République présidentielle, cohabitation, République parlementaire

Par Jean-Marie Denquin

<b> République présidentielle, cohabitation, République parlementaire </b></br></br> Par Jean-Marie Denquin

Alors que la présidentialisation et la cohabitation étaient les effets d’une même cause, le fait majoritaire, les élections législatives de l’été 2024 ont suscité une déclinaison inédite du texte de 1958. En l’absence d’une majorité parlementaire sortie des urnes, le choix du gouvernement n’est pas déterminé par le scrutin mais par la composition de l’Assemblée nationale. On en revient donc à une République parlementaire. Ce modèle est viable, mais, paradoxalement, les espoirs des ennemis de la Ve République reposent sur la logique présidentialiste qui l’a jusqu’ici dominée.

 

While presidentialization and cohabitation were the effects of a single cause, the majority fact, the 2024 legislative elections have given rise to an unprecedented variation of the 1958 Constitutional. Absent a parliamentary majority resulting from the ballot box, the choice of government is determined not by the ballot but by the composition of the National Assembly. We therefore return to a parliamentary republic. This model is viable, but paradoxically, the hopes of the enemies of the Fifth Republic rest on the presidentialist logic that has dominated it until today.

 

Par Jean-Marie Denquin, Professeur émérite de l’Université Paris-Nanterre

 

 

 

Depuis un mois qu’il y a des faits à commenter et des commentateurs qui commentent, tout est dit et l’on vient trop tard. Cette parodie de La Bruyère ne vise qu’à prévenir le lecteur qu’il ne trouvera ici guère de neuf. Mais certaines choses méritent d’être redites.

 

Quatre semaines après le deuxième tour des élections législatives consécutives à la dissolution décidée par le président de la République, l’opinion parait s’étonner de ce que, malgré la volonté de changement manifestée par les électeurs, rien ne change. Mais n’est-ce pas une illusion d’optique ? Si l’on y réfléchit, il apparait que, si la continuité est plus apparente que réelle, la nouveauté est moins nouvelle qu’elle ne le parait.

 

Nous avons changé de système politique. Longtemps on a opposé, dans le discours ordinaire, le fait majoritaire à la cohabitation. Les rares voix qui récusaient cette assertion n’étaient pas écoutées. Pourtant c’est l’inverse qui était vrai : la cohabitation impliquait le fait majoritaire. Sans une majorité absolue à l’Assemblée nationale, aucun président de la République n’aurait appelé un adversaire politique à Matignon, aucun adversaire du Président n’aurait tenté l’aventure sans le soutien d’une majorité fiable et incontestée. La situation actuelle est tout autre : le fait majoritaire a, du moins pour l’instant, vécu.

 

En l’absence d’une majorité absolue – l’expression « majorité relative » n’a dans ce contexte, comme on l’a justement observé, aucun sens – la vie et la survie de tout gouvernement dépendent des coalitions politiquement et arithmétiquement possibles, mais par nature précaires, entre plusieurs groupes parlementaires.

 

Nous sommes donc sous la IVe République, avec cette nuance que la Constitution de la Ve a été rédigée en se fondant sur l’hypothèse d’une absence de majorité. Il suffit pour s’en convaincre de relire le discours de Michel Debré devant le Conseil d’État le 27 août 1958, dans lequel il justifie tous les détails, très minutieux, du texte par l’hypothèse d’une telle absence. L’apparition du fait majoritaire en 1962 fut aussi imprévue que décisive. Soixante-deux ans après, sa disparition – si elle se confirme – ne l’est pas moins. Il n’est donc pas étonnant que les observateurs continuent à raisonner selon le schéma antérieur mais, au moins temporairement, obsolète.

 

Or, et quel que soit l’avenir, la situation présente est un bouleversement. Le système mis en place au début du siècle comme antidote à la cohabitation était fondé sur le triple principe du quinquennat, de la priorité de l’élection présidentielle et du scrutin majoritaire à deux tours. Il était censé entrainer par aspiration, comme on dit sur les circuits de formule 1, une majorité parlementaire fidèle au chef de l’État. Il s’est enrayé. Le Président a donc perdu, mais il n’en résulte pas que quelqu’un ait gagné. La prépondérance présidentielle et la cohabitation sont également impossibles.

 

Les élections n’ont donc pas tranché. Les électeurs n’ont pas désigné les gouvernants. La capacité de choisir la tendance politique et les hommes qui vont gouverner a été transférée aux représentants qui doivent l’exercer dans le cadre du Parlement en négociant des alliances viables mais révisables et toujours précaires, a fortiori si elles sont minoritaires. Cette situation a pour conséquence que ceux qui sont en tête n’ont pas forcément gagné, ceux qui semblent avoir perdu resteront peut-être au pouvoir – phénomène peu compréhensible pour les jeunes générations qui n’ont connu que la République présidentielle, où le gouvernement se définissait pour ou contre le chef de l’État, mais toujours par rapport à lui. Elle est moins étonnante pour les générations qui ont connu la IVe République, ou en connaissent l’histoire : la République est redevenue, provisoirement peut-être, parlementaire.

