Quelques doutes sur le projet constitutionnel d’abrogation du droit du sol à Mayotte

Par Jules Lepoutre

<b> Quelques doutes sur le projet constitutionnel d’abrogation du droit du sol à Mayotte </b> </br></br> Par Jules Lepoutre

Au mois de février 2024, l’exécutif a annoncé son intention de déposer un projet de loi constitutionnelle avant l’été visant à abroger le droit du sol à Mayotte. Il n’a toutefois pas expliqué pourquoi la modification de dispositions législatives devait passer par une réforme constitutionnelle, ni comment cette abrogation était susceptible d’améliorer la situation sociale et sécuritaire sur ce territoire. Ce billet livre quelques hypothèses critiques sur le sens et la nécessité d’une telle réforme.

 

In February 2024, the executive announced its intention to draft a constitutional amendment before the summer to abolish the ius soli in Mayotte (a French island in the Indian Ocean). However, it did not explain why it was necessary to change ordinary law through a constitutional reform, or how repealing the law would improve the social and security situation in Mayotte. This post offers some critical hypotheses on the meaning and necessity of such a reform.

 

Par Jules Lepoutre, professeur de droit public, Université Côte d’Azur, LADIE

 

 

 

En réponse à la situation sociale et sécuritaire très dégradée à Mayotte, l’exécutif a annoncé son projet de supprimer, par le biais d’une révision constitutionnelle, le droit du sol à Mayotte. Il répond en cela à une demande ancienne d’une partie de la population et des élus mahorais qui voient dans le droit du sol un facteur majeur d’attraction des migrations depuis les Comores voisines. Mais une certaine confusion règne depuis cette annonce rapidement évoquée par le Ministre de l’intérieur lors d’un déplacement sur l’île, puis confirmée par le Président de la République (un ordre qui surprend d’ailleurs). Le gouvernement n’a depuis quasiment pas expliqué pourquoi il fallait en passer par une révision constitutionnelle, ni en quoi l’abrogation du droit du sol allait participer au rétablissement de la paix sociale à Mayotte.

 

Le « droit du sol » dont parle l’exécutif est déjà complexe en soi. Cette expression n’existe pas dans le droit positif ; elle renvoie généralement à tous les mécanismes d’obtention de la nationalité qui reposent, totalement ou partiellement, sur la naissance sur le territoire. En France, ce droit du sol est concrétisé dans trois mécanismes : l’attribution dès la naissance de la nationalité à l’enfant né en France qui, autrement, serait apatride (art. 19-1 et s. du code civil) ; l’attribution dès la naissance de la nationalité à l’enfant né en France, dont un parent au moins est lui-même né en France (le « double » droit du sol, art. 19-3 et s. du code civil) ; l’acquisition après la naissance de la nationalité par l’enfant né en France, qui y réside, dès l’âge de ses treize ans (via la demande de ses parents) ou de ses seize ans (via sa propre demande) ou automatiquement à sa majorité (droit du sol « simple », art. 21-7 et s. du code civil). Seul le dernier (droit du sol « simple ») semble concerné par les projets de l’exécutif. Ces textes, au demeurant, ont tous valeur législative. Pourquoi alors une révision constitutionnelle ? Et pourquoi lier ces dispositions avec l’immigration en général ?

 

Il est possible de deviner que l’exécutif craint qu’une réforme par la loi ordinaire puisse encourir la censure du Conseil constitutionnel. Sont en effet en cause l’indivisibilité de la République (I) et la possible nature constitutionnelle du droit du sol (II). Plutôt que de prendre le risque de violer la Constitution, il s’agirait donc plutôt de la changer. L’exécutif suivrait ainsi une approche très formelle et procédurale du pouvoir de révision, peu inspirée par les principes libéraux (III). Ce sentiment est d’ailleurs renforcé par l’utilité douteuse de cette réforme dont il est difficile de percevoir comment elle pourra contribuer, de près ou de loin, au règlement de la situation sociale et sécuritaire à Mayotte (IV).

