Temps difficiles pour les juridictions constitutionnelles : la Cour constitutionnelle italienne à risque de « capture » ?

Par Anna Maria Lecis Cocco Ortu

<b> Temps difficiles pour les juridictions constitutionnelles : la Cour constitutionnelle italienne à risque de « capture » ?</b> </br> </br> Par Anna Maria Lecis Cocco Ortu

Le retard du Parlement italien dans l’élection d’un juge constitutionnel rouvre le débat sur les garde-fous pour assurer l’impartialité et l’effectivité des organes de justice constitutionnelle à un moment où les tentatives plus ou moins réussies de « capture » des cours constitutionnelles ou suprêmes de la part du pouvoir politique en place se multiplient. Par ailleurs, à l’heure où dans des pays dotés de cours constitutionnelles bénéficiant d’une plus forte légitimité des vifs débats existent autour des précautions nécessaires pour protéger ces institutions des risques d’emprise, on ne peut que regretter que cette question ne soit pas suffisamment prise en compte en France.

 

The delay of the Italian Parliament in the election of a constitutional judge reopens the debate on the safeguards to ensure the impartiality and effectiveness of constitutional justice, In a context in which the phenomena of “captured constitutional courts” are spreading. Furthermore, while lively debates exist in countries with more legitimate constitutional courts on the precautions necessary to protect these institutions from the risks of “capture”, we can regret that this question is not sufficiently taken into account in France.

 

Par Anna Maria Lecis Cocco Ortu, Maîtresse de conférences en droit public à Sciences Po Bordeaux – CED UMR 5116, CNRS, Sciences Po Bordeaux, Université de Bordeaux

 

 

Le mandat de la juge constitutionnelle Silvana Sciarra a pris fin le 11 novembre 2023. Depuis cette date, la Cour constitutionnelle italienne n’est composée que de quatorze juges au lieu des quinze prévus par l’art 135 de la Constitution.

 

La nomination du juge manquant revient au Parlement réuni en Congrès, mais les forces politiques sont loin de trouver un accord pour atteindre la majorité renforcée requise pour cette élection (les deux tiers des membres lors des trois premiers scrutins, puis les trois cinquièmes à partir du quatrième). À l’issue de l’échec du cinquième tour de scrutin le 25 juin dernier, la date du prochain scrutin a été fixée au 17 septembre, mais – sauf accord de dernière minute – aucune fumée blanche n’est prévue.

 

Ce n’est pas la première fois que le Parlement retarde l’élection des membres qu’il lui appartient de nommer. L’histoire de la République italienne est marquée par les difficultés dans l’élection des membres de nomination parlementaire. Le Parlement attend ainsi souvent la fin de différents mandats pour procéder contextuellement à plusieurs nominations et ainsi trouver plus facilement des accords de compromis autour de deux ou trois noms, en fonction des rapports de force entre les partis. Il s’agit du scénario qui semble se profiler à l’heure actuelle, puisque la majorité semble vouloir renoncer à proposer un nom susceptible de réunir les voix nécessaires, pour atteindre la fin de trois autres mandats en décembre de cette année (il s’agit des juges Augusto Barbera, Franco Modugno et Giulio Prosperetti, tous nommés par le Parlement en 2015). La Présidente du Conseil a en effet explicitement déclaré qu’il revient à sa majorité politique de « distribuer les cartes » en vue de cette élection. Mais elle s’abstient pour le moment de « jouer sa main / son tour », montrant ainsi sa volonté non seulement de distribuer les cartes, mais aussi de siffler le début de la partie. À la fin de décembre, le Parlement se retrouverait ainsi à élire 4 juges, ce qui permettrait à la majorité (qui peut compter sur 354 voix sur les 363 nécessaires) de proposer une « répartition » des nominations proportionnelle aux rapports de force au sein de l’hémicycle : elle se réserverait a minima le choix de trois juges et laisserait la désignation du quatrième aux oppositions.

 

Faut-il dès lors s’inquiéter d’une possible politisation de la juridiction constitutionnelle italienne à un moment où les tentatives plus ou moins réussies de « capture » des cours constitutionnelles ou suprêmes de la part du pouvoir politique en place se multiplient ?

