitutionnelle nous semble un leurre, qui renforce même le problème à résoudre. Car ériger la lenteur de la réflexion parlementaire en principe garanti par un organe extérieur ne fait que renforcer la prééminence de l’exécutif dans un monde où la rapidité — dans la mise en œuvre d’un programme comme dans les décisions répondant aux événements analysés comme des crises — est, qu’on le veuille ou non, un critère d’évaluation de l’efficacité politique. C’est priver la majorité parlementaire d’une arme politique, celle du temps, qui est aussi la sienne : car une assemblée aussi peut décider vite, et c’est parfois ce que l’opinion elle-même souhaite. En outre, au-delà des arguments techniques (de toute façon préparés par les équipes techniques des partis, habituées à travailler sous contrainte), la capacité du député à convaincre devrait aussi s’appuyer sur des éléments spontanés : la force de ses idées, son art du discours (dont la rhétorique, technique d’improvisation dans l’éristique, est l’auxiliaire).

 

Il sera intéressant d’observer si la Cour s’engagera dans la voie périlleuse consistant à protéger, dans le silence des règlements parlementaires, un « temps de réflexion » minimal déterminé à l’aune de la « complexité » de chaque sujet abordé. Le Conseil constitutionnel, qui s’est toujours borné à un contrôle formel de la procédure[13], ne semble en tout cas pas près de suivre.

 

 

 

[1] BVerfGE 70, 324 = 2 BvE 14/83 [14 janvier 1986], p. 355.

[2] BVerfGE, 2 BvE 4/23 [5 juillet 2023], § 88.

[3] Cf. les contributions de Florian Meinel et Johannes Gallon au Verfassungsblog.

[4] Cf. l’article de Michael Hempelmann récemment paru sur ce blog.

[5] BVerfGE 150, 345 = 2 BvL 1/09 [15 janvier 2019], § 58-59 ; et surtout BVerfGE, 2 BvF 2/18 [24 janvier 2023], § 93-96.

[6] Cf. Michael Hempelmann.

[7] « Les députés du Parlement fédéral allemand sont élus au suffrage universel, direct, libre, égal et secret. Ils représentent l’ensemble du peuple, ne sont liés par aucun mandat, aucune instruction, et ne sont soumis qu’à leur conscience. »

[8] BVerfGE, 2 BvF 2/18, § 93-96.

[9] Opinion constante : BVerfGE 70, 324, p. 335.

[10] P. ex., C. Const., déc. n° 2009-581 DC [25 juin 2009].

[11] BVerfGE, 2 BvF 2/18, § 96 ; BVerfGE, 2 BvE 4/23, § 91.

[12] La formule est empruntée à Nicole Aubert, Le culte de l’urgence. La société malade du temps, Paris, Flammarion, 2009.

[13] C. Const, déc. n° 2009-580 DC [10 juin 2009], cons. 9 (l’information des députés est suffisante dès qu’ils ont reçu les rapports établis en commission). Cf. récemment déc. n° 2023-849 DC [14 avril 2023].

 

 

 

Crédit photo : Leon Seibert, CC 4.0