 

 

I. L’enjeu constitutionnel de l’indivisibilité du territoire de la République

La question de l’adaptation de la loi à Mayotte pose un premier enjeu constitutionnel au regard du principe d’indivisibilité de la République. Dès 2006, à l’occasion d’un rapport d’information de l’Assemblée Nationale sur la situation migratoire à Mayotte, les parlementaires indiquaient que la modification du droit de la nationalité sur le seul territoire de Mayotte poserait des problèmes de constitutionnalité, prenant appui sur les déclarations, lors des auditions, de Bruno Genevois (alors président de la section du contentieux du Conseil d’État), Olivier Gohin (professeur de droit public) et Pascal Clément (garde des sceaux en exercice). Tous les trois jugeaient que l’indivisibilité de la République garantie par l’article 1er de la Constitution et, plus généralement, le principe d’égalité s’opposaient à toute réforme. Nonobstant ce risque, la loi du 10 septembre 2018 a introduit une condition nouvelle de séjour régulier d’un parent au moment de la naissance sans que le Conseil constitutionnel n’y trouve à redire. L’article 73 de la Constitution prévoit en effet que les lois « peuvent faire l’objet d’adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières » des départements et régions d’outre-mer. Dans sa décision du 6 septembre 2018, il a ainsi relevé que les « flux migratoires très importants » auxquels été soumise l’île de Mayotte constituaient des « caractéristiques et contraintes particulières » et que, en adaptant ainsi le droit du sol, le législateur avait légitimement pu « tenir compte de ce que l’immigration irrégulière à Mayotte pouvait être favorisée par la perspective d’obtention de la nationalité française par un enfant né en France et par les conséquences qui en découlent sur le droit au séjour de sa famille ». On reviendra infra sur la réalité de cette « perspective ».

 

Mais si la loi a déjà pu être « adaptée » en 2018 dans des conditions conformes à la Constitution, pourquoi cette fois passer par une révision constitutionnelle ? Peut-être parce qu’il y a dans le vocabulaire même de l’article 73 de la Constitution une exigence de modération. Adapter une législation revient à en faire évoluer certaines modalités, mais sans doute pas à la supprimer purement et simplement. En ce sens, le Conseil constitutionnel, dans sa décision précitée, insistait bien sur le fait que « ces dispositions se bornent […] à modifier certaines conditions d’exercice du droit à l’acquisition de la nationalité française à raison de la naissance et de la résidence en France ». Le commentaire de la décision indique en ce sens que le pouvoir d’adaptation « ne saurait conduire à l’adoption de dispositions qui, par leur nature ou leur ampleur, seraient par trop différentes des dispositions de droit commun applicables sur le reste du territoire de la République ». Le Conseil d’État, saisi pour avis par le Parlement à l’occasion d’une précédente proposition de loi d’exacte même nature, relevait quant à lui que ces dispositions « apportent une adaptation limitée, adaptée et proportionnée à la situation particulière de Mayotte ». Il y a donc un risque sérieux qu’une abrogation pure et simple du droit du sol à Mayotte dépasse le champ de l’habilitation constitutionnelle de l’article 73 et se trouve ainsi en contrariété avec l’article 1er garantissant le caractère indivisible de la République.

 

 

II. La possible nature constitutionnelle du droit du sol

La question de la nature juridique du droit du sol pose un second enjeu constitutionnel au regard de sa possible consécration en un « principe fondamental reconnu par les lois de la République » (PFRLR) au sens du préambule de la Constitution de 1946. Le droit du sol est en effet un principe constant des législations républicaines, présent dès les constitutions révolutionnaires et confirmé dans la loi du 26 juin 1889 relative à la nationalité et la loi du 10 août 1927 sur la nationalité, et en dernier lieu dans l’ordonnance du gouvernement provisoire de la république française du 19 octobre 1945 portant code de la nationalité. Le propos n’est d’ailleurs pas nouveau. En 1993, les parlementaires avaient tenté de faire reconnaître devant le Conseil constitutionnel que l’acquisition automatique à la majorité de la nationalité par le droit du sol était un PFRLR – sans succès toutefois. Le juge constitutionnel n’avait alors rien dit – directement – de la valeur du droit du sol en lui-même. À l’occasion de cette décision, Robert Badinter, président du Conseil, déclarait lors du délibéré que « [s]i le législateur avait supprimé le jus soli, la question se poserait bien. Mais ici il s’agit simplement d’en adapter certaines modalités ». Adapter les modalités du droit du sol ne portait aucune atteinte à un éventuel principe constitutionnel (en l’espèce passer de l’automaticité à l’exigence d’une manifestation de volonté), mais demeurait entière la question de la valeur fondamentale du droit du sol s’il avait fait l’objet d’une « suppression ».

