La liberté d’expression face aux discriminations : le cas 303 Creative LLC v. Elenis

Par Sébastien Natroll

<b> La liberté d’expression face aux discriminations : le cas 303 Creative LLC v. Elenis </b> </br> </br> Par Sébastien Natroll

À travers 303 Creative LLC, v. Elenis, 600 U.S. 570 (2023), la Cour suprême des États-Unis a provoqué un bouleversement majeur : son imposante jurisprudence sur le Premier amendement protège désormais le caractère expressif contenu dans la fourniture de biens et services marchands, autorisant de fait certaines pratiques discriminatoires. L’arrêt, qui demeure néanmoins particulièrement étroit, esquisse en filigrane un nouveau standard qui nécessitera d’être clarifié par des jurisprudences ultérieures.

 

Through 303 Creative LLC v. Elenis, 600 U.S. 570 (2023), the United States Supreme Court has caused a major upheaval: its extensive jurisprudence on the First Amendment now protects the expressive nature inherent in the provision of commercial goods and services, effectively allowing certain discriminatory practices. The decision, which remains particularly narrow, implicitly outlines a new standard that will require clarification through subsequent case law to provide further clarity.

 

Par Sébastien Natroll, journaliste juridique indépendant

 

 

 

Lorie Smith est une webdesigneuse croyante et pratiquante. La foi chrétienne de cette conceptrice de sites Internet l’a amenée à vouloir consacrer son activité professionnelle à l’élaboration de sites de mariage pour les seuls couples de sexe opposé. Or, en Colorado, la législation interdit les discriminations en raison « de sa race, de ses croyances, de son handicap, de son orientation sexuelle ou de toute autre caractéristique énumérée par la loi »[1] dans la fourniture de biens et de services marchands. La plaignante, qui souhaitait publier sur son site Internet un message indiquant qu’elle refuserait, pour des raisons religieuses, toute commande de site célébrant un mariage entre personnes de même sexe, se serait ainsi exposée à d’éventuelles poursuites judiciaires. La Cour suprême a, dans sa décision 303 Creative LLC v. Elenis, 600 U.S. 570 (2023), affirmé que le Premier amendement de la Constitution interdit au Colorado d’obliger cette conceptrice de site web à concevoir un contenu exprimant des messages avec lesquels elle n’est pas d’accord.

 

« Aujourd’hui, la Cour, pour la première fois de son histoire, accorde à un commerce ouvert au public le droit constitutionnel de refuser de servir les membres d’une classe protégée »[2] a déploré la juge Sotomayor dans une opinion dissidente particulièrement acerbe. Pourtant, la décision 303 Creative LLC, v. Elenis apparaît davantage comme un nouveau jalon dans le paradigme très protecteur de la jurisprudence sur la liberté d’expression que comme une rupture avec la protection des droits civiques. Particulièrement restreint dans son objet (I), l’arrêt s’articule autour de la notion d’expression forcée (compelled speech) et d’acte expressif (pure speech). Ce faisant, la décision de la majorité, rédigée par le juge Neil Gorsuch esquisse un nouveau standard s’appliquant au caractère expressif dans l’offre et la fourniture de biens et services marchands (II) qui nécessitera d’être clarifié.

 

 

I. Une décision étroitement circonscrite, articulée autour de la liberté d’expression

Lors de la soumission de la petition for a writ of certiorari auprès de la Cour suprême, la plaignante Lorie Smith avait soumis aux juges deux questions : la première demandait « [s]i l’application [du Colorado Anti-Discrimination Act (CADA)] pour obliger un artiste à parler ou à se taire, contrairement aux croyances religieuses sincères de l’artiste, viole-t-elle les clauses de liberté d’expression ou de libre exercice du premier amendement ? ». Cette question, reformulée par la Cour, exclura finalement toute mention de la clause de libre exercice.

 

En procédant ainsi, la Cour a, d’une part, circonscrit la problématique autour de la seule liberté d’expression, et d’autre part, écarté la seconde question consacrée au libre exercice, qui demandait expressément à reconsidérer l’arrêt Employment Division v. Smith (1990). En conséquence, l’opinion majoritaire rédigée par le juge Neil Gorsuch ne s’articule qu’autour de la clause de liberté d’expression (free speech clause), considérant la conception de sites Internet comme un acte expressif (pure speech) et estimant que l’interdiction prévue par la loi « CADA » revient à contraindre la plaignante à exprimer des idées avec lesquelles elle est en désaccord, ce qui caractérise une « expression forcée » (compelled speech) contraire au Premier amendement.

