Le retour du mode de scrutin Par Jean-Marie Denquin
Proportionnelle ou scrutin majoritaire à deux tours ? Ce dilemme est au cœur des controverses provoquées par les dernières élections législatives. Ce billet tente de distinguer les mythes de la réalité à l’aune de l’histoire politique de la Ve République, tout en montrant les avantages que pourrait présenter dans la conjoncture un recours à la représentation proportionnelle.
Proportional representation or two-round majority system? This dilemma lies at the heart of the controversies sparked by the recent legislative elections. This post attempts to distinguish myth from reality, based on the political history of the Fifth Republic, without prejudging the advantages of the two voting systems.
Par Jean-Marie Denquin, Professeur émérite de l’Université Paris-Nanterre
Durant plusieurs décennies, les constitutionnalistes ont voulu croire que l’apparition d’un juge constitutionnel allait transfigurer leur discipline en lui conférant la dignité d’un vrai droit et sans que la qualité médiocre des copies du Conseil constitutionnel modère leur enthousiasme. On redécouvre aujourd’hui, dans la douleur, l’idée que la dimension instituante du droit constitutionnel n’est pas complètement dépourvue d’enjeux. La question du mode de scrutin, longtemps délaissée, opère en particulier un retour spectaculaire dans les controverses actuelles. Mais en traiter sérieusement suppose un minimum de connaissances historiques et théoriques.
Or deux doctrines s’affrontent. L’une affirme qu’un retour à la représentation proportionnelle permettrait l’instauration d’une culture du compromis, dont on déplore l’absence en France. L’autre soutient au contraire que la proportionnelle est facteur de divisions et va reconduire la France aux errements de la IVe République. Le régime de 1946, dont ne peuvent se souvenir aujourd’hui que des personnes d’un âge certain, est de nouveau l’objet de jugements contrastés. Selon les auteurs il est meilleur ou pire que sa réputation. Mais, comme les jugements de valeur sont par nature arbitraires, on soupçonne que les opinions rétrospectives sur les mérites ou démérites de la IVe, loin de reposer sur des arguments objectifs, sont mécaniquement déduits du positionnement politique et tactique des personnes qui les émettent : les deux camps plaident pour leurs saint. Comment arbitrer entre eux ?
Un personnage du Golem, le roman de Gustav Meyrink, profère une maxime géniale : « Entre deux solutions, choisit la troisième ». C’est ici le cas, semble-t-il, d’observer ce sage conseil.
Car les deux thèses sont vraies, ce qui est une manière diplomatique de dire qu’elles sont toutes deux fausses. Elles procèdent en effet d’une confusion entre deux plans qu’il serait nécessaire de distinguer.
Au niveau électoral, la proportionnelle est facteur d’affrontements dogmatiques, sans nuances et non négociables. Elle est facteur de division. Chaque parti se présente contre tous les autres et a donc intérêt à valoriser ce qui l’oppose à ses concurrents, à nier les convergences et mettre en avant les divergences. Le scrutin majoritaire à deux tours implique au contraire une proximité différentielle aux autres partis. Certains sont des adversaires irréductibles, il convient de les attaquer sans retenue. D’autres sont des partenaires potentiels : il importe de les ménager afin de récupérer leurs voix au second tour si l’on est arrivé en tête au premier – à charge de leur rendre la pareille dans le cas inverse. Cela s’appelait parfois, naguère, des « primaires à la française ». Cette procédure laissait à chacun sa chance mais permettait de conclure des alliances électorales crédibles et potentiellement stables, car conclues avant le scrutin et préservant les intérêts mutuels.
Au niveau du gouvernement, à l’inverse, la multiplication et la fragmentation des partis rend improbable la formation d’une majorité stable, antérieure au vote et choisie par les électeurs. C’est au sein de l’Assemblée élue que se négocieront les coalitions et se forgeront des majorités conjoncturelles. Issues d’inévitables compromis puisqu’aucun camp ne dispose à lui seul d’une majorité, elles sont intrinsèquement fragiles car chaque partenaire rompra l’alliance dès que cette manœuvre lui paraitra propre à faire avancer ses intérêts.
Il en résulte que les deux méthodes peuvent favoriser les compromis et engendrer des coalitions, mais ces phénomènes ne se situent pas au même niveau et ne présentent pas des chances égales d’assurer la stabilité du système.
Si l’on regarde l’histoire de la Ve République, on constate d’ailleurs que rares furent les majorités monocolores. L’une d’elle fut importante : la majorité socialiste élue en 1981, qui a permis à la gauche de conserver le pouvoir après la défection du Parti communiste. Or l’effondrement de celui-ci commença à cet instant et demeure la contribution la plus durable de François Mitterrand à l’histoire politique de la Ve République. Mais dans la plupart des autres cas, l’existence d’un parti non présidentiel de la majorité, pour reprendre le titre d’un article mémorable de Pierre Avril[1], ne fut pas sans influence sur la marche des affaires, car le président de la République ne pouvait ignorer la nécessité de tenir compte de l’opinion d’un groupe politique sur lequel il n’exerçait pas une emprise directe. Le monothéisme macronien aurait peut-être pris un autre tour s’il avait dû, dès l’origine, tenir compte d’un autre point de vue que le sien.
On objectera que, si l’on s’enferme dans un choix binaire, ce constat n’apporte pas de réponse au dilemme : proportionnelle ou scrutin majoritaire à deux tours ? Certes, mais ces remarques éclairent néanmoins les voies d’un choix rationnel.
L’auteur de ces lignes a toujours critiqué la représentation proportionnelle, et pour deux raisons. D’une part, le mythe sirupeux qui l’enveloppe est vide de sens. On dit que la représentation proportionnelle est « juste » : pour qui et par rapport à quoi ? D’autre part, dans ce système, ce sont les dirigeants des partis qui sélectionnent la plupart des élus en les plaçant en position éligible et non plus les électeurs. Ceux-ci ne choisissent plus les gouvernants puisque leur promotion s’opère après l’élection, dans l’enceinte du Parlement et selon des combinaisons sur lesquelles le corps électoral n’a aucune prise. Tout ceci demeure exact, mais un fait nouveau est intervenu : la conjoncture actuelle apporte des raisons sérieuses d’envisager un recours à la représentation proportionnelle.
Celle-ci écarterait en effet la possibilité d’une majorité parlementaire dominée par une formation extrémiste de droite ou de gauche, quel que soit l’élu au scrutin présidentiel. Cela n’empêcherait pas qu’une telle formation soit associée à une coalition, mais celle-ci serait par nature précaire et le risque de lui voir remettre la totalité du pouvoir serait exclu.
La représentation proportionnelle constituerait d’autre part un garde-fou contre les effets pervers de l’élection présidentielle. Elle redonnerait une portée aux élections législatives, un pouvoir à l’assemblée nationale et une visibilité aux partis politiques. Le système mis en place en l’an 2000, quinquennat et priorité de l’élection présidentielle, avait été conçu pour éviter les cohabitations. Mais il était naïf de croire qu’il fonctionnerait toujours. Il a suscité, en s’effondrant, une situation pire que ce qu’il prétendait éviter. Comme il est manifestement impossible, et peut-être guère souhaitable, de revenir sur le principe de l’élection présidentielle au suffrage universel, sans doute aussi sur le quinquennat, la proportionnelle serait un moyen de stabiliser le système sans préjuger de l’avenir.
[1] « Le Président et le parti non présidentiel de la majorité », dans M. Duverger (dir.), Les régimes semi-présidentiels, PUF, 1986.