L’autonomie parlementaire contre l’Alternative ? Sur une récente décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande relative au contrôle des nominations à la présidence de commissions parlementaires

Par Rodolphe Royal

<b> L’autonomie parlementaire contre l’Alternative ? Sur une récente décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande relative au contrôle des nominations à la présidence de commissions parlementaires</b> </br></br> Par Rodolphe Royal

Tandis que le Conseil constitutionnel rejetait le 12 septembre 2024 le recours de Madame Le Pen contre l’élection au bureau de l’Assemblée nationale au motif qu’il ne disposait pas de la compétence de la contrôler, la Cour constitutionnelle fédérale allemande précisait le 18 septembre 2024 l’étendue de son contrôle de l’élection à la présidence de commissions parlementaires, à l’occasion d’un recours formé par l’AfD. Cette décision est l’occasion d’interroger le contrôle juridictionnel de la désignation des organes internes de chambres parlementaires, à l’heure où des partis dits « populistes » sollicitent le juge constitutionnel pour saisir le pouvoir politique.

 

While the French Constitutional Council rejected on September 12, 2024, Ms. Le Pen’s appeal against the election to the National Assembly leadership on the ground that it lacked the authority to oversee it, the German Federal Constitutional Court clarified on September 18, 2024, the scope of its control over the election of parliamentary committee chairs in response to a challenge filed by the AfD. This decision provides an opportunity to examine judicial oversight of the election of internal bodies of parliamentary chambers, at a time when so-called « populist » parties are appealing to constitutional courts to get political power.

 

Par Rodolphe Royal, Enseignant-chercheur contractuel à l’université de Picardie Jules Verne

 

 

 

Si la dissolution inattendue de l’Assemblée nationale décidée par Emmanuel Macron le 9 juin dernier a ouvert une séquence d’expériences constitutionnelles inédites sous la Vème République, l’occasion du renouvellement de l’Assemblée n’a pas été saisie par le Conseil constitutionnel pour inaugurer le contrôle de l’élection des membres de son bureau. Affirmant qu’aucune disposition de la Constitution ou de la loi organique ne lui attribue cette compétence, le Conseil a rejeté la demande d’annulation de cette élection formulée par le député Marine Le Pen, qui contestait le « barrage républicain » à l’élection de membres du groupe Rassemblement national (RN)[1]. Aucune procédure juridictionnelle ne permet ainsi, en droit français, d’assurer le principe d’après lequel « les nominations au bureau ont lieu en s’efforçant de reproduire la configuration politique de l’Assemblée et d’assurer la représentation de toutes ses composantes » (article 16 du Règlement intérieur de l’Assemblée). Ce principe n’en apparaît pas moins comme le corollaire de l’exigence d’une « participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation » (article 4 de la Constitution).

 

Cette absence offre un contraste saisissant avec le droit allemand, dont la procédure de « règlement des conflits entre organes constitutionnels » (Organstreitsverfahren) permet aux groupes politiques du Bundestag de contester devant la Cour constitutionnelle allemande les décisions prises par ses organes. Le 18 septembre 2024, soit moins d’une semaine après la décision du Conseil constitutionnel, la Cour constitutionnelle fédérale allemande eut ainsi à se prononcer sur un cas similaire, à l’occasion de recours formés par le groupe politique de l’Alternative für Deutschland (AfD) au sujet de l’élection à la présidence de certaines commissions du Bundestag. Ce dernier parti, d’extrême-droite est, comme on le sait en pleine ascension en Allemagne, et son influence s’étend au-delà de son terreau d’origine qui est l’ensemble des Länder de l’ancienne RDA[2].

 

En l’espèce, les députés de la Commission des affaires juridiques du Bundestag décidèrent à une large majorité de révoquer un député AfD de la présidence de cette Commission, en raison de propos polémiques qu’il avait tenus. Par la voie de l’Organstreitsverfahren, le groupe politique de l’AfD contesta devant la Cour constitutionnelle fédérale allemande non seulement cette révocation, mais également la désignation des présidences des Commissions de l’Intérieur, de la Santé et du Développement par la voie de l’élection, et non pas par celle de l’acclamation pratiquée jusque-là. En conduisant à priver l’AfD de la présidence de toute Commission au sein du Bundestag, ces décisions contreviendraient au §12 de son règlement intérieur, aux termes duquel la présidence de ses Commissions est à déterminer à proportion des forces respectives des groupes parlementaires. Elles porteraient par là-même atteinte au droit des groupes politiques à une égale participation à la formation de la volonté du Parlement, et à une application loyale et équitable du règlement intérieur du Bundestag.