 

1) La reconnaissance du caractère « expressif » de certains biens et services

En 2018, la Cour suprême avait refusé de se prononcer sur cette question dans l’affaire Masterpiece Cakeshop, Ltd. v. Colorado Civil Rights Commission (2018). Défendu comme Lorie Smith par l’organisation conservatrice Alliance Defending Freedom, le pâtissier aurait souhaité que la Cour affirmât que le CADA violait ses droits protégés par le Premier amendement. (peut être pouvez-vous indiquer quelque part que ces deux décisions importantes (Masterpiece et 303 Creative) concernent le même État, le Colorado, dont la loi contre les discriminations fait l’objet d’interventions de la Cour suprême (opposition en son sein entre progressistes et majorité conservatrice). Un conflit politique se joue ici sur le terrain du droit. Néanmoins, dans son opinion concurrente, le juge Gorsuch avait pris position en affirmant qu’un gâteau de mariage pourvoyait un « message »[3]. Dans son opinion majoritaire, le magistrat aboutit à la même conclusion s’agissant des sites conçus par Lorie Smith, notant par ailleurs qu’aucune des parties ne remet en cause le caractère expressif du travail de la webdesigneuse. « Toutes les formes de discours […] peuvent bénéficier de la protection du premier amendement ; il en va de même pour les discours tels que ceux de Mme Smith transmis par internet » affirme ainsi le juge Gorsuch[4].

 

Il est intéressant de noter, comme le fait le professeur Alexander Volokh, que l’arrêt 303 Creative rejette à la fois le contexte commercial et le caractère « impérieux » de la lutte anti-discrimination. Sur ce dernier point, le juge Gorsuch partage pleinement l’opinion du Chief Judge de la Cour d’Appel pour le 10e Circuit, Timothy Tymkovich, lequel avait affirmé dans son opinion dissidente que le caractère « unique » du travail de Lorie Smith ne saurait justifier à lui seul la législation anti-discrimination du Colorado : n’étant pas la seule webdesigneuse sur le marché, son travail ne saurait être réduit à sa stricte singularité pour justifier un « accès égal au marché »[5].

 

Pour reprendre les termes du professeur Alexander Volokh, « c’est peut-être l’héritage le plus durable de l’arrêt 303 Creative » : en faisant abstraction du contexte commercial, elle accorde la même considération au caractère « expressif » d’un bien ou service marchand que celle qu’elle a accordée par le passé à la liberté d’expression de l’organisateur d’une parade (arrêt Hurley, 1995) ou à une association (arrêt Boy Scouts of America, 2000). Par ailleurs, en appliquant, comme elle le fait ici, un contrôle juridictionnel strict (strict scrutiny) tout en adoptant la raisonnement du juge Tymkovich[6], elle nous rappelle l’adage selon lequel le contrôle est « strict en théorie, fatal dans les faits » (strict in theory, fatal in fact) : une vision qui s’oppose à celle de la dissidence, pour qui le CADA régule la seule « conduite » d’une activité commerciale et n’a donc qu’une incidence « indirecte » sur la liberté d’expression[7], justifiant par conséquent l’application d’un contrôle intermédiaire (intermediate scrutiny).

 

2) La reconnaissance d’une « expression forcée » (compelled speech)

Dans un article du 26 avril 2023, le Congressional Research Service rappelait que « [d]ans le contexte commercial, les tribunaux appliquent généralement un niveau d’examen intermédiaire qui exige que la réglementation favorise directement un intérêt substantiel ». À travers 303 Creative, la Cour franchit un pas qu’elle n’avait pas osé franchir cinq ans auparavant dans Masterpiece Cakeshop : dans son opinion dissidente, la juge Ginsburg avait souligné que « [le pâtissier] Phillips n’a présenté aucune preuve montrant qu’un observateur objectif comprend qu’un gâteau de mariage transmet un message, et encore moins que l’observateur comprend que le message est celui du pâtissier plutôt que celui des mariés »[8].

 

La Cour soutient désormais que le « message » contenu dans l’offre de biens ou services est celui de la personne qui l’a conçu et qu’à ce titre, toute contrainte pesant sur sa nature revient à une « expression forcée ». Ce changement de paradigme s’illustre principalement à travers deux caractéristiques fondamentales : d’une part, l’aspect commercial n’apparaît plus comme pertinent aux yeux de la Cour. D’autre part, le compelled speech a subséquemment droit à la même considération que celle accordée par la Cour dans ses nombreux précédents. Cette considération, qui implique un contrôle juridictionnel strict, met ainsi au même niveau le gâteau de M. Phillips, le site Internet de Mme Smith, le droit à la « discrétion éditoriale » d’un journal ou encore l’expression de l’opposition à la guerre du Vietnam. Par ailleurs, cette liberté prévaut sur l’intérêt impérieux avancé par l’État du Colorado, à savoir la lutte contre les discriminations.

 

Néanmoins, si la reconnaissance du caractère expressif intrinsèque à un bien ou service apparaît comme un changement majeur pour la jurisprudence du Premier amendement, la Cour n’a, pour l’instant, pas élaboré de standard clair.

 

 

II. Vers l’élaboration progressive d’un nouveau standard

À l’image de l’arrêt New York State Rifle & Pistol Association Inc. v. Bruen 597 U.S. __ (2022), dont le standard a été décrit comme « inadapté à la tâche » par les professeurs Barnett et Lund, qui estiment qu’il sera difficile à appliquer par les cours inférieures, l’arrêt 303 Creative n’a pas défini de standard clair. En conséquence, la décision du juge Neil Gorsuch devrait amener de nouvelles jurisprudences qui feront évoluer un standard dont on ne peut, pour l’instant, que dessiner les contours.

 

1) Un standard centré sur le caractère « expressif »

Pour le juge Gorsuch, « [i]l existe sans aucun doute d’innombrables biens et services dont personne ne pourrait soutenir qu’ils impliquent le premier amendement ». Derrière cette assertion s’illustre l’étroitesse de l’arrêt rendu le 30 juin 2023. L’élément le plus déterminant de cette décision apparaît être cette nécessité, pour les biens et services marchands, de revêtir un caractère « expressif » : une singularité qui permet d’écarter toute crainte liée au souvenir douloureux de l’Amérique ségrégationniste.

 

Pourtant, c’est bien l’Amérique de la ségrégation qui est évoquée dans l’opinion dissidente de la juge Sotomayor. Cependant, son argumentation repose sur un raisonnement dont on peine à définir l’assise : dans ses propos liminaires, elle dénonce une Cour qui « pour la première fois de son histoire, accorde à un commerce ouvert au public le droit constitutionnel de refuser de servir les membres d’une classe protégée ». Invoquant l’arrêt Heart of Atlanta Motel de 1964, elle ironise sur « les Noirs [qui] peuvent encore louer des chambres pour leurs amis blancs », faisant abstraction de l’absence de toute nature « expressive » dans la location d’une chambre d’hôtel. A contrario, la juge rappelle que « si l’entreprise offre ses biens ou ses services au public, elle reste libre, en vertu de la législation de l’État, de décider des messages à inclure ou à ne pas inclure » et que Lorie Smith « pourrait, par exemple, ne proposer que des sites web de mariage contenant des citations bibliques décrivant le mariage comme l’union d’un homme et d’une femme ». Cela revient in fine à obtenir par une voie détournée le résultat attendu par Lorie Smith et, peut-être, à souligner le caractère imparfait d’un standard qu’on ne peut qu’esquisser et qui ne définit pas distinctement ce qui revêt, ou non, un caractère « expressif » et de la notion même de « speech », devenue, au gré des jurisprudences de la Cour, presque aussi « élastique » que la Commerce clause[9].

 

2) Un standard « diaphane », que l’on peut distinguer sans toutefois pouvoir le définir

« L’opinion majoritaire […] ne commence même pas à articuler un standard, encore moins une règle, quant au caractère expressif des biens ou des services » affirme le professeur Michael C. Dorf. Pourtant, à la lecture de ladite opinion, il demeure possible d’en esquisser les critères : unicité, expressivité et transmissibilité apparaissent ainsi comme formant un triptyque indispensable.

 

Pour reprendre le cas de Lorie Smith, chacun de ses sites sera unique, puisque personnalisé pour chaque couple. Ces sites refléteront en outre l’expressivité de sa créatrice, qui recourra à « ses propres mots ». Enfin, ils transmettront un message intelligible, puisque quiconque comprendra qu’il s’agit de sites célébrant des mariages entre personnes hétérosexuelles. Cependant, si ces trois critères permettent de distinguer le caractère « expressif » d’un site Internet ou d’un gâteau de mariage tout en écartant une œuvre d’art abstraite — laquelle peut remplir les deux premiers critères mais dont le « message » ne saurait être intelligible —, ils n’ont pas été clairement affirmés dans l’arrêt. Par ailleurs, ce standard « diaphane » ne saurait répondre à toutes les situations : le cas de la photographie, abordé par la juge Sotomayor dans son opinion dissidente, reste pour l’instant sans réponse, faute d’un standard clair et adapté.

 

***

 

Pour reprendre les mots d’Anthony Michael Kreis, professeur de droit constitutionnel à la Georgia State University, « 90 %, 95 % des types de lieux publics ordinaires et des transactions commerciales que les gens effectuent resteront inchangés » en raison de l’étroitesse de l’opinion de la majorité, qui ne devrait pas concerner l’hôtellerie et la restauration. Néanmoins, l’absence de standard clair dans l’arrêt 303 Creative v. Elenis crée de facto des incertitudes — Kreis mentionne ainsi les fleuristes[10] ou encore les DJs — qui nécessiteront sans doute une clarification de la part de la Cour.

 

 

 

[1] Colo. Rev. Stat. §24–34–601(2)(a)

[2] 303 Creative LLC v. Elenis, 600 U.S. 603 (Sotomayor, J., dissenting)

[3] “Imagine Mr. Jack asked only for a cake with a symbolic expression against same-sex marriage rather than a cake bearing words conveying the same idea. Surely the Commission would have approved the bakers’ intentional wish to avoid participating in that message too. Nor can anyone reasonably doubt that a wedding cake without words conveys a message.” (Gorsuch, J., concurring)

[4] 303 Creative LLC v. Elenis, 600 U.S. 587 (2023)

[5] 303 Creative LLC v. Elenis, 6 F.4th at 1191, 1203-04 (Tymkovich, J., dissenting)

[6] La Cour d’Appel pour le 10e Circuit avait appliqué le strict scrutiny mais confirmé la constitutionnalité du CADA.

[7] 303 Creative LLC v. Elenis, 600 U.S. 630 (2023) (Sotomayor, J., dissenting)

[8] Masterpiece Cakeshop, Ltd. v. Colorado Civil Rights Commission, 584 U.S. ___ (2018) (Ginsburg, J., dissenting) (slip op. at 2)

[9] Si le caractère « élastique » de la Commerce clause apparaît nettement après l’arrêt Wickard v. Filburn, 317 U.S. 111 (1942) — décrit comme « peut-être de l’exemple le plus poussé de l’autorité de la clause de commerce sur le commerce intra-étatique » (United States v. Lopez, 514 U.S. 560 (1995), la notion de speech a été considérablement élargie : les dépenses politiques de certaines personnes morales ont ainsi considéré comme relevant de la liberté d’expression dans Citizens United v. FEC, 558 U.S. 310 (2010). Dans Americans for Prosperity Foundation v. Bonta, 594 U.S. ___ (2021), l’obligation pour les organisations à but non lucratif de divulguer leurs donateurs en vertu du droit californienne a été considérée par la Cour comme une forme de compelled speech, par conséquent contraire au Premier amendement.

[10] En 2021, la Cour suprême a refusé un certiorari à l’affaire Arlene’s Flowers v. Washington. La Cour suprême de l’État de Washington s’était prononcée en faveur du couple de même sexe qui s’était vu refuser un arrangement floral en raison des croyances religieuses de la fleuriste.

 

 

 

Crédit photo : Victoria Pickering / CC BY-NC-ND 2.0 / Le 5 décembre 2022, une manifestation est organisée devant la Cour suprême alors que les Juges entendent les arguments des parties dans le cadre de l’affaire 303 Creative LLC v. Elenis