Un nouveau face à FACE : Vers une nouvelle remise en cause du droit à l’avortement aux Etats-Unis ? Par Sébastien Natroll
Loi emblématique de la présidence Clinton, le Freedom of Access to Clinic Entrances Act (ou FACE Act) est actuellement accusée par les militants anti-avortement d’être un instrument législatif destiné à les persécuter. Le texte, visant à proscrire l’usage de la force physique ou de la menace tant dans les cliniques où se pratiquent des avortements que dans des lieux de culte, est régulièrement décrit comme inconstitutionnel par ses opposants, qui dénoncent une mainmise du gouvernement fédéral sur ce qui est, selon eux, du seul pouvoir de police des États. L’évolution de la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis pourrait un jour leur donner raison.
The Freedom of Access to Clinic Entrances Act (FACE Act), a hallmark of the Clinton presidency, is currently criticized by anti-abortion activists as a legislative tool aimed at persecuting them. The statute, designed to prohibit the use of physical force or threats at both abortion clinics and places of worship, is frequently described as unconstitutional by its opponents. They argue that it represents an overreach of federal authority into what they believe should be the exclusive police power of the states. The evolution of United States Supreme Court jurisprudence may one day vindicate their position.
Par Sébastien Natroll, journaliste juridique indépendant
Le Freedom of Access to Clinic Entrances Act[1] (FACE Act) serait-il inconstitutionnel ? Symbole d’une période où les dissensions entre camps pro et anti-avortement s’exprimaient par la violence, le texte promulgué par le président Clinton en 1994 connaît de nouvelles contestations dans l’Amérique « post-Dobbs » : les questions entourant la constitutionnalité de la loi ressurgissent après que la Cour suprême a, en juin 2022, mis fin à la protection constitutionnelle du droit à l’avortement dans l’arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization 597 U.S. 215 (2022). Alimentés par les récentes condamnations de militants anti-avortement, les débats sur son inconstitutionnalité se concentrent autour de l’autorité du Congrès à voter une telle loi : les opposants au texte estiment d’une part que le Congrès n’est plus autorisé à agir en vertu de la Section 5 du 14e amendement, puisque ce dernier ne consacre plus de droit à l’interruption volontaire de grossesse, la licéité de l’acte étant désormais du ressort des États fédérés. Ils considèrent d’autre part que la clause de commerce ne saurait être invoquée pour réguler une activité non-économique par nature — en l’occurrence, un acte d’obstruction motivé par la volonté de s’opposer à l’acte abortif, sans égard au fait que la procédure médicale constitue ou non une opération commerciale. L’autorité du Congrès à légiférer en vertu de la clause de commerce, bien qu’affirmée dans de nombreux circuits d’appel, semble aujourd’hui fragilisée tant par le « new federalism » de la jurisprudence de la Cour suprême que par la composition de celle-ci, qui lui est majoritairement acquise.
I. La criminalisation des militants anti-avortement au crible de l’activité économique
Le Congrès peut-il criminaliser l’obstruction de cliniques pratiquant des avortements au motif de son incidence sur une activité commerciale ? Jusqu’ici, la justice avait répondu par l’affirmative, justifiant ainsi l’autorité du Congrès à légiférer en vertu de la clause de commerce (Article I, Section 8 de la Constitution) : dans United States v. Gregg, 26 F.3d 253 (3d Cir. 2000), par exemple, le 3e Circuit d’Appel avait affirmé que « [c]ontrairement à la criminalité motivée par le genre, l’activité réglementée par la loi FACE – l’obstruction physique et la destruction de cliniques de santé génésique et l’interférence intentionnelle et l’intimidation de personnes obtenant et fournissant des services de santé génésique – est une activité dont l’effet est de nature économique ». De même, dans Norton v. Ashcroft, 298 F.3d 547 (6th Cir. 2002), le 6e Circuit a considéré que « [l]es conclusions expresses du Congrès à l’origine de la loi démontrent clairement que les actes de violence et d’obstruction dirigés contre les établissements de santé génésique ont entraîné des millions de dollars de dommages, contraint les établissements de santé génésique à fermer, retardé les services médicaux et intimidé de nombreux médecins pour qu’ils ne proposent pas de services d’avortement »[2]. Pour les Cours d’Appel, la criminalisation de l’obstruction des cliniques pratiquant l’avortement répond ainsi au troisième facteur énoncé dans l’arrêt United States v. Lopez 514 U.S. 539 (1995) : il s’agit de la régulation d’une activité ayant un « effet substantiel » sur le commerce interétatique[3]. Une conclusion qui n’a jamais donné lieu à une quelconque affirmation ou réfutation de la part de la Cour suprême, laquelle a systématiquement refusé l’octroi d’un certiorari aux nombreuses affaires qui se sont présentées à elle[4].