 

La Cour constitutionnelle rejeta la demande de l’AfD pour deux raisons. D’une part, le principe d’égale participation des groupements politiques à la formation de la volonté parlementaire ne s’étendrait pas aux fonctions de nature « purement organisationnelle », telles que la présidence de Commissions. D’autre part, les Commissions n’auraient pas commis d’erreur manifeste d’appréciation dans l’exercice de leur autonomie parlementaire et l’application du règlement intérieur, dont le §58 prévoit qu’elles « déterminent » (bestimmen) leurs présidents[3].

 

La mise en rapport des décisions du Conseil constitutionnel et de la Cour constitutionnelle fédérale allemande conduit à s’interroger sur le bien-fondé et la portée du contrôle juridictionnel de la désignation des organes internes de chambres parlementaires. D’une part, la légitimité politique dont bénéficient des députés élus plaiderait pour reconnaître à ces chambres une large autonomie dans leur organisation interne. Mais cette légitimité dépend elle-même, d’autre part, également du respect d’exigences de pluralisme fondamentales à une démocratie libérale – ce qu’un tel contrôle permet précisément d’assurer. Cette tension est d’autant moins aisée à résoudre dans un contexte de marginalisation politique de partis dits « populistes » qui, tout en déclarant leur hostilité à l’égard des institutions établies, sollicitent, par une stratégie de subversion pour le moins paradoxale, l’un des garants de ces institutions (le juge constitutionnel) pour se saisir du pouvoir politique.

 

Les rapports que l’AfD entretient avec la Cour constitutionnelle fédérale sont à cet égard singuliers dans le paysage politique allemand. L’ensemble des membres de la Cour ont été élus sur proposition de partis qui lui sont opposés. Tous ces partis soutiennent l’actuel projet de révision constitutionnelle qui, visant à renforcer les garanties d’indépendance de la Cour, a été explicitement conçu en prévention de l’hypothèse d’une majorité parlementaire suffisante de l’AfD[4]. L’interdiction de ce parti est actuellement discutée, alors que plusieurs juridictions administratives ont confirmé que l’Agence fédérale pour la protection de la Constitution pouvait l’assimiler à un « cas suspect » de menace contre l’ordre constitutionnel démocratique et libéral allemand[5].

 

Par cette décision, la Cour constitutionnelle fédérale ne fait ainsi qu’entériner un rapport de forces politique largement défavorable à un parti… qui ne lui est lui-même pas particulièrement favorable. Pour ce faire, elle écarte l’application d’un principe d’égalité pourtant essentiel au pluralisme politique, et consacré tant par le règlement intérieur du Bundestag que par sa propre jurisprudence (I). Si elle mobilise à cette fin le principe d’autonomie parlementaire, on peut toutefois s’interroger sur la portée qu’elle confère à ce principe (II).

 

 

I – Un principe d’égalité écarté

Compte tenu du poids de l’AfD au Bundestag, la Cour constitutionnelle ne pouvait parvenir à cette solution qu’en écartant l’application d’un principe d’égal accès des groupes politiques à la présidence des Commissions parlementaires, à proportion de leurs forces politiques respectives.  Ce principe n’en pouvait pas moins être inféré directement de l’article 38 alinéa 1 de la Loi fondamentale, à travers celui de l’égale participation des groupes politiques à la formation de la volonté parlementaire, ou indirectement, par la médiation du principe d’application loyale et équitable du règlement intérieur du Bundestag.

 

L’égal accès des groupes politiques à la présidence de Commissions pouvait, d’abord, être directement inféré de l’article 38 alinéa 1 de la Loi fondamentale. Ce principe est désormais fermement établi dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale allemande, qui le déduit de la liberté et de l’égalité des mandats parlementaires prévues par l’article 38 de la Loi fondamentale. Selon cette même jurisprudence, il en résulte le principe d’après lequel la composition des différents organes du Bundestag doit « refléter » la composition du Bundestag dans son ensemble. Dans cette décision, la Cour affirme toutefois que ce principe ne s’étend pas à des fonctions « exclusivement organisationnelles », qui ne contribuent pas à la formation du contenu même de la volonté du Parlement.

 

Certes, la Cour pouvait s’appuyer sur plusieurs de ses décisions antérieures pour restreindre ainsi la portée de ce principe[6]. Mais, en premier lieu, cette ligne jurisprudentielle ne semble pas pleinement cohérente avec une jurisprudence bien plus récente de la Cour. Celle-ci a précisé que le droit à une égale participation à la formation de la volonté parlementaire serait à entendre « en un sens formel et compréhensif », qui inclut le droit de participer à l’organisation interne du Bundestag, y compris à l’élection de son vice-président[7]. Dans la présente décision, la Cour se défend explicitement de toute contradiction avec cette dernière jurisprudence[8]. Elle ne précise pas pour autant en quoi l’élection à la vice-présidence du Bundestag se distinguerait de l’exercice de la fonction de président de Commission d’une manière telle que le droit à une égale participation à la formation de la volonté du Parlement s’étendrait à la première, mais pas au second. 