 

Une différence notable doit cependant être observée. Dans la Constitution  de 1946, l’article 45 disposait : « Au début de chaque législature, le Président de la République, après les consultations d’usage, désigne le Président du Conseil ». L’expression est étrange, car « consultations d’usage » suppose l’existence d’un droit ante ou supra constitutionnel, mais le sens est clair :  le Président doit « consulter » pour choisir une personnalité susceptible d’être acceptée par les partenaires d’une coalition virtuelle. Le contraste est total avec la Constitution de 1958 : « Le Président de la République nomme le Premier ministre » (art. 8) et le fait sans contreseing (art. 19). Son choix est donc discrétionnaire, il n’est obligé ni de nommer un candidat désigné par une coalition – et non un parti – qui a obtenu le plus de sièges, ni au parti qui a obtenu le plus de voix au premier tour des élections. Il serait d’ailleurs souhaitable, dans ce contexte, que l’on en revienne à la procédure de l’alinéa 49-1, afin de montrer qu’une majorité de l’Assemblée apporte un soutien réel à un programme ou à une déclaration de politique générale. Elle manifesterait ainsi une confiance positive, et pas seulement négative, au Gouvernement. Il serait d’ailleurs étonnant que les pourfendeurs de l’alinéa 49-3 ne s’appuient que sur lui pour gouverner.

 

Il faut également relativiser les analyses consacrées à un autre phénomène, qui passe aussi pour une réalité nouvelle et inquiétante : la polarisation aux extrêmes et la marginalisation du centre, triomphant en 2017, apparemment laminé en 2024. Il faut rappeler ici que la IVe République a connu deux cas de figure successifs. Au lendemain de la guerre, le pays est dominé par le tripartisme, alliance des communistes (PCF) des socialistes (SFIO) et des démocrates chrétiens (MRP). Les radicaux et les partis de droite sont marginalisés. Les communistes sont représentés au gouvernement, contrairement à l’époque du Front populaire qu’ils soutenaient sans y participer. Mais après l’éviction des ministres communistes en mars 1947, ce système est remplacé par la troisième force : la coalition des partisans du régime s’oppose aux communistes et aux gaullistes, qui veulent renverser celui-ci. Provisoirement sauvée, notamment par le bricolage d’une loi électorale ad hoc, dite « des apparentements », la IVe fut finalement balayée par le séisme de la guerre d’Algérie. Cet exemple montre toutefois qu’une majorité centriste peut résister aux extrêmes. Il est peu probable qu’on ressuscite les apparentements, mais le rappel de cet expédient incite à poser la question de la loi électorale.

 

L’adoption en 1958 du scrutin majoritaire à deux tours avait deux objectifs : favoriser la stabilité gouvernementale et privilégier le centre de l’éventail politique contre les extrêmes, qui par définition ne peuvent espérer des renforts que d’un côté. Le premier objectif a été atteint au-delà de toute attente en 1962 et jusqu’en 2017. Il a échoué en 2024. Quant au second objectif, généralement atteint, il ne le fut aux dernières législatives que sous la forme d’un refus massif de l’extrême droite. Mais il faut observer que si le RN a pu caresser un instant le rêve d’une majorité absolue, c’est uniquement grâce à ce système. À la représentation proportionnelle 33,2 % des voix n’auraient pas engendré 51 % des sièges… On peut d’ailleurs observer que, depuis les élections européennes, ce parti ne réclame plus la représentation proportionnelle. Le système à deux tours ne lui a pas été favorable en raison de l’adage « au premier tour on choisit, au second on élimine ». Il n’est même pas sûr qu’un scrutin à l’anglaise lui donnerait la victoire, car, s’il n’y avait qu’un tour, moins de candidats se présenteraient sans doute à celui-ci et la stratégie des électeurs serait différente. L’extrémisme demeure un handicap.

 

Mais, paradoxe de la situation actuelle, les plus farouches contempteurs du système de la Ve République en sont de purs produits : ils ne sauraient l’emporter dans un autre cadre. Dans celui-ci en effet la logique individuelle de la candidature présidentielle l’emporte sur la logique collective de la stratégie partisane. C’est le succès du candidat qui assure le triomphe du parti et non l’inverse. Seule la victoire du premier est donc susceptible d’engendrer une dynamique qui permet au second de l’emporter aux législatives suivantes, par le phénomène d’aspiration déjà évoqué. Le cas de Jean-Luc Mélenchon est à cet égard paradigmatique : seul son succès relatif à l’élection présidentielle, qui l’a placé en tête des candidats de gauche, a pu faire croire à la possibilité de créer, contre toute logique politique, un rassemblement forgé à partir d’un positionnement extrémiste. Seul un deuxième tour qui l’opposerait à Marine Le Pen lui offrirait – peut-être – une chance d’être élu. Il est donc rationnel de son point de vue d’empêcher toute alliance de la gauche et du centre. Or la malédiction de la gauche française est qu’elle ne peut gagner sans s’allier à l’extrême gauche mais ne peut gouverner que contre elle.

 

On pourrait objecter que Marine Le Pen est censée s’appuyer sur un parti. Mais, outre qu’on ne sait trop si celui-ci constitue pour elle un accélérateur ou un frein, il ne faut pas oublier qu’elle le doit à son père, dont le succès fut d’abord une percée à l’élection présidentielle. Et le dernier scrutin montre qu’un succès du parti aux législatives sans aspiration présidentielle demeure pour le moins problématique.

 

La suite des événements va donc dépendre d’un combat douteux entre deux formes de République : la logique parlementaire va-t-elle, par la force des choses et au moins provisoirement, l’emporter sur la logique présidentielle ? Si tel est le cas, un temps de réflexion va être offert aux Français et aux personnes qui sont censées les gouverner. Si tel n’est pas le cas, seule la capacité d’un candidat centriste – au sens le plus large – à disputer le second tour de l’élection présidentielle permettra d’éviter l’autodestruction du système.

 

 

 

Crédit photo : Guilhem Vellut / CC BY-2.0