Cette vision maximaliste de l’activité économique n’est pas sans rappeler celle des tenants des Law & Economics, pour qui toute activité humaine est intrinsèquement économique[5]. Cette conceptualisation de l’incidence économique entre toutefois en conflit avec le principe selon lequel « [l]e gouvernement est reconnu par tous comme un gouvernement aux pouvoirs énumérés »[6], principe en outre rappelé par le Chief Justice Rehnquist dans l’arrêt Lopez : « Selon les théories que le gouvernement présente à l’appui […], il est difficile de percevoir une quelconque limitation du pouvoir fédéral, même dans des domaines tels que l’application du droit pénal ou l’éducation, où les États sont historiquement souverains ». En déclarant le Gun Free School Zone Act — un texte interdisant la possession d’une arme à proximité d’une école — inconstitutionnel, la Cour a créé une rupture majeure, rompant avec soixante ans d’interprétation large de la clause de commerce[7]. L’opinion concurrente du juge Clarence Thomas, appelant à un retour au « sens public originel » de la clause de commerce, fait de l’arrêt Lopez l’un des marqueurs jurisprudentiels du « new federalism », une doctrine visant à contrecarrer le « big government » par un retour aux « droits des États » (states’ rights)[8]. Près de trente ans après Lopez, la Cour suprême pourrait, si l’occasion se présentait, réorienter davantage son interprétation de la clause de commerce à la faveur d’une lecture originaliste, c’est-à-dire attachée à interpréter la Constitution à l’aune du sens qu’elle avait au moment de sa ratification. La conjonction entre d’une part l’évolution jurisprudentielle et d’autre part l’évolution de la composition de la Cour suprême, plus réceptive aux arguments mettant en avant le « sens public originel », rend crédible un éventuel contrôle de constitutionnalité du FACE Act par la Cour suprême.
II. Une évolution jurisprudentielle marquée par Lopez et Morrison, potentiellement défavorable au FACE Act.
À travers United States v. Lopez et United States v. Morrison 529 U.S. 598 (2000), la Cour suprême du Chief Justice William Rehnquist a considérablement infléchi la trajectoire jurisprudentielle de l’institution qui, depuis les années 1930, faisait de la clause de commerce une clause « élastique », privilégiant une interprétation particulièrement large du terme « commerce ». Seul juge encore présent à avoir siégé durant l’ère Rehnquist, Clarence Thomas apparaît comme le soutien le plus intransigeant à une ligne originaliste. Les propos conclusifs de sa courte opinion concurrente dans l’arrêt Morrison font écho, près de vingt-cinq plus tard, aux récriminations de certains élus du Parti républicain, qui estiment qu’à travers le FACE Act, le gouvernement fédéral s’arroge le pouvoir de police des États : « Tant que la Cour n’aura pas remplacé sa jurisprudence sur la clause de commerce par une norme plus conforme à l’interprétation originale, nous continuerons à voir le Congrès s’approprier les pouvoirs de police des États sous prétexte de réglementer le commerce »[9]. Un point qu’il avait déjà soulevé cinq ans plus tôt dans Lopez, non sans une certaine contradiction, puisqu’il avait affirmé que la Cour avait toujours (il souligne) rejeté une lecture de la clause de commerce et de l’étendue du pouvoir fédéral lui permettant d’exercer un pouvoir de police. [10]
La constance avec laquelle le juge Thomas plaide en faveur de l’originalisme s’est également exprimée dans l’arrêt Gonzales v. Raich, 545 U.S. 1 (2005) : si l’opinion majoritaire, rédigée par le juge Stevens, a validé l’article du Controlled Substances Act prohibant la culture locale de marijuana, le juge Thomas s’est fendu d’une opinion dissidente dénonçant la possibilité, pour le gouvernement fédéral, de pouvoir tout contrôler au moyen de la Commerce clause. Sur la question de l’avortement, ni lui, ni le juge Scalia ne s’étaient prononcés sur l’usage de la clause de commerce s’agissant du Partial-Birth Abortion Ban Act[11] — un texte interdisant une pratique abortive controversée, la procédure par dilatation et extraction intacte —, la question n’ayant pas été présentée à la Cour. L’évoquer leur a néanmoins permis d’exprimer leurs doutes sur ce sujet.
À la Cour, le juge Thomas n’est pas seul : Samuel Alito, arrivé en 2006, semble aussi de ceux qui désirent poser des limites à la clause de commerce ou, a minima, que les lois votées en vertu de ladite clause mentionnent un élément juridictionnel les liant au commerce interétatique, un détail qui manque au FACE Act : « [L]a loi contestée ici satisferait aux exigences de la clause de commerce si le Congrès ajoutait simplement un élément juridictionnel – une caractéristique commune aux lois fédérales dans ce domaine et qui n’a pas posé de problèmes notables […] » avait-il ainsi affirmé dans une opinion dissidente dans l’affaire United States v. Rybar, 103 F.3d 273, 287 (3d Cir. 1996). Si les choses sont moins claires s’agissant du juge Neil Gorsuch, qui a remplacé Scalia en 2016, le juge s’affirme à la fois comme originaliste et adversaire du principe de « clause de commerce dormante »[12]. Quant au juge Kavanaugh, invité en 2017 à s’exprimer devant l’American Enterprise Institute, il avait souligné que « [l]e pouvoir du Congrès en vertu de la clause de commerce reste sans aucun doute très large, mais il y a des limites. Le Congrès ne dispose pas d’un pouvoir de police général, et William Rehnquist est en grande partie responsable de cette caractéristique importante du droit constitutionnel moderne ». Enfin, la juge Amy Coney Barrett, disciple du juge Scalia, estime quant à elle que la règle du précédent (stare decisis) est, au sein de la Cour suprême, une « règle souple »[13]. La Cour suprême de 2024 paraît en conséquence en mesure d’offrir à son doyen ce qu’il réclame depuis près de trente ans.
Dans un article publié dans la Notre Dame Law Review en 2023, les universitaires John McGinnis et Michael Rappaport, observant ce mouvement dans le sens de l’originalisme, soutiennent que la Cour devrait aller plus loin encore : partisans d’un renversement des arrêts Wickard et Raich, les auteurs avancent que « [l]e fait d’annuler les précédents qui autorisent la réglementation des questions non économiques réduirait la portée de la clause de commerce selon la doctrine moderne […] ». Un effet similaire à Lopez, mais « plus large et plus persuasif »[14]. La question de l’avortement, qui demeure toujours très présente au sein de la Cour (mentionnons, entre autres, les affaires FDA v. Alliance for Hippocratic Medicine et Idaho v. United States, affaires concernant respectivement la mise sur le marché de la pilule abortive et l’accès à l’avortement thérapeutique en vertu de la loi fédérale « EMTALA »), pourrait ainsi revenir devant elle avec la Commerce clause pour vecteur : peut-être estimera-t-elle alors que les conclusions qui furent celles des cours d’appel contredisent le raisonnement qui fut le sien dans Lopez et Morrison[15]… À moins qu’elle ne fasse le choix de la ligne portée par McGinnis et Rappaport, ce qui aurait des conséquences bien plus importantes : en réduisant ainsi la capacité du Congrès à légiférer en vertu de la clause de commerce, la Cour suprême ferait un grand pas en direction du limited government[16] La question de l’interdiction des obstructions dans les cliniques pratiquant les avortements serait, quant à elle, « renvoyée au peuple et à ses représentants élus » dans les États fédérés. Une redite de Dobbs.
[1] 18 U.S. Code § 248
[2] Voir Lopez, 514 U.S., à 584 ; voir aussi A. Vermeule, Common Good Constitutionalism, Medford, Polity Press, 2022, p. 34 (« [L]e gouvernement fédéral a acquis par prescription, au fil du temps, un pouvoir de police de facto. »)
[3] Gonzales v. Carhart, 550 U.S. 124, 168 (2007).
