Analyse structurale de la Ve République (suite et fin)

Par Pierre Avril

<b> Analyse structurale de la Ve République (suite et fin) </b> </br> </br> Par Pierre Avril

La dissolution du 9 juin 2024 et sa suite électorale semble signifier l’agonie de la Ve République, régime qui reposait sur la coexistence de deux formes de souveraineté populaire. La rupture décisive réside surtout dans le fait que le peuple n’aurait pas eu ici le pouvoir du dernier mot, ce qui est une « première » sous la Ve.

 

The dissolution of June 9, 2024 and its electoral aftermath seem to herald the end of the Fifth Republic, a regime based on the coexistence of two forms of popular sovereignty. The decisive break lies above all in the fact that in this case, the people would not have had the power of the final say, which is a « first » under the Fifth.

 

Par Pierre Avril, Professeur émérite de l’Université Paris-Panthéon-Assas

 

 

 

L’analyse structurale de la Ve République (voir billet précédent du 7 sept. 2024) fournit un cadre propre à rendre compte de l’histoire du régime à partir de l’évolutions des rapports entre les deux expressions de la souveraineté populaire.  Son expression présidentielle a atteint son apogée en 1981 avec le premier septennat de François Mitterrand. Mais c’est en 1986 que la cohabitation se produisit, et elle se renouvela en 1993. Entretemps, la réélection de F. Mitterrand en 1988 avait encore exercé son effet d’entraînement par la dissolution de l’Assemblée – mais plus faiblement, car ses Premiers ministres, tels Rocard et ses successeurs, ne disposaient plus que d’une majorité relative dans la nouvelle législature. On sait la suite.

 

Que le chant du cygne de 1981 se soit brutalement interrompu dès 1986 témoigne de la vulnérabilité du système dont, à côté des causes politiques directes, il doit exister des facteurs institutionnels permanents. 

 

Avançons l’hypothèse que la vulnérabilité de la domination présidentielle provient de son absence de base explicite dans la Constitution : elle ne repose pas sur des pouvoirs (comme on le croit souvent) mais dépend essentiellement de l’autorité personnelle que le Président tire de son élection. Telle un sacre démocratique, cette investiture populaire engendre une sorte d’incarnation personnelle du pouvoir, mais elle ne va pas sans contrarier l’aspiration du peuple à se sentir tout entier représenté à travers le contrôle du Parlement sur l’action gouvernementale. Les prérogatives du Président lui  permirent  de sauvegarder son autorité, mais on l’a vu s’épuiser, et il a fallu recourir à l’expédient constitutionnel du quinquennat pour en ravaler provisoirement la façade.

 

 

LE DERNIER MOT EMPÊCHÉ

 

1. Ce qui est en cause depuis la dissolution du 9 juin 2024 va cependant bien au-delà de la dislocation du système d’expression duale de la souveraineté populaire, car c’est la souveraineté populaire elle-même qui a été contrariée. Et plus précisément le principe quasi philosophique en vertu duquel le peuple a le dernier mot: le suffrage universel, source directe des pouvoirs, est l’arbitre qui tranche les conflits qui peuvent les opposer. Cette souveraineté du corps électoral a certes connu des métamorphoses sous la Ve République, mais elle avait toujours prévalu.

 

La métamorphose essentielle fut celle du style plébiscitaire qui avait caractérisé le début du régime : pour le général de Gaulle l’autorité du président de la République reposait tout entière sur la confiance des Français exprimée directement par le référendum – il démissionna immédiatement après le résultat négatif de celui du 24 avril 1969. Cette pratique plébiscitaire se révélant peu compatible avec l’élection au suffrage universel, et contradictoire à la structure parlementaire de la Constitution, fut abandonnée (comme le recours au référendum) par ses successeurs ; ils choisirent de se maintenir lorsqu’ils furent désavoués par les élections législatives et se résignèrent à cohabiter avec un gouvernement qui détermine et conduit la politique de la Nation. La volonté des électeurs fut donc respectée.

