Le procès d’Éric Dupond-Moretti devant la CJR : Beaucoup de bruit pour rien

Par Cécile Guérin-Bargues

<b> Le procès d’Éric Dupond-Moretti devant la CJR :  Beaucoup de bruit pour rien </b> </br> </br> Par Cécile Guérin-Bargues

Telle une mauvaise pièce qui, loin du registre shakespearien, serait issue du répertoire de l’absurde, le procès d’E. Dupond-Moretti devant la CJR a mobilisé des moyens humains et financiers considérables pour aboutir à une relaxe. Les deux semaines d’audience ont offert une image navrante d’une partie de la magistrature, tandis que le jugement confirme la tendance de ce privilège de juridiction à se prononcer en opportunité, bien plus qu’en droit.

 

E. Dupond-Moretti’s trial before the CJR mobilized considerable human and financial resources to achieve an acquittal. The two weeks of hearings offered a distressing picture of part of the French judiciary. The ruling confirms that this court tends to rule on expediency, rather than according to the law.

 

Par Cécile Guérin-Bargues, Professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon Assas 

 

 

 

Si la théâtralité du procès pénal a été maintes fois soulignée, il n’y a guère d’audience qui se prête davantage à ce type d’analogie qu’un procès devant la Cour de Justice de la République (CJR). Sans doute le décor y est-il pour beaucoup : la salle lambrissée de chêne, naguère première chambre du tribunal de grande instance de Paris, ses caissons, ses fresques et ses tapisseries en font un espace à part. La voix ferme de l’huissier y participe : s’il ne frappe pas les trois coups, il annonce « La Cour ». Elle s’échappe alors de la salle des délibérés formant coulisses pour venir s’installer, Président en tête, tandis que le public se lève. La salle d’audience comporte elle-même des espaces délimités comme au théâtre : légèrement surélevé, le président Dominique Pauthe entouré de ses deux assesseurs, juges du siège à la Cour de cassation, fait face à la salle. Autour d’eux sont assis les douze juges-parlementaires derrière lesquels se tiennent les suppléants. Les élus sont eux même en représentation puisque tous ont troqué la tenue de ville pour le costume judiciaire. Ils font masse et l’effet produit par les 29 robes noires est saisissant. Sur la gauche et très légèrement surélevés le procureur général près la Cour de cassation Rémy Heitz et son adjoint Philippe Lagauche ont en effet pris place. Sur le banc des avocats sont assis ceux du prévenu, Maître Jaqueline Lafont et Maître Rémi Lorrain. Derrière eux, patiente Éric Dupond-Moretti, toujours en avance, souvent bougon, parfois impulsif.

 

Un Garde des sceaux en exercice pour prévenu, des syndicats de magistrats comme plaignants, le gratin de la magistrature comme témoin : l’affiche est prometteuse. La pièce fut-elle bonne ? Rien n’est moins sûr.

 

Toutefois, pour en juger, encore faut-il s’astreindre à un bref synopsis. Il faut bien reconnaitre que l’article 432-12 du Code pénal sur lequel se fonde l’action ne brille pas par la clarté de son exposition. Éric Dupond-Moretti était poursuivi pour prise illégale d’intérêts pour avoir, en tant que dépositaire de l’autorité publique « sciemment pris, reçu ou conservé, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou dans une opération quelconque sur laquelle il exerçait un contrôle au moment des actes posés, en particulier sur la discipline des magistrats »[1]. L’infraction s’articulait à deux affaires distinctes, dont on résumera ici les grands traits en s’appuyant essentiellement sur l’arrêt rendu le 29 novembre 2023.

 

La première concernait le juge Edouard Levrault qui, marri de ne pas être renouvelé dans son poste à Monaco, avait accepté en juin 2020 de participer à une émission dans laquelle il critiquait vertement la justice monégasque, ce dont la principauté s’était émue. Il était reproché au garde des sceaux d’avoir le 31 juillet 2020 ordonné une enquête administrative à « l’encontre de ce magistrat »,[2] alors qu’il avait, en sa qualité d’avocat, publiquement qualifié son apparition télévisuelle « d’indigne » et l’intéressé de « cow-boy » ayant « livré aux chiens » l’honneur de l’un de ses clients. Maitre Dupond-Moretti avait en effet été brièvement l’avocat de M. Haget – un commissaire de police mis en cause dans le reportage – dans le cadre de la plainte pour violation du secret de l’instruction que ce dernier avait déposée, à l’encontre du juge Levrault, devant le tribunal judiciaire et devant le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM).