[4] South Dakota v. Wayfair, Inc., 585 U.S. __ (2018).
[5] A. Coney Barrett, « Precedent and Jurisprudential Disagreement » , 91 Tex. L. Rev. 1711 (2012-2013), 2013.
[6] J. O. McGinnis, M. Rappaport, « Originalist Approach to Prospective Overruling », Notre Dame Law Review, Vol. 99, No. 2, 2023, Northwestern Public Law Research Paper No. 23-07, San Diego Legal Studies Paper No. 23-009, 2023.
[7] D. M. Driesen, « The Economic/Noneconomic Activity Distinction Under the Commerce Clause », 67 Case W. Rsrv. L. Rev. 337, 2016, p. 30. (« [C]ertains des tribunaux qui ont confirmé cette loi ont ignoré les instructions de [l’arrêt] Lopez sur la manière de qualifier les activités d’économiques, qualifiant le blocage de l’accès à une clinique de santé d’activité économique, parce qu’elle a un effet économique. Cette conclusion contredit pleinement le raisonnement employé dans Lopez et Morrison, mais elle élimine un obstacle potentiel à la prise d’une décision confirmant la loi. »)
[8] United States v. Wilson, 73 F.3d 675 (7th Cir. 1995), cert. refusé, 519 U.S. 806 (1996) ; United States v. Soderna, 82 F.3d 1370 (7th Cir.), cert. refusé, 519 U.S. 1006 (1996) ; United States v. Dinwiddie, 76 F.3d 913 (8th Cir.), cert. refusé, 519 U.S. 1043 (1996) ; Terry v. Reno, 101 F.3d 1412 (D.C. Cir. 1996), cert. refusé, 520 U.S. 1264 (1997) ; Hoffman v. Hunt, 126 F.3d 575 (4th Cir. 1997), cert. refusé, 523 U.S. 1136 (1998) ; United States v. Bird (I), 124 F.3d 667 (5th Cir. 1997), cert. refusé, 523 U.S. 1006 (1998) ; United States v. Weslin, 156 F.3d 292 (2d Cir. 1998), cert. refusé, 525 U.S. 1071 (1999) ; United States v. Gregg, 226 F.3d 253 (3d Cir. 2000), cert. refusé, 532 U.S. 971 (2001) ; United States v. Hart, 212 F.3d 1067 (8th Cir. 2000), cert. refusé, 531 U.S. 1114 (2001) ; Norton v. Ashcroft, 298 F.3d 547 (6th Cir. 2002), cert. refusé, 537 U.S. 1172 (2003) ; United States v. Bird (II), 401 F.3d 633 (5th Cir.), cert. refusé, 546 U.S. 864 (2005) ; United States v. Dugan, 450 F. App’x 20 (2d Cir. 2011), cert. refusé, 566 U.S. 949 (2012).
[9] A. Ides, « Economic Activity as a Proxy for Federalism: Intuition and Reason in United States v. Morrison », Constitutional Commentary, Volume 18, Number 3 (Winter 2001), 2001, p. 567.
[10] R. E. Barnett, « The Original Meaning of the Commerce Clause », 68 U. Chi. L. Rev. 101-147, 2001.
[11] J. L. Entin, « The New Federalism after United States vs. Lopez – Introduction », 46 Case W. Rsrv. L.
Rev. 635, 1996, p. 636.
[12] Voir United States v. Lopez, 514 U.S. 549, 595 (1995) et United States v. Morrison, 529 U. S. 598, 627 (2000).
[13] Voir Lopez, 514 U.S., à 584 ; voir aussi A. Vermeule, Common Good Constitutionalism, Medford, Polity Press, 2022, p. 34 (« [L]e gouvernement fédéral a acquis par prescription, au fil du temps, un pouvoir de police de facto. »)
[14] Gonzales v. Carhart, 550 U.S. 124, 168 (2007).
[15] South Dakota v. Wayfair, Inc., 585 U.S. __ (2018).
[16] Voir à ce sujet le professeur Evan D. Bernick sur les liens entre originalisme et libertarianisme : « The Libertarian Case for Originalism », The Federalist Society, 10 août 2016.
Crédit photo : Aiden Frazier