 

Dans son avis précité de 2018, à propos de l’ajout d’une condition de séjour régulier d’un parent dans le cadre de l’acquisition par le droit du sol à Mayotte, le Conseil d’État faisait écho à la même préoccupation entre modification des modalités et suppression du principe : « le Conseil d’État estime que la proposition de loi peut être regardée comme n’apportant que des modifications aux conditions d’exercice du droit du sol et, au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, comme ne remettant pas en cause les règles essentielles et anciennes en matière de nationalité, ce qui soulèverait des questions de constitutionnalité plus délicates ». Les mots du Conseil d’État sont très mesurés, mais la remise en cause de « règles essentielles et anciennes » renvoie très clairement à la catégorie des PFRLR, et la question pourrait alors être « délicate ». L’abrogation pure et simple du droit du sol par le législateur ordinaire, à Mayotte ou ailleurs, pourrait ainsi conduire le Conseil constitutionnel à constitutionnaliser le droit du sol, c’est-à-dire le principe selon lequel la naissance sur le sol français, adjointe de conditions laissées à la discrétion du législateur, doit ouvrir le droit d’obtenir la nationalité française.

 

 

III. Réviser la Constitution pour restreindre un droit

Anticipant peut-être ces difficultés de nature constitutionnelle, l’exécutif préfère alors passer directement par une révision constitutionnelle. Cette approche révèle une perception formaliste et procédurale de la Constitution et du pouvoir de révision. À la manière de positions défendues par Favoreu sur le « juge aiguilleur » ou Vedel sur le « lit de justice » en matière constitutionnelle, modifier la Constitution pour contourner une censure ou une contrainte de nature constitutionnelle n’est certainement pas étranger au droit constitutionnel contemporain. La loi constitutionnelle du 25 novembre 1993 relative aux accords internationaux en matière de droit d’asile, la loi constitutionnelle du 8 juillet 1999 relative à l’égalité entre les hommes et les femmes ou la loi constitutionnelle du 23 février 2007 modifiant l’article 77 de la Constitution avaient précisément pour objet de contourner les contraintes créées par des décisions du Conseil constitutionnel. La différence fondamentale ici est que le législateur ne fait face à aucune contrainte constitutionnelle positive. Il s’agit d’un lit de justice préventif, d’un aiguillage vers le pouvoir de révision anticipant l’obstacle constitutionnel fait au législateur ordinaire. En cela, ce projet s’inscrit très exactement dans la continuité du projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation déposé le 23 décembre 2015 (et abandonné quelques mois plus tard) qui, déjà, proposait d’étendre la déchéance de nationalité par la voie constitutionnelle parce que cette mesure relevant normalement du législateur ordinaire formait potentiellement, selon le gouvernement, « une atteinte excédant ce qu’autorise la Constitution » – mais sans que le Conseil constitutionnel n’ait jamais directement dit quoi que ce soit à ce sujet.

 

Il n’en demeure pas moins que réviser la Constitution pour habiliter le législateur à agir d’une manière qui, autrement, serait inconstitutionnelle heurte pour partie la conception libérale du constitutionnalisme. Comme Constant le relevait dans son célèbre discours au Tribunat, il est certain que la Constitution est aussi « un acte de défiance, puisqu’elle prescrit des limites à l’autorité ». Ici, et alors même qu’aucune décision du Conseil constitutionnel n’a mis le gouvernement face à de claires limites constitutionnelles, l’exécutif envisage de réviser la Constitution pour restreindre un droit jusqu’alors garanti par toutes les lois républicaines, et marquant une nette division entre un territoire d’outre-mer et le reste de la France. La révision de la Constitution ne suit donc pas un objectif libéral de protection des droits individuels, comme c’est le cas par exemple du projet relatif à la constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse, mais plutôt de restriction d’un droit, comme ce fut le cas de la révision de 1993 précitée à propos du droit d’asile ou de la révision avortée relative à l’extension de la déchéance de nationalité en 2015/2016.

 

 

IV. La nécessité douteuse de la réforme

L’orientation peu libérale de cette réforme pourrait déjà faire douter, quant à son opportunité, ceux qui sont attachés à cet aspect du constitutionnalisme. Ce sentiment est encore consolidé face à l’incapacité du gouvernement à sérieusement démontrer l’intérêt de l’abrogation du droit du sol dans le rétablissement de la paix sociale à Mayotte. Certes, une partie de la population et des élus mahorais en ont fait une revendication constante. Mais, comme le constatait déjà la mission parlementaire sur la situation de l’immigration à Mayotte en 2006 : « le droit de la nationalité relatif au lieu de naissance (“droit du sol”) est mal compris des immigrés clandestins comme des Mahorais, qui ont tendance à croire que le seul fait de naître sur le sol français garantit l’obtention de la nationalité française et interdit toute reconduite à la frontière ». Tel n’est en effet pas le cas. L’acquisition de la nationalité, par le droit du sol, intervient au mieux à l’âge de treize ans à la demande des parents, moyennant une résidence de l’enfant en France depuis ses huit ans. Au surplus, la réforme de 2018 a déjà ajouté une condition de séjour régulier d’un parent au moment de la naissance de l’enfant. C’est donc au terme de treize années de séjour sur le territoire mahorais qu’une famille d’étrangers ayant un enfant né en France verront ce dernier acquérir la nationalité, et les parents bénéficier d’un titre de séjour – à la condition de contribuer effectivement à l’entretien et à l’éducation de leur enfant. Comment imaginer que cette acquisition lointaine, et incertaine puisque la famille ne fait l’objet d’aucune protection pendant toute la période où l’enfant est étranger, motive de manière significative le mouvement migratoire ? Les inégalités de richesse considérables entre les Comores et Mayotte expliquent bien mieux ce qui guide la migration.

 

Les chiffres communiqués par le ministère confirment paradoxalement la faible attractivité du droit de la nationalité. Si le droit du sol était un véritable facteur d’attraction pour les migrants à Mayotte, alors deux données au moins pourraient être vérifiées : d’abord l’importance plus importante des acquisitions par le droit du sol à Mayotte au regard du reste du territoire national ; ensuite l’acquisition le plus tôt possible de la nationalité, réclamée par les parents, dès les treize ans de l’enfant pour ensuite bénéficier d’un titre de séjour « parent d’enfant français » (dans le cadre d’une hypothétique stratégie de régularisation). Or, ni l’un ni l’autre ne ressort des chiffres. En réponse à une question parlementaire, le ministère indiquait le 3 octobre 2023 qu’on dénombrait 860 acquisitions de la nationalité par le droit du sol, tous mécanismes confondus. Ramenés aux 150 000 étrangers qui résident sur le sol mahorais selon l’INSEE, ces chiffres montrent un taux d’acquisition de 0,6 %, légèrement inférieur au 0,65 % du territoire français dans son ensemble (5,3 millions d’individus étrangers, et 34 500 acquisitions par le droit du sol en 2022). Par ailleurs, sur ces 860 acquisitions en 2022 à Mayotte, seules 442 sont intervenues dès les treize ans de l’enfant, donc à l’initiative des parents – le reste des acquisitions intervenant à la demande de l’enfant dès ses seize ans, ou automatiquement à la majorité. Seule une moitié des acquisitions sont le fait des parents : il n’existe aucun empressement particulier dans les familles pour profiter de ce droit.

 

Pour le moment, le ministère se borne à communiquer sur l’importance des flux migratoires à Mayotte, et sur l’importance des naissances à la maternité de Mamoudzou. Les chiffres concernant réellement la nationalité ne font cependant apparaître aucune stratégie particulière qui lierait la migration des parents à la perspective de faire acquérir à leur enfant la nationalité française. Difficile de comprendre dès lors quelle nécessité dicte que la Constitution doive évoluer, surtout si c’est au prix de la division de la République et de la négation de son histoire.

 

 

 

Crédit photo : Jean-Pierre Dalbéra / CC BY-2.0