 

La seconde affaire était relative à une autre enquête administrative ordonnée le 18 septembre 2020 « à l’encontre » de trois magistrats du Parquet National Financier (PNF) : Mme E. Houlette, Mme U. Delaunay-Weiss et M. P. Amar. Or, les relevés téléphoniques de Maitre Dupond-Moretti avaient été exploités par le PNF, dans le cadre de l’affaire « Bismuth » qui ne le concernait en rien et hors de tout contrôle des juges d’instruction. La légalité de la procédure sera ensuite reconnue, les fadettes ne bénéficiant pas du même régime protecteur que les écoutes téléphoniques. Il n’en demeure pas moins que le procédé, lorsqu’il est divulgué par Le Point en juin 2020, fait scandale. Unique pénaliste ainsi « espionné », Éric Dupond-Moretti est aussi le seul avocat à porter plainte contre X pour « violation de l’intimité de la vie privée et du secret des correspondances », dénonçant publiquement « une enquête barbouzarde » et tenant sur les magistrats en général des propos peu amènes. Nommé ministre un mois plus tard, il avait aussitôt retiré sa plainte, ce qui cependant n’éteignait pas l’action publique.

 

Le procès fait salle comble. Aux quelques 70 journalistes se sont joints ceux qui, non accrédités, ont eu le courage de parfois longuement patienter. Dans cette affaire extrêmement médiatisée, c’est à eux et à leurs semblables que parait d’abord s’adresser R. Heitz, dès l’ouverture des débats : « Nous avons, collectivement, un devoir de clarté, de pédagogie et de précision vis-à-vis de ceux qui vont suivre avec intérêt des débats ayant pour objet le fonctionnement démocratique de leurs institutions, de leur justice ». En réalité, plus qu’à une leçon de droit ou un cours sur les institutions administratives et juridictionnelles, c’est plutôt à une pièce tirée du répertoire de l’absurde que nous avons assisté. Un ministre en exercice, vingt-quatre parlementaires, cinq magistrats de la Cour de cassation et une vingtaine de témoins occupant les plus hautes fonctions ont été soustraits à leurs occupations au sommet de l’État, pour la plupart dix jours durant, pour s’occuper d’une sombre histoire d’enquêtes administratives qui ne se sont traduites par aucune sanction et donc n’ont donné lieu à aucun préjudice. Garantir la probité des gouvernants est un objectif essentiel certes, mais ne faut-il pas raison garder ? Pour couronner le tout, les quelque 2000 cotes du dossier, les mois d’instruction et une perquisition à grand spectacle ont abouti à une relaxe.

 

Si le dénouement ne fut certes pas à la hauteur du battage médiatique et politique, le procès ne fut pas pour autant sans intérêt en ce qu’il a laissé transparaitre des habitus au sein de la magistrature et de la haute administration. Au fil des audiences, elles sont apparues comme s’étant laissées dans cette affaire ronger par le ressentiment et les conflits d’intérêts (I).  Quant à la formation de jugement de la CJR, elle est demeurée égale à elle-même : prompte à se prononcer en opportunité, plutôt qu’en droit (II). 

 

 

Acte premier – Le temps des audiences

Une image navrante de la magistrature

Si les débats devant la CJR ont été marquants c’est d’abord par leur capacité à mettre en lumière le climat de défiance qui s’est installé entre les magistrats et le garde des sceaux. Il est certain que l’ex-ténor du barreau n’a pas toujours eu la manière, au point que sa nomination le 6 juillet 2020, même voulue par un président de la République adepte de la rupture, a beaucoup étonné. Mais si le grand public fut surpris, la magistrature et ses syndicats étaient littéralement furieux. Lorsque s’ouvre le procès, le 6 novembre 2023, tout le monde a en mémoire le commentaire de Céline Parisot, présidente de l’Union Syndicale des magistrats (USM, syndicat majoritaire habituellement modéré à l’origine de l’une des plaintes devant la CJR) : « Nommer une personnalité aussi clivante et qui méprise à ce point les magistrats, c’est une déclaration de guerre à la magistrature » [3], dit-elle dès le 6 juillet 2020, jour de la nomination du Garde des Sceaux. Véronique Malbec, directrice de cabinet du Garde des Sceaux rappelle d’ailleurs, lors de l’audience du 9 novembre, combien l’installation fut difficile, plusieurs hauts magistrats refusant de rejoindre E. Dupond-Moretti, sur injonction, si l’on en croit ce dernier[4], de François Molins. Ce climat de défiance est également patent lors du témoignage d’Ulrika Delaunay-Weiss, ancienne magistrate au Parquet national Financier (PNF), visée par l’enquête administrative litigieuse. Elle n’hésite pas à soutenir que l’ordre donné par le ministre de la diligenter n’avait d’autre objet que d’affaiblir le PNF avant le procès de son ami Maitre Herzog au côté de Nicolas Sarkozy. On est bien loin alors de la « simple » prise illégale d’intérêts et on comprend que cette mise en cause puisse être vécue par le Garde des sceaux sur le mode de l’infamie.

 

Ces débats ont également laissé largement transparaitre la force du corporatisme judiciaire. Avant même qu’E. Dupond-Moretti ne prenne la décision contestée de diligenter, au vu des conclusions de l’Inspection Générale de la Justice (IGJ), une enquête administrative sur les trois magistrats du PNF nommément désignés, c’est le principe même d’une simple enquête de fonctionnement sur le PNF qui est contesté. Cette dernière est lancée par Nicole Belloubet, alors garde des sceaux, le 1er juillet 2020 au vu d’éléments qui, dépassant le cadre du scandale des fadettes, ne peuvent que l’inquiéter. Depuis 2015, le PNF traverse en effet une crise d’ampleur faite de soupçons de pression, de harcèlement sur la personne d’Ulrika Delaunay-Weiss et de conflits d’intérêts. La crise trouva son acmé en janvier 2019 lorsque Paul Amar, inquiet de la proximité des rapports qu’Eliane Houlette entretient avec des proches de mis en cause par le PNF, effectue un signalement article 40 à l’encontre de sa supérieure hiérarchique pour… prise illégale d’intérêts.[5] Qu’une enquête de fonctionnement ait enfin été diligentée en juillet 2020 n’a dès lors rien de surprenant. C’est l’inverse qui aurait été inquiétant. A cet égard, on peut légitimement s’émouvoir d’entendre l’ex directeur des services judicaires assumer devant la CJR, lors de l’audience du 14 novembre que, mis au courant de ces faits, il aurait pu « déclencher une enquête de fonctionnement », mais qu’il avait préféré s’abstenir pour protéger le « bijou » que constitue le PNF[6]. Les syndicats de magistrats n’ont eu d’ailleurs de cesse que d’obtenir l’arrêt de la procédure enclenchée par N. Belloubet. Ils s’y essayent d’abord auprès d’elle, en vain, avant de réitérer leur demande auprès d’E. Dupond Moretti dès le lendemain de sa nomination. A cet égard, que le nouveau garde des sceaux puisse du fait de sa plainte dans l’affaire des fadettes être éventuellement en situation de conflit d’intérêts, est une véritable aubaine. Mais peu impressionné par l’argument, le nouveau garde des Sceaux ne fait pas droit à la demande, motif pris de l’indépendance de l’IGJ prévue par l’article 13 du décret de 2016 qui en porte création[7]. Pire encore, bien que le rapport de l’IGJ n’ait révélé ni illégalité ni faute, il décide au regard des nombreux dysfonctionnements mis en lumière au sein du PNF, de lancer une enquête administrative visant les trois magistrats sus nommés. Dès lors qu’il ne s’agissait précisément pas de la magistrate qui avait ouvert l’enquête sur les fadettes (Mme A. Amson qui n’est aucunement concernée par la procédure)[8], mais de trois parquetiers entretenant des rapports manifestement conflictuels, on saisit mal l’entêtement des syndicats, sauf à conclure à un consternant corporatisme qui fait obstacle à l’idée même de rendre des comptes.

  

Enfin, les audiences ont laissé transparaitre combien règlements de compte et conflits d’intérêts peuvent être chose commune au sein de la haute magistrature. Nul ne semble épargné par de tels travers. On passera ici rapidement sur les multiples violations d’une instruction qui n’a eu de secret que le nom : perquisitions spectaculaires du ministère de la justice le 1er juillet 2021 annoncées la veille par le Canard enchainé ; procès-verbaux communiqués en temps quasi réel à la presse, etc. Tout ceci est hélas classique dans les dossiers médiatisés, surtout s’ils sont politiques. Ce qui l’est moins c’est de constater l’attitude ambiguë de certains protagonistes pourtant tenus en haute estime. Ainsi, l’image de François Molins, figure tutélaire de la magistrature et procureur général à la Cour de cassation au moment des faits, est-elle sortie largement écornée du procès. Comment expliquer en effet que sollicité par Véronique Malbec le 15 septembre 2020 sur les suites à donner à l’enquête de fonctionnement de l’IGJ, il ait pu conseiller au ministère de lancer une enquête administrative relative aux trois magistrats pour, 15 jours plus tard, dénoncer le « conflit d’intérêts que sous-tend cette situation » dans une tribune publiée dans le Monde ?[9] Comment admettre qu’il ait pu rédiger une telle tribune, en dehors de toute obligation de réserve, alors que le parquet général dont il avait la charge assistait la commission des requêtes puis la commission d’instruction, ce qui le conduirait nécessairement à signer le réquisitoire renvoyant le ministre en exercice devant la formation de jugement de la CJR ? Comment comprendre qu’il ait pu retenir aussi tardivement certaines pièces du dossier et notamment un mail décisif pour la défense qui ne sera en définitive produit que le 9 novembre 2023, au cours de l’audience ? Il n’est guère surprenant dans ces circonstances de voir l’ancien procureur général être accueilli par une standing ovation lors du congrès annuel de l’USM, l’un des syndicats à l’origine des plaintes, à 15 jours du procès[10]

 

L’affaire Dupond-Moretti s’est donc inscrite dans un contexte dont on retiendra essentiellement le caractère détestable et l’incapacité de nos plus hauts responsables à écarter toute considération pour le mal fait aux institutions dans cette affaire. Le procès n’a certainement pas participé à redorer le blason déjà bien terne de la magistrature en France et singulièrement de ses plus éminents représentants. A ce premier fiasco est venue s’ajouter une décision désormais définitive[11] qui prend la forme d’une relaxe.

 

 

Acte second – Le temps du jugement 

Quand l’opportunité l’emporte sur le droit

Ainsi que le rappelle la CJR[12], le délit de prise illégale d’intérêts, sanctionné par un maximum de cinq années de prison, 500 000 € d’amende et d’une éventuelle inéligibilité suppose la réunion d’un élément matériel et d’un élément intentionnel. Or, selon la Cour, si le premier critère est satisfait, le second manque à l’appel. La CJR a en effet considéré que le garde des sceaux ayant pris les décisions d’ouverture d’une enquête administrative, tout en étant placé – du fait des critiques qu’il avait pu préalablement émettre – dans une situation de conflit d’intérêts, l’élément matériel de l’infraction était constitué, ce qui permet au passage de justifier la saisine de la Cour et de ne vexer personne. Toutefois, à défaut d’élément intentionnel, faute « d’une conscience suffisante qu’il pouvait avoir de s’exposer à la commission d’une prise illégale d’intérêts en ordonnant les enquêtes administratives litigieuses »[13], le garde des sceaux est relaxé.

 

De prime abord, la décision apparait étrange et semble s’inscrire pleinement dans la tradition de bienveillance dont la CJR est coutumière. Comment comprendre en effet qu’un garde des sceaux, avocat pénaliste chevronné, confronté dès le lendemain de sa nomination à des syndicats de magistrats dénonçant un risque de conflits d’intérêts si d’aventure il se refusait à interrompre l’enquête de fonctionnement diligentée par son prédécesseur, n’ait pas été conscient du risque de prise illégale d’intérêts auquel il s’exposait en prenant les décisions litigieuses ?

 

L’hypothèse est d’autant moins probable que, destinée à lutter contre la confusion des rôles et des fonctions, cette infraction complexe appartient de longue date à notre culture juridico-administrative.[14] De plus, elle a connu des évolutions notables, dont la plus récente date de la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance en l’institution judiciaire, et dont le projet a été porté… précisément par le même garde des sceaux. S’inspirant de l’une des préconisations de la « commission Sauvé » de 2013, le législateur s’est en effet efforcé de redéfinir le délit de prise illégale d’intérêts en en réduisant la portée[15], ce qui explique d’ailleurs que la formulation de 2021 puisse être applicable à l’espèce (loi pénale plus douce). Il en est résulté une substitution de la formule « intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité » à l’intérêt « quelconque », qui a réussi le tour de force de rendre encore plus incompréhensible l’article 432-12 du Code pénal.

 

L’infraction n’en demeure pas moins connue pour sa capacité à appréhender largement les situations de conflits d’intérêts, par une interprétation souple de ses éléments matériels et intentionnels[16]. Ainsi que le rappelle d’ailleurs la CJR, l’intérêt moral suffit à caractériser l’infraction et il n’est pas nécessaire que l’intérêt pris soit en contradiction avec l’intérêt général, ni que l’agent en ait retiré un quelconque profit[17]. Rien d’étonnant dès lors à ce que Guy Carcassonne, dans l’une des formules dont il avait le secret, ait pu considérer qu’il s’agissait là « d’un délit de caractère stalinien en ce que la prise illégale d’intérêts n’est pas vraiment définie »[18], ce à quoi la réforme de 2021 n’a d’ailleurs rien changé.

 

Il en résulte que « le juge apprécie au regard du dossier qui lui est soumis si l’intéressé s’est bien ou mal comporté »[19]. En réalité, l’arrêt de la CJR permet de toucher du doigt la marge de liberté inhérente à ces infractions mal ou peu définies dont le droit pénal contemporain est si friand. L’infraction forme un tout et sa réalisation dépend en dernière instance de l’appréciation que porte le juge sur l’existence de son élément tant matériel qu’intentionnel.

 

Du point de vue de l’élément matériel, la CJR n’a pas retenu les arguments de la défense et s’est placée dans la droite ligne des réquisitions de R. Heitz.

 

S’agissant du PNF, peu importe que le ministre ait retiré sa plainte dès le 14 juillet 2020, qu’on ne trouve aucun propos d’Éric Dupond-Moretti contre les trois magistrats mis en cause ou encore que l’enquête administrative n’ait pas eu pour objet de contester l’examen des fadettes, mais bien leur comportement. Il n’en demeure pas moins que « du fait conjugué des reproches antérieurement et publiquement adressés (…) à M. Dupond-Moretti, alors avocat, et de la plainte toujours en cours d’examen par le parquet de Nanterre (…), le Garde des Sceaux se trouvait placé dans une situation objective de conflit d’intérêts. »[20] Dès lors, « l’intérêt pris par M. Dupond-Moretti, en décidant (…) de saisir l’IGJ, aux fins d’enquêtes administratives [concernant les trois magistrats du PNF] a été de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans les opérations dont il avait la charge d’assurer la surveillance et l’administration au sens de l’article 432–12 du code pénal»[21].

 

Même constat en ce qui concerne l’affaire Levrault : il importe peu que les dossiers de maitre Dupond-Moretti aient été repris par son ex-associé ou que les remontées d’information sur les dossiers dans lesquels il avait pu intervenir aient été interdites avant même que soit prise la première des deux saisines litigieuses : l’élément matériel de l’infraction est là encore constitué. Les critiques émises à l’encontre d’E. Levrault ainsi que le fait que Maître Dupond-Moretti ait été brièvement l’avocat de l’une des personnes que le magistrat avait mise en cause incitent la Cour à conclure que « le garde des sceaux, en ordonnant le 31 juillet 2020, une enquête administrative à l’endroit de M. Levrault[22], se trouvait placé dans une situation de conflits d’intérêts »[23].

 

Il en résulte que « l’élément matériel des délits de prise illégale d’intérêts (…) apparaît établi à l’égard du prévenu »[24].

 

Du point de vue de l’élément intentionnel, l’appréciation de la CJR est en revanche tout autre. Ainsi qu’elle le rappelle, « La cour de cassation a toujours considéré que l’intention coupable de commettre le délit de prise illégale d’intérêts est caractérisée du seul fait que l’auteur a accompli sciemment l’acte constituant l’élément matériel du délit »[25]. L’essentiel est ici évidemment, dans l’adverbe « sciemment » qui éloigne l’interprétation faite par la cour de celle défendue à l’audience par l’accusation. Pour le procureur général, la prise illégale d’intérêts est constituée par la seule décision d’ouvrir des enquêtes administratives à l’encontre de magistrats avec lesquelles l’avocat Dupond-Moretti a eu naguère maille à partir[26]. En d’autres termes, il s’agirait là du prototype de l’infraction « objective » ou « formelle » : elle n’exigerait, pour que le délit soit consommé, que la commission d’un acte dans une opération dans laquelle on a un intérêt direct ou indirect.

 

N’étant pas pénaliste, nous ne nous hasarderons pas à tenter de déterminer dans quelle mesure la CJR s’éloigne ici de l’interprétation consacrée par la Cour de cassation. Contentons-nous de souligner qu’en insistant sur l’exigence d’un élément intentionnel, la CJR offre à la majorité des juges une heureuse échappatoire, au prix toutefois de quelques contorsions factuelles. L’argument de l’absence d’élément intentionnel s’appuie en effet sur trois éléments distincts.

 

Le premier consiste pour la Cour à considérer que loin de vouloir passer outre un conflit d’intérêts, « M. Dupond-Moretti s’est contenté de suivre l’avis exprimé par les services de la DSJ »[27]. On reconnait là l’effet qu’a sans doute eu sur les juges parlementaires le témoignage clair et argumenté de Catherine Mathieu, sous directrice des ressources humaines au sein de la DSJ. Procédant à une analyse technique et objective des dossiers qui lui étaient soumis – le dossier Levrault d’une part et l’enquête de fonctionnement sur le PNF de l’autre – afin de déterminer quelle suite il convenait de leur donner, elle a, dans les deux cas, recommandé une enquête administrative. L’idée qui prévaut ici est que, loin de chercher à se venger, le Garde des sceaux n’aurait fait que suivre l’avis exprimé en toute indépendance par ses services.

 

Le deuxième argument s’efforce de tirer parti des témoignages de l’entourage du garde des sceaux qui, du Premier ministre J. Castex à son conseiller communication ont tous attesté ne jamais l’avoir entendu exprimer « de quelque façon que ce soit, une animosité, un mépris, un désir de vengeance à l’égard de magistrats »[28].

 

Le troisième argument est en réalité le plus faible, car il consiste à dire « qu’à aucun moment, son attention n’a été attirée, tant par ses services que par la HATVP, sur l’existence d’un conflit d’intérêts »[29]. Il est en effet en partie contredit lorsque, dans le pénultième paragraphe de la décision, la cour souligne « la connaissance de l’existence de situations objectives de conflit d’intérêts par les différentes autorités appelées à le conseiller ». Or dès lors que ces dernières en avaient connaissance, pourquoi ne l’en auraient-elles pas prévenu ? Il est certain d’une part que la lettre de la HATVP du 7 octobre 2020 qui attirait (au conditionnel) l’attention du Garde des Sceaux sur un risque de conflit d’intérêts et qui justifiera la prise d’un décret de déport par Jean Castex est bien postérieure aux décisions litigieuses (31 juillet et 18 septembre 2020), ce que ne manque pas d’ailleurs de souligner la CJR. [30] D’autre part, l’entourage du ministre, en partie sur les bons conseils de F. Molins, a bel et bien conseillé l’ouverture d’enquêtes administratives. Faut-il dès lors faire l’hypothèse d’un piège tendu au ministre, au risque de tomber dans le complotisme ? Faut-il y voir le symptôme de la faiblesse de la culture déontologique dans la haute administration qui serait susceptible de céder dès lors que la prise de décision ministérielle suit son cours normal ? La réalité est sans doute plus simple : le Garde des Sceaux avait conscience des risques de conflit d’intérêts inhérents à son changement de fonction avant même la prise de décision litigieuse. Les syndicats de la magistrature s’étaient empressés d’en souligner l’existence dès sa nomination et lui-même avait dès la mi-juillet non seulement retiré sa plainte mais fait procéder au recensement des dossiers susceptibles de poser problème.

 

Dès lors, le pénultième paragraphe de la décision, selon lequel « l’expérience de pénaliste de M. Dupond-Moretti, le fait qu’il ait, de sa propre initiative, retiré sa plainte et la connaissance de l’existence de situation objectives de conflits, d’intérêts par les différentes autorités appeler à le conseiller (…) n’établissent pas la conscience suffisante qu’il pouvait avoir de s’exposer à la commission d’une prise illégale d’intérêts en ordonnant les enquêtes administratives litigieuses » met une fois encore en lumière les effets de la composition très particulière de la CJR. Les parlementaires qui la composent très majoritairement n’ont pu qu’être sensibles au contexte institutionnel et politique délétère qui sous-tend depuis trois ans cette consternante affaire, à la qualité des témoignages sollicités par la défense, à celle des plaidoiries comme aux arguments à décharge qui furent soulignés par le procureur général lui-même. Toujours prompts à s’identifier au prévenu qui exerce de hautes fonctions auxquels certains d’entre eux sans doute aspirent, ils ont profité de l’occasion qui leur était offerte pour freiner l’expansion d’un délit de prise illégale dont même la commission Sauvé avait jadis souligné le caractère problématique.

 

Non professionnels du droit, ils n’ont pas hésité à sacrifier la rigueur du raisonnement juridique sur l’autel d’une décision d’espèce qui vient opportunément clore trois années d’un psychodrame absurde.

 

 

 

[1] CJR, Dupond-Moretti, 29 novembre 2023, p. 9.

[2] Notons au passage la curieuse confusion entre droit administratif et droit pénal dont procède une telle formulation dès lors qu’une enquête administrative au sens générique est « relative à » mais ne saurait être ouverte « à l’encontre de ».

[3] « Dupond-Moretti garde des Sceaux: « une déclaration de guerre à la magistrature » », Le Point, 6 juillet 2020.

[4] E. Dupond-Moretti, audience du 8 novembre 2023.

[5] Le lecteur soucieux de mieux saisir l’ambiance délétère qui régnait au PNF de 2015 à 2021 pourra notamment se reporter à l’article « Les sombres coulisses du PNF », Le Monde, 8 octobre 2021.

[6] V. O. Beaud, « L’invraisemblable corporatisme des magistrats », Les Echos 27 nov. 2023.

[7] Décret n° 2016-1675 du 5 décembre 2016 portant création de l’inspection Générale de la Justice. L’IGJ est notamment compétente pour contrôler et évaluer l’ensemble des organismes soumises à la tutelle du ministère de la justice et pour apprécier, dans le cadre d’une mission d’enquête, la manière de servir des personnels (cf. article 2). L’article 13 précise qu’elle « arrête librement ses constats, analyses et préconisations dont elle fait rapport au garde des sceaux ». 

[8] Voir en ce sens O. Dufour « Procès Dupond-Moretti : La défense dénonce la volonté des magistrats de pousser le ministre à démissionner », actu-juridique.fr, 17 nov. 2023

[9] Chantal Arens et François Molins : « Les magistrats sont inquiets de la situation dans laquelle se trouve l’institution judiciaire », Le Monde, 29 septembre 2020.

[10] « Éric Dupond-Moretti, le procès de sa vie », Le Point, 29 octobre 2023.

[11] R. Heitz, dont l’analyse de l’élément intentionnel de la prise illégale d’intérêt a été contredite frontalement par la CJR a en effet renoncé à se pourvoir en cassation le 4 décembre 2023, en soulignant la nécessité « d’aller vers l’apaisement »

[12] § 108.

[13] § 141.

[14] Voir C. Vigouroux, Déontologie des fonction publiques, 2è édition, Dalloz, 2012, p. 106.

[15] F. Stasiak, « La réforme du délit de prise illégale d’intérêts par la loi numéro 2021–1729 du 22 décembre 2021 : confiance dans l’institution judiciaire ou défiance dans l’institution parlementaire ?», Droit pénal n°2, février 2022, étude 6.

[16] D. Rebut, Les conflits d’intérêts et le droit pénal, Pouvoirs 2013/4, p. 128.

[17] § 111.

[18] Groupe de travail sur la prévention des conflits d’intérêts, AN, séance du 9 décembre 2010, compte rendu n°1, consultable à l’adresse https://www.assemblee-nationale.fr/13/cr-gtconflitinteret/10-11/c1011001.asp

[19] Idem.

[20] § 132.

[21] § 133.

[22] Notons en passant que dès lors qu’il s’agit de motiver la relaxe à venir, l’autonomie du droit administratif par rapport au droit pénal semble retrouver droit de cité. L’enquête administrative n’a plus été faite « à l’encontre » de M. Levrault, mais à son simple « endroit »…

[23] § 122.

[24] § 134.

[25] § 135.

[26] Cf. O. Dufour, Procès Dupond-Moretti : La défense dénonce la volonté des magistrats de pousser le ministre à démissionner, actu-juridique.fr, 17 nov. 2023

[27] § 136.

[28] § 140.

[29] § 136.

[30] § 139.