 

Dans un contexte d’attaques diffus à l’encontre des cours constitutionnelles et suprêmes[1], l’ordre juridique italien semble disposer des garde-fous nécessaires pour préserver l’impartialité et l’effectivité de la juridiction constitutionnelle (I). Néanmoins, l’objectif de défense de l’État de droit, auxquels les institutions ainsi que la doctrine spécialisée et les citoyens doivent veiller, invite à la vigilance sur les pratiques qui pourraient lentement et presqu’invisiblement saper sa solidité (II).

 

 

I. La composition de la Cour constitutionnelle italienne : un exemple vertueux face aux phénomènes des cours sous emprise

L’affaiblissement des fonctions et de l’indépendance des organes judiciaires et de contrôle est un des éléments qui caractérisent l’actuel contexte de régression démocratique auquel un grand nombre de pays est confronté. Si les réformes menées en Hongrie et en Pologne et celles amorcées et avortées en Israël[2] constituent les exemples les plus connus, des attaques plus ou moins explicites à l’effectivité des organes de garantie, et notamment des juridictions suprêmes ou constitutionnelles, sont observables aussi dans d’autres pays. On dénombre ainsi des réformes visant à modifier la composition des juridictions[3] ou leur fonctionnement et prérogatives[4]. Dans d’autres cas, en l’absence de réforme, on a pu en revanche observer des pratiques à droit constant visant à obtenir une majorité des membres favorables aux politiques du gouvernement qui, quand bien même ne sauraient être inscrites au nombre des exemples de court-packing, pourraient à terme saper la capacité de l’organe d’agir en tant que contrepouvoir et affaiblir le système de poids et contrepoids.

 

À cheval entre ces deux hypothèses, s’inscrit le débat en cours en Allemagne sur la nécessité d’ancrer dans la Constitution une partie des règles sur l’organisation de la Cour constitutionnelle et la nomination de ses membres, actuellement inscrites dans la loi. Dans un billet paru sur le Verfassungsblog, l’auteur montre comment la majorité du Bundestag pourrait « capturer » le Bundesgervassungsgericht en quelques simples coups, jusqu’au mat, en baissant d’abord le seuil pour l’élection de ses membres, supprimant ensuite la durée du mandat pour instituer un mandat à vie et créant des nouvelles « chambres » de nomination parlementaire[5]. Il invoque ainsi la constitutionnalisation des règles sur la majorité des deux tiers nécessaire pour l’élection des juges constitutionnels et sur la durée du mandat. Dans une tribune parue sur Die Zeit, l’ancien juge du Tribunal constitutionnel allemand Andreas Voßkuhle s’est exprimé en des termes analogues. Tout en exprimant ses réserves à l’encontre des propositions visant à constitutionnaliser l’ensemble des règles sur l’organisation et le fonctionnement de la Cour, qui auraient pour effet de brider excessivement le pouvoir discrétionnaire du législateur, il s’est dit favorable à l’inscription dans la Constitution de l’élection des juges par le Bundestag et le Bundesrat à la majorité des deux tiers et de la durée du mandat.

 

En Italie, les règles encadrant la nomination des membres de la Cour constitutionnelle figurent déjà au sommet de la hiérarchie des normes. Les dispositions constitutionnelles italiennes en matière de nomination des juges constitutionnels représentent en fait un exemple vertueux de procédure destinée à assurer une haute légitimité à l’organe chargé du contrôle de constitutionnalité de la loi, tout en limitant le risque de subordination au pouvoir politique, grâce à une procédure combinant une haute expertise juridique et l’implication des tous les pouvoirs dans la nomination.