 

En second lieu, le principe même de l’exclusion de la présidence de Commission du droit à une égale participation à la formation de la volonté du Parlement ne semble pas pleinement justifié. D’une part, il est douteux que l’exercice de cette fonction, à laquelle il revient de « préparer, convoquer et diriger les séances des Commissions, ainsi que de mettre en œuvre leurs décisions » (§59 alinéa 1 du règlement intérieur) n’ait pas d’incidence sur la formation du « contenu même » de la volonté du Parlement, exprimée à travers le vote de la loi et le contrôle du Gouvernement. D’autre part, l’accès aux fonctions de président de Commission s’accompagne d’un ensemble de privilèges, de nature en partie symbolique, qui peuvent faciliter l’accès d’un parti au pouvoir politique. Le principe d’égale participation à la formation de la volonté du Parlement serait de ce point de vue à lire à la lumière du droit à une opposition effective. Fondé sur le principe démocratique énoncé par l’article 20 de la Loi fondamentale, ce droit implique, selon la jurisprudence de la Cour, la nécessité de « garantir à la minorité parlementaire une chance réaliste de devenir la majorité »[9].On peut dès lors se demander si la privation de la présidence de Commissions porte atteinte à ce droit. C’est ce que la Cour avait elle-même admis à l’occasion d’un recours en référé formé par l’AfD dans cette même affaire[10]. La Cour n’avait alors rejeté ce recours qu’en raison de la possibilité offerte à l’AfD de proposer un autre candidat à la présidence de la Commission. Dans la présente décision, elle ignore en revanche tout simplement cet argument, alors qu’aucune nomination d’un candidat de l’AfD à la présidence de la Commission n’est envisagée.

 

Le droit à un égal accès à la présidence de Commissions peut ne pas seulement être directement inféré de l’article 38 alinéa 1 de la Loi fondamentale, mais l’être aussi indirectement, par la médiation du principe d’application loyale et équitable du règlement intérieur du Bundestag. La portée que la Cour attribue ici au principe d’autonomie parlementaire pour rejeter la demande de l’AfD ne peut toutefois qu’interroger.

 

 

II – Une autonomie parlementaire affirmée

Le droit à un égal accès à la présidence de Commissions, que la Cour refuse en l’espèce de reconnaître à l’AfD (supra, I), est explicitement reconnu par le §12 du règlement intérieur du Bundestag. Certes, cette disposition ne pouvait être ici directement appliquée par la Cour, qui ne peut dans le cadre de l’Organstreitsverfahren se prononcer que sur l’interprétation de la Loi fondamentale. Toutefois, le principe d’égalité des mandats parlementaires de l’article 38 de la Loi fondamentale implique également, selon la jurisprudence de la Cour, le droit à une application loyale et équitable de son règlement intérieur[11]. La Cour pouvait donc reconnaître à l’AfD le droit à un égal accès à la présidence de Commissions par la médiation du droit à une application loyale et équitable du règlement intérieur du Parlement, dont le §12 prévoit explicitement que les présidences des Commissions sont à pourvoir à proportion des forces politiques respectives des groupes parlementaires. Si elle écarte toutefois cette solution, c’est alors en se fondant essentiellement sur le principe d’autonomie parlementaire. D’origine jurisprudentielle, ce principe tire son fondement de la légitimité démocratique que les députés tireraient de leur élection au suffrage universel direct. Il conduit la Cour à retenir une politique de self-restraint pour le contrôle de constitutionnalité du règlement intérieur du Bundestag autant que de son interprétation. Compte tenu de ce self-restraint, le droit à une application loyale et équitable du règlement intérieur ne prend la forme que d’un contrôle restreint de son interprétation, dont la seule erreur manifeste d’appréciation est sanctionnée. Or, la large marge d’appréciation ainsi conférée au Parlement dans l’application de son règlement intérieur ne saurait par elle-même justifier la non-représentation du groupe de l’AfD à la présidence de Commissions, manifestement contraire au §12 du Règlement intérieur du Bundestag. Pour admettre sa constitutionnalité, la Cour se fonde donc ici sur une autre disposition du Règlement intérieur (son §58), en vertu de laquelle les Commissions « déterminent » leurs présidents. Selon la Cour, cette disposition justifierait que les Commissions puissