LA DEMISSION DU PREMIER MINISTRE ANTÓNIO COSTA : UN « SEISME » DANS LA VIE POLITIQUE PORTUGAISE

Par Mélanie De Sousa

<b> LA DEMISSION DU PREMIER MINISTRE ANTÓNIO COSTA : UN « SEISME » DANS LA VIE POLITIQUE PORTUGAISE</b> </br> </br> Par Mélanie De Sousa

Le mardi 7 novembre 2023, le Premier ministre Portugais, António Costa, a présenté sa démission au Président de la République, après qu’une enquête pénale a été diligentée contre lui par le Ministère Public à propos d’allégations relatives à une attribution irrégulière de concessions pour l’extraction de mines de Lithium et la production d’hydrogène vert. Cette démission inattendue a engendré une crise politique, dont l’analyse permet de rappeler les rôles respectifs du Président de la République et du Premier Ministre au sein du régime Portugais. Elle suscite des interrogations sur les implications d’une telle démission pour la démocratie portugaise.

 

On Tuesday 7 November 2023, the Portuguese Prime Minister, António COSTA, resigned to the President of the Republic, Marcelo REBELO DE SOUSA, after a criminal investigation had been launched against him by the Public Prosecutor’s Office concerning allegations of the irregular award of concessions for the extraction of lithium mines and the production of green hydrogen. This unexpected resignation has led to a real political crisis, the analysis of which serves as a reminder of the respective roles of the President of the Republic and the Prime Minister within the Portuguese regime, and raises questions about the implications of such a resignation for Portuguese democracy.

 

Par Mélanie De Sousa, Doctorante en droit public à l’Université de Toulouse-Capitole

 

 

 

« Obviamente, apresentei a minha demissão » ( « De façon évidente, j’ai présenté ma démission », [1]), a déclaré le Premier ministre socialiste portugais, António Costa, après avoir appris qu’une enquête pénale était ouverte à son encontre. Dans ce discours à la Nation, du 7 novembre 2023, il justifie sa démission par le fait que « la dignité de la fonction de Premier ministre et la confiance que les Portugais placent en leurs institutions » sont « incompatibles » avec une telle procédure pénale mettant en doute son intégrité et sa bonne conduite.

 

Le vendredi 9 novembre 2023, le Président de la République, M. Rebelo De Sousa, a annoncé que la démission du Gouvernement Costa ne serait officialisée qu’au début du mois décembre 2023, entraînant la dissolution de l’Assemblée de la République et la convocation d’élections législatives anticipées, prévues le 10 mars 2024.

 

Coup de théâtre, le 12 novembre 2023, le Ministère Public portugais a reconnu qu’une « erreur » avait été commise lors de la retranscription des écoutes téléphonique. Le Premier ministre António Costa, a été confondu avec le ministre de l’Économie, António Costa Silva.  Toutefois, selon le bureau du procureur, cette confusion ne porte que sur un élément précis du dossier et ne saurait menacer l’intégralité de l’enquête[2].

 

Cette affaire représente un « séisme » dans la vie politique portugaise. Non seulement parce que, comme l’a souligné le président de la République dans son discours, la démocratie portugaise n’a jamais été confrontée à une situation dans laquelle un Premier ministre en exercice faisait l’objet d’une enquête pénale, mais surtout, car elle survient dans un contexte particulier, marqué par les débats parlementaires relatifs à la loi de finances pour 2024.

 

L’analyse de cette crise politique revêt un intérêt significatif à plusieurs égards. Si elle offre l’occasion de rappeler les rôles respectifs du président de la République et du Premier ministre au sein du régime semi-présidentialisme portugais (I), elle soulève également des interrogations quant à la stabilité de la démocratie portugaise, à la lumière de la conjoncture électorale de 2022 (II).

           

 

I. Semi-présidentialisme portugais et démission du Gouvernement : Quel rôle pour les « organes de souveraineté » ?

La notion de « régime semi-présidentiel »[3] a été introduite par Maurice Duverger dans les années 1970[4], pour décrire les institutions d’une démocratie qui combinent deux éléments essentiels : d’une part, un Président de la République élu au suffrage universel et « doté de notables pouvoirs propres »[5] et, d’autre part, un Premier Ministre et un gouvernement responsables devant le Parlement.

 

Au Portugal, cette dénomination a très largement été utilisée par la doctrine[6] pour qualifier le régime établi par la Constitution de 1976, caractérisée par la place centrale du Parlement, la responsabilité parlementaire du Gouvernement et l’élection du président de la République au suffrage universel direct.

 

Cependant, contrairement au fonctionnement français en période de concordance des majorités, le rôle du chef de l’Exécutif portugais revient au Premier ministre, primus inter pares au sein de la structure constitutionnelle portugaise[7] : issu de la majorité parlementaire[8]. Celui-ci bénéficie d’un principe de prééminence dans la direction générale du Gouvernement, la coordination et l’orientation des ministères et l’établissement des relations à caractère général avec les autres organes de souveraineté[9].

 

Classiquement, sa démission entraîne celle de l’ensemble du Gouvernement[10]. Le rôle du Président est alors intéressant : au vu de l’instabilité de la vie démocratique entraînée par une telle situation, il lui revient d’intervenir et de remplir ses fonctions de « relance », comme souhaité par le Constituant[11].

 

Héritier du « Chef d’État monarchique », et « garant de l’indépendance nationale, de l’unité de l’État et du fonctionnement régulier des institutions démocratiques », le président de la République portugaise dispose de pouvoirs essentiellement institutionnels. En effet, bien qu’élu au suffrage universel direct, il a été conçu comme un organe indépendant du pouvoir exécutif et des luttes partisanes, lui permettant de garantir la stabilité et la continuité des institutions en cas de crise. A ce titre, il dispose d’un certain nombre d’attributions telles que la faculté de démettre le Gouvernement[12] ou la dissolution de l’Assemblée[13], dont le texte constitutionnel circonscrit strictement l’usage. Ainsi selon l’article 195 de la Constitution, ne  peut « démettre le Gouvernement » que si une telle mesure est jugée « nécessaire afin d’assurer le fonctionnement régulier des institutions démocratiques ». En raison de ses implications, elle n’est donc envisagée que lorsque l’activité du Gouvernement met en péril la liberté politique, la séparation des pouvoirs ou encore la démocratie elle-même[14]. C’est d’ailleurs sur ce dernier fondement que le Premier ministre a justifié sa démission, estimant que pour le bien-être de la démocratie, «il est primordial que les citoyens n’aient pas l’ombre d’un doute ou d’une suspicion sur ceux qui exercent cette fonction [de Premier ministre] »[15]. Conformément à la procédure prévue par le texte constitutionnel[16], ce n’est qu’après consultation des groupes parlementaires et du Conseil d’État, que le Président Rebelo De Sousa a annoncé la démission du Gouvernement Costa ainsi qu’un « retour aux urnes »[17].

 

 

II. La décision du retour aux urnes : quelles conséquences pour la démocratie portugaise ? 

Deux possibilités majeures s’offraient au président de la République afin de faire face à cette crise politique : soit nommer un nouveau Premier ministre issu de la majorité parlementaire (Parti Socialiste) soit dissoudre l’Assemblée de la République et convoquer des élections législatives anticipées.

 

Bien que la première solution, soutenue par les députés socialistes ait déjà été utilisée dans le passé, notamment par le Président Eanes lors du décès soudain de son Premier ministre Sá Carneiro en 1980, le Président Rebelo De Sousa a donc opté pour la dissolution de l’Assemblée de la République et la convocation d’élections anticipées.

 

Selon lui, la tenue des nouvelles élections est la voie la plus démocratique, compte tenu de la nature des élections législatives : il estime en effet que, même issu de la majorité parlementaire, la nomination d’un nouveau Premier ministre, sans élections préalables, ne trouverait aucune légitimité démocratique dans le vote populaire, ce qui constituerait une « faiblesse »[18] du Gouvernement et, au regard des expériences passées, un risque accru d’instabilité politique[19].

 

En outre, le décalage entre l’annonce de la démission du gouvernement et son effectivité permettra de respecter les délais prévus pour le vote du budget de 2024 et garantir ainsi « l’indispensable stabilité économique et sociale »[20].

 

Si pour le Président de la République, « la force de la Démocratie réside dans le fait de ne pas craindre le Peuple », le résultat des dernières élections législatives a de quoi susciter une interrogation sur l’opportunité de ces élections anticipées.  En effet, alors que les élections de 2022 avaient donné l’occasion au parti d’extrême droite Chega de se placer au rang de troisième force politique nationale, la médiatisation de ces enquêtes pénales représente une aubaine pour les représentants de ce parti, dont la campagne s’appuie sur l’argument classique de la « corruption des dirigeants ». En ce sens, André Ventura, leader de Chega, a déclaré que cette démission du Premier ministre devait permettre « la rénovation politique du Pays ».

 

Alors que l’extrême droite vise un objectif électoral de 15%, la division de la Geringonça (alliance des partis politiques de gauche), les difficultés auxquelles la droite fait face pour se reconstruire, depuis son renversement en 2015,[21] et la perte de confiance populaire à laquelle les partis traditionnels peuvent s’attendre, pourraient transformer ces élections en un nouveau défi démocratique.   

 

A l’annonce de ces élections anticipées, Carlos César, le nouveau leader socialiste a exprimé sa « profonde confiance » dans une victoire du Parti Socialiste, qui refléterait la reconnaissance par les citoyens portugais du travail effectué par ce parti et sa capacité à se renouveler.

           

La presse politique quant à elle semble moins optimiste, estimant que les circonstances de la convocation de ces élections législatives mèneront à un scrutin purement médiatique dont le résultat est impossible à prédire[22].

 

Si par ce retour aux urnes, le Président Rebelo De Sousa se présente comme le garant de la démocratie et de la stabilité institutionnelle, les élections du 10 mars 2024 et ses conséquences pour la démocratie portugaise seront à suivre avec attention en Europe.

 

 

 

 

[1]  Traduction de l’auteur.

[2] SIC Notícias, “Ministério Público rejeita ter confundido primeiro-ministro com ministro da Economia” , 12 novembre 2023 [en ligne] https://sicnoticias.pt/pais/2023-11-12-Ministerio-Publico-rejeita-ter-confundido-primeiro-ministro-com-ministro-da-Economia-7d079eca

[3], « Le régime semi-présidentiel », Pouvoirs, n°184, janvier 2023

[4] M. Duverger, Institutions politiques et droit constitutionnel, Presses Universitaires de France, coll. « Thémis », 11ème éd., 1970, pp.277-282.

[5] M. Duverger, « Le concept de régime semi-présidentiel », in M. Duverger (dir.), Les régimes semi-présidentiels, Presses Universitaires de France, Centre d’analyse comparative des systèmes politiques, 1986, p.7

[6] Il existe en ce sens un large consensus de la doctrine afin de qualifier le régime portugais de « semi-présidentiel ». En ce sens voir : J. Miranda, As constituições portuguesas, Lisboa, 1976, p.420 ; D. Freitas do Amaral, Parlamentarismo ou semipresidencialismo ? Expresso du 10 décembre 1977.

[7] Article 187, n°1 de la Constitution de la République Portugaise

[8] Article 187, n°1 de la Constitution de la République Portugaise

[9] J.J. Gomes Canotilho, op. cit., p.642

[10] Article 195, n°1 b) et n°2 de la Constitution de la République Portugaise

[11] Diário da Assembleia Constituinte, 3 mai 1976, n°114, p.3763

[12]  Article 195°, 2) « Le Président de la République peut démettre le Gouvernement, le Conseil d’État entendu, dès lors que cette mesure s’avère nécessaire pour garantir le fonctionnement régulier des institutions démocratiques. »

[13][13] Article 133°, e) « A l’égard des autres organes, le Président de la République exerce les pouvoirs suivants […] dissoudre l’Assemblée de la République en observant les dispositions de l’article 172, après avoir consulté le Conseil d’État et les partis représentés à l’Assemblée »

[14] J. Barcelar Gouveia, Manual de Direito constitucional vol. II, 7ème éd. 2021, p.454

[15] https://ps.pt/antonio-costa-sai-em-defesa-da-dignidade-do-cargo-e-do-prestigio-das-instituicoes/

[16] Article 133°, e) de la Constitution de la République Portugaise

[17] Y. Léonard, Démission d’António Costa : le Portugal entre dans l’interrègne, Le Grand Continent, 8 novembre 2023 [en ligne] https://legrandcontinent.eu/fr/2023/11/08/demission-dantonio-costa-le-portugal-entre-dans-linterregne/

[18] M. Rebelo De Sousa, Comunicação ao País do Presidente da República, 9 novembre 2023 [en ligne] https://www.presidencia.pt/atualidade/toda-a-atualidade/2023/11/comunicacao-ao-pais-do-presidente-da-republica/

[19] Par exemple, la nomination de Francisco Pinto Balsemao comme Premier Ministre après le décès de Sà Carneiro, s’était soldée, quelques années plus tard, par une dissolution de l’Assemblée de la République et des élections anticipées. 

[20] M. Rebelo De Sousa, op. cit.

[21] Y. Léonard, op. cit. Dans cet article, l’auteur réalise un état des lieux très complet du contexte politique portugais actuels.

[22] Daniel Oliveira, « Cenários políticos para o futuro : quase todos trágicos », Expresso, 16 novembre 2023

 

 

Crédit photo : Stephen McCarthy / WebSummit / CC BY 2.0