 

Les juges constitutionnels sont en effet nommés pour un tiers par le Président de la République, pour un tiers par le Parlement réuni en congrès et pour un tiers par les magistratures suprêmes ordinaires et administratives (art. 135 Const.). Si la Constitution était muette sur les majorités requises pour ces nominations, la loi constitutionnelle sur l’établissement et le fonctionnement de la Cour avait initialement fixé un seuil de trois cinquièmes des membres, baissé à trois cinquièmes des votants à partir du troisième scrutin. Dans un souci de renforcement de l’impartialité et du caractère contre-majoritaire de l’organe, la loi constitutionnelle de 1967 a porté ce seuil à deux tiers des membres lors des trois premières votations, baissé à trois cinquièmes des membres à partir du quatrième tour. Le risque de politisation ou de subordination au pouvoir majoritaire est ainsi fortement atténué par le fait que les cinq juges nommés par les parlementaires sont élus avec des majorités renforcées élevées et que, en outre, les nominations, aussi partisanes soient-elles, doivent porter sur des personnes replissant des critères d’expertise juridique. Contrairement aux membres du Conseil constitutionnel qui constituent en ce sens une exception dans le panorama comparé, les juges nommés doivent ainsi être choisis « parmi les magistrats, même en retraite, des juridictions supérieures, ordinaires et administratives, les professeurs d’université titulaires de chaires de droit et les avocats ayant vingt ans d’exercice professionnel ».

 

Dans la pratique, les magistratures suprêmes désignent des magistrats tandis que les présidents et les assemblées nomment des professeurs des universités ou des avocats, parfois des magistrats. Sans surprise, ce sont surtout les parlementaires qui nomment des membres proches de l’orientation politique de la majorité qui les propose. Néanmoins, d’une part, les majorités renforcées obligent à des compromis et réduisent le risque de court-packing et, d’autre part, les nominations de personnalités politiques de premier plan sont normalement évitées : si parmi les juges constitutionnels ont pu siéger des anciens parlementaires (comme Sergio Mattarella) ou même, exceptionnellement, des anciens premiers ministres (comme Giuliano Amato), ces nominations restent minoritaires et de toute façon ne portent pas sur des leaders au parcours politique particulièrement marqué.

 

Les règles de nomination de la Cour constitutionnelle italienne constituent ainsi un exemple qui, s’il ne saurait être transposé tel quel, ne peut que nourrir la réflexion sur les éventuelles réformes de la composition du Conseil constitutionnel français.

 

Pourtant, même la juridiction constitutionnelle italienne encourt des risques de subordination au pouvoir politique. La menace pour la sauvegarde de son rôle contre-majoritaire ne vient pas des possibles modifications explicites, mais de pratiques susceptibles de porter atteinte à son impartialité ou bien de certaines réformes portant sur d’autres institutions qui, par ricochet, pourraient permettre à une majorité politique d’exercer une plus grande influence sur les nominations.

 

 

II. Des pratiques qui pourraient lentement saper la solidité de la Cour constitutionnelle italienne

Ce n’est pas inhabituel que le Parlement retarde de plusieurs mois les nominations dont il a la charge, dans le but de parvenir à des accords sur des nominations multiples. Cette pratique oblige les juges constitutionnels à travailler en sous-effectif durant des périodes plutôt longues, la Constitution n’imposant pas de délai pour l’élection ni de procédure supplétive en cas d’inertie du Parlement[6]. Le risque est, dès lors, que l’activité de la Cour soit bloquée, puisque la loi sur son fonctionnement impose un quorum de onze membres pour les délibérations. Cela veut dire que, si le siège vacant ne sera pas occupé avant la fin du mandat des trois autres juges en décembre prochain, toute absence d’un des autres membres pour des raisons de santé ou motifs personnels empêchera temporairement le fonctionnement de l’institution.

 

Proroger l’attente pour l’élection du quinzième membre comporte donc des sérieux risques d’atteinte à l’effectivité des garanties juridictionnelles de la Constitution, en plus de pouvoir potentiellement renforcer l’emprise de la majorité politique en place sur sa composition. Lors d’un entretien paru dans la presse le 28 juin dernier, l’actuel président de la Cour Barbera a ainsi fait appel aux groupes parlementaires de la majorité et des oppositions afin qu’ils procèdent à cette nomination dans les plus brefs délais « s’abstenant de céder à la tentation d’une attente inopportune visant à effectuer un spoils system qui serait inadmissible sur des organes de garantie »[7]. Le Président de la République Sergio Mattarella, lors d’une rencontre avec la presse à l’occasion d’une cérémonie le 25 juillet dernier, a aussi invité le Parlement à ne pas retarder davantage cette élection et mettre ainsi fin à cette « atteinte à la Constitution »[8].

 

Une autre menace pour l’indépendance de l’institution pourrait se concrétiser dans la pratique comme conséquence indirecte de la réforme constitutionnelle actuellement à l’examen des assemblées. Si celle-ci ne porte nullement sur l’organisation de la Cour constitutionnelle et notamment sur la nomination de ses membres, elle a en revanche pour objectif de parvenir à l’affirmation d’un fait majoritaire assurant une majorité absolue au Président du conseil élu au suffrage universel direct. Or, si le parti du gouvernement peut compter sur une majorité absolue, ses parlementaires sont potentiellement en mesure d’élire seuls le Président de la République (même si pour cette élection le congrès des parlementaires est intégré par les 58 délégués régionaux). Cela augmenterait les chances qu’une même majorité politique puisse choisir la majorité des juges constitutionnels. Il s’agit d’un argument de plus pour rappeler qu’il ne faut réviser la Constitution que d’une main tremblante, et que toute réforme institutionnelle, bien que circonscrite, est susceptible de remettre en cause le délicat système de contrepoids et de garantie d’un système démocratique.

 

À l’heure où même dans des pays dotés de cours constitutionnelles bénéficiant d’une plus forte légitimité, des vifs débats existent sur les précautions nécessaires pour protéger ces institutions des risques d’emprise, le contraste avec la France est saisissant. L’exemple italien, dès lors, devrait inviter à renforcer la prise de conscience sur la nécessité de modifier les conditions de nomination des membres du Conseil constitutionnel pour garantir une meilleure indépendance du pouvoir politique et une plus grande effectivité de sa fonction de garantie. On ne peut que regretter que la récente (ré)élection de la présidente de l’Assemblée nationale n’ait pas relancé un tel débat. Pourtant, en mars prochain, trois des neufs membres du Conseil constitutionnel seront renouvelés et, sauf improbable démission, la formation politique présidentielle pourra compter sur deux autorités constitutionnelles de nomination.

 

 

 

[1] Ch. Bezemek, Y. Roznai, « Introduction: The Most Endangered Branch », ICL Journal, vol. 17, n° 3, 2023, p. 203.

[2] V. F. Duverger, « Comment faire disparaître une Cour suprême en quatre étapes ? Étude comparée des récentes évolutions constitutionnelles en Israël », Titre VII, n° 11, 2023 et, sur la décision de la Cour suprême portant sur la réforme, voir plus récemment J. Jeannenay, « Bâtir sur le sable. La Cour suprême israélienne contre-attaque », RFDA, 2024, 03, p. 557.

[3] Voir les classifications proposes par D. Kosar, K. Šipulová, « Comparative court-packing », International Journal of Constitutional Law, vol. 21, n° 1, 2023, p. 80; D. Kosar, K. Šipulová, « How to Fight Court-Packing? », Constitutional Studies, n° 6, 2020, p. 133.

[4] P. Castillo-Ortiz, Y. Roznai, « The Democratic Self-Defence of Constitutional Courts », ICL Journal, vol. 18, n° 1, 2024, p. 1.

[5] J. Berger, « Vertrauen ist gut, verfassungsrechtliche Kodifizierung ist besser », Verfassungsblog en ligne à l’adresse .

[6] Certaines propositions ont ainsi été formulées, s’inspirant parfois de systèmes étrangers, pour permettre que les autres autorités constitutionnelles de nomination se substituent au parlement en cas d’inertie prolongée : voir R. Pinardi, « Il problema dei ritardi parlamentari nell’elezione dei giudici costituzionali tra regole convenzionali e rimedi de jure condendo », Giur. cost., 2003, p. 1819; E. Caterina, « La Corte prima della tempesta: come premunire le corti costituzionali da futuri assalti? La situazione in Germania e in Italia », Diritti Comparati, 24 février 2024.

[7] Entretien à Augusto Barbera, IlSole24ore, 28 juin 2024.

[8] Allocution du Président de la République, Cérémonie de l’éventail, 25 juillet 2024.

 

 

 

Crédit photo : Corte costituzionale