LE PRESIDENT MANQUE AUX DEVOIRS DE SA CHARGE …

Par Pierre Avril

<b> LE PRESIDENT MANQUE AUX DEVOIRS DE SA CHARGE … </b> </br> </br> Par Pierre Avril

« Je demande à l’ensemble des forces politiques se reconnaissant dans les institutions républicaines, l’Etat de droit, le parlementarisme, une orientation européenne et la défense de l’indépendance française, d’engager un dialogue sincère et loyal pour bâtir une majorité solide, nécessairement plurielle, pour le pays…  C’est à la lumière de ces principes que je déciderai de la nomination du Premier ministre. Cela suppose de laisser un peu de temps aux forces politiques pour bâtir ces compromis avec sérénité et respect de chacun… »

 

La perspective ainsi tracée par le président de la République dans sa lettre aux Français du 11 juillet n’a pas surpris, elle a même paru naturelle aux commentateurs, qui ont invoqué en ce sens la pratique des régimes parlementaires voisins – les longues semaines de négociations avant que le Bundestag élise le Chancelier- comme une sorte de droit commun avec lequel nous serions invités à renouer. Je me frotte les yeux :  où est passée notre Constitution ?  Et quel secours peuvent lui apporter de tels exemples ? Il est clair en effet qu’elle rompait avec la souveraineté parlementaire de la IVe République, en ce que, désormais, le Gouvernement responsable devant le Parlement procède du président de la République et non du choix des partis (ce fut la base du compromis entre le Général et les ministres d’Etat en 1958).

 

Ainsi l’article 8 dispose que le président de la République nomme le Premier ministre, puis il désigne avec lui les membres du gouvernement, la nomination du Premier ministre étant un acte discrétionnaire dispensé de contreseing, tandis que la composition du gouvernement et la définition de la politique qui s’ensuit font l’objet d’un accord avec le Premier ministre. Accord que l’autorité que le Président tire de son élection au suffrage universel direct rend inégal – d’où la convention selon laquelle le Premier ministre se considère politiquement responsable devant lui et que la détermination de la politique de la Nation échappe au seul gouvernement en dépit de l’article 20. Sauf évidemment en cas de cohabitation, lorsqu’ à la suite d’élections le leader d’une majorité opposée s’impose comme Premier ministre et que l’article 20 retrouve en principe son empire.

 

Mais aucune majorité n’étant sortie de la dissolution du 9 juin, il en  résulte une situation aussi confuse qu’inédite devant laquelle Emmanuel Macron (qui en est pourtant responsable…) se dérobe en transférant aux partis la prérogative de déterminer les contours d’une possible majorité et les personnalités susceptibles de devenir Premier ministre : c’est exactement le contraire de la stricte démarche constitutionnelle selon laquelle le gouvernement désigné par le Président se présente aux députés et entraîne les contours de la majorité qui l’approuve – ou le refuse par une motion de censure. La démarche constitutionnelle est claire : la responsabilité de décider d’une solution relève de l’initiative du président de la République.

 

Qu’il tente de sauver ses troupes sinistrées en jouant de la lassitude de l’opinion devant les marchandages de partis invités à se partager les places, et qu’il espère ainsi récupérer l’apparence d’un pouvoir qui lui échappe, sa manœuvre dérisoire ne saurait dissimuler l’évidence : ce Président manque aux devoirs de sa charge, comme le dit l’article 68… Il n’est pas destitué, mais il est en sursis.

 

Cette dérobade va d’ailleurs beaucoup plus loin. La Constitution de 1958 est en effet revenue à la formule de 1875, ainsi que le Général l’affirma malicieusement devant le Comité consultatif constitutionnel : le président de la République nomme le gouvernement qui se présente ensuite devant le Parlement, comme sous la IIIe République, et l’on a simplement supprimé l’investiture préalable par les députés instaurée en 1946. Que ce gouvernement demandât évidemment un vote de confiance comme sous la IIIe pouvait sembler aller de soi en raison du premier alinéa de l’article 49 prévoyant un vote sur la présentation du programme. Mais cette disposition tenue alors pour obligatoire devînt une simple option et fut abandonnée, pour ne plus ressurgir qu’en fonction de l’opportunité sous forme d’une déclaration de politique générale. Ainsi fut rompu le lien politique entre le Parlement et le Gouvernement et s’imposa le présidentialisme.

 

La dérobade d’Emmanuel Macron va beaucoup plus loin, parce qu’elle le situe en deça des présidents de la IIIe République, dont René Capitant avait souligné qu’ils agissaient directement sur le dénouement des crises en désignant le président du Conseil (le Premier ministre) et pouvaient ainsi peser de manière décisive sur la formation des gouvernements. Leur magistrature d’influence était loin d’être passive, et  les deux présidents de la IVe République l’exercèrent à leur tour. Car leur faiblesse s’accompagnait toujours de la prérogative de choisir le chef du gouvernement proposé à l’investiture des députés ; si ce choix était généralement limité à quelques personnalités (ce qui n’était d’ailleurs  pas  négligeable), il devenait discrétionnaire en cas de paralysie politique, quand nulle issue ne se dessinait : tel un deus ex machina, le président dénouait alors la situation par l’appel à la personnalité inattendue capable de sortir les députés de l’impasse en proposant une autre politique. Pour ne prendre que la dernière législature, Vincent Auriol « découvrit » ainsi Antoine Pinay en 1952 et René Coty eut recours à Pierre Mendès France en 1954… avant « le plus illustre des Français » en 1958.

 

Ce n’est donc pas, comme on l’a dit, un retour à la IVe République, laquelle a réalisé dans le désordre de grands progrès que la suivante a pu exploiter, c’est un effondrement bien plus grave du régime auquel nous assistons.

 

Pierre Avril

 

 

  

Crédit photo : ALDE / CC BY 2.0