 

 

2. La phase plébiscitaire a cependant laissé des traces, parce que l’élection du Président au suffrage universel a été conçue en 1962 comme une sorte de référendum lui conférant personnellement une légitimité supérieure. Mais lorsque cette légitimité s’est trouvée confrontée à celle d’une majorité parlementaire d’opposition, François Mitterrand ne s’en est pas prévalu pour lui résister ouvertement ; quitte à la recouvrer plus tard, il a préféré invoquer la légalité constitutionnelle (« La Constitution, toute la Constitution, rien que la Constitution » affirma-t-il dans son message au Parlement du 8 avril 1986), laquelle l’autorisait formellement à poursuivre son mandat. Les deux expressions de la souveraineté populaire ont donc coexisté ensuite, de sorte que la volonté du suffrage était toujours respectée.

 

Mais la répétition des cohabitations qui s’ensuivit provoqua, comme on l’a vu, l’instauration du quinquennat destiné à neutraliser cette coexistence grâce à la coïncidence des mandats. La dissolution du 9 juin 2024 a déjoué cet ultime calcul et a posé en termes nouveaux la question des légitimités concurrentes.

 

 

3. Plus précisément, la question concerne la responsabilité politique du Président devant le peuple. Elle avait été éludée depuis 1986, puisque, désavoué par des élections législatives contraires, le Président a néanmoins entendu poursuivre son mandat, en se contentant de renoncer provisoirement à l’exercer dans sa plénitude. La question ne s’en pose pas moins : investi de l’autorité supérieure de la République, le Président serait-il finalement irresponsable malgré un net désaveu populaire ?

 

René Capitant l’avait contesté en évoquant le cas d’un Président confronté à une Assemblée nationale opposée, qui la dissout. Si les électeurs confirment cette opposition, il ne peut dissoudre à nouveau. Incapable d’exercer la plénitude de sa fonction et le désaveu populaire étant confirmé en appel, le Président doit donc partir. Hypothétique en 1964, le raisonnement de René Capitant devient actuel en 2024, sauf qu’il n’y a pas de majorité dans la 17e législature – du fait que la majorité d’opposition qui se dessinait a été empêchée à l’initiative du Président lui-même.

 

 

4. La dissolution du 9 juin 2024 est l’exemple d’un acte manqué qui devrait enchanter les psychanalystes : en la prononçant, Emmanuel Macron rendait actuelle la victoire du Rassemblement national qu’il affectait de redouter pour demain. Devant cette probable victoire, qu’annonçaient les 33% du premier tour, il rameuta tous les autres et le barrage contre le RN fonctionna. Sauf que ses partisans perdirent, au profit de la gauche, la majorité relative qu’ils détenaient, tandis qu’avec 126 députés le groupe RN devenait le plus important de la 17e législature. Privé de la majorité absolue qu’il espérait, ses 126 députés, plus les 16 du groupe Ciotti, n’en font pas moins l’arbitre inévitable des conflits entre les deux autres.

 

Macron a constaté lui-même le résultat de sa décision : il n’y a aucune coalition possible pour soutenir un gouvernement. En revanche, le parlementarisme négatif de la Ve République permet un gouvernement minoritaire, tel celui de Michel Rocard en 1988, pourvu qu’il ne soit pas immédiatement censuré et qu’il évite ensuite de réunir la majorité absolue des députés contre ses projets (l’article 49, al. 3 y pourvoit et on mesure la sottise d’en avoir restreint l’emploi en 2008). Le Président peut alors nommer un Premier ministre à sa guise, dès lors qu’il apparaît capable de répondre à ces conditions, s’il s’en trouve un.

 

 

5. L’agonie de la Ve République qui s’annonce a été déclenchée par le refus d’accepter que la volonté du suffrage universel, exprimée par les 33% du premier tour, puisse mettre en cause l’autorité présidentielle. E. Macron voulait éviter de devoir cohabiter avec un gouvernement dirigé par le Rassemblement national dont l’hostilité proclamée l’aurait réduit à un sort pire que celui de ses prédécesseurs de 1986, 1993 et 1997, d’autant que, n’étant pas rééligible, il ne pouvait plus espérer de revanche.

 

Une certaine résistance à la décision des électeurs n’est certes pas sans précédent de la part d’un Président. En 1985, François Mitterrand s’efforça de contrarier la victoire annoncée de la droite en modifiant le mode de scrutin : la proportionnelle devait l’embarrasser en favorisant la concurrence du Front national, ancêtre sulfureux du Rassemblement. La droite obtint de justesse la majorité absolue et la manipulation du mode de scrutin (qui indigna tant Michel Rocard qu’il démissionna du gouvernement) resta marginale. En revanche, la démarche d’Emmanuel Macron ne se borne pas à une manipulation préventive : elle a bel et bien empêché la volonté populaire de prononcer son dernier mot.

 

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Prévoir le passé, a-t-on avancé en commençant, est un exercice possible dans le cas de la Ve République, à condition de se souvenir que l’efficacité d’un texte constitutionnel dépend de la volonté de ceux qui l’appliquent ; les développements qui précèdent ne semblent pas démentir cette allégation. Mais c’est un exercice par définition rétrospectif, et l’actualité lui interdit de s’aventurer à prévoir, au sens propre, ce qui va advenir. Le terme de cet exercice est donc la dissolution du 9 juin 2024. 

 

La possibilité de l’exercice repose sur la structure singulière de la Constitution du 4 octobre 1958 qui institue deux expressions séparées et antinomiques de la souveraineté populaire. Cette dualité a conduit à l’expansion continue de l’une de ces expressions, qui a subjugué l’autre sans parvenir à la remplacer. La domination de plus en plus exclusive de l’Exécutif a ainsi étouffé la Représentation ; latent, leur affrontement s’est manifesté ouvertement, à partir de 1986, par le phénomène des cohabitations ; la Constitution retrouva alors une efficacité jusque-là manipulée – avec l’assentiment populaire – par ceux qui l’appliquaient : cet assentiment leur a fait soudain défaut. On a vu comment la classe politique avait tenté en 2002 d’en prévenir le renouvellement grâce au quinquennat, mais aussi comment la dissolution de 2024 avait anéanti cet artifice.

 

L’histoire confirme donc combien l’efficacité du texte constitutionnel dépend de la volonté de ceux qui l’appliquent – et au besoin le révisent – mais elle met aussi, et surtout, en évidence que cette volonté doit être soutenue par le consentement populaire. Le principe démocratique domine en dernière analyse le fonctionnement régulier des pouvoirs publics dont la légalité formelle requiert cette légitimation politique.  Elle allait sans dire dans notre hypothèse liminaire, tant elle paraissait aller de soi, mais l’actualité rappelle qu’il faut la dire.

 

La dissolution du 9 juin a été choisie pour terme à notre exercice parce qu’elle fait figure de paradigme : elle résume des faits, interprétation des comportements et énoncé de principes.

 

Quant aux faits, elle marque l’aboutissement de la dialectique conflictuelle des deux expressions de la souveraineté populaire, en déclenchant la phase terminale d’un régime incapable d’en concilier l’exercice.

 

Quant à la présidence qui provoqua ce déclenchement, elle en atteste la responsabilité en raison du tour systématique qu’Emmanuel Macron a donné au démantèlement de la Ve République par son obstination à déconstruire pour affirmer, à défaut d’efficacité, l’originalité de son pouvoir. Et il a exercé ce pouvoir de manière solitaire et précipitée, rationnellement incompréhensible au point d’apparaître comme un acte manqué.

 

Enfin, la dissolution et ses suites directes ont révélé pour la première fois dans l’histoire de la Ve République une volonté délibérée de contrarier ce qui avait été son ressort permanent : assurer au peuple le dernier mot.

 

 

 

Crédit photo : Présidence de la République du Bénin / CC BY-NC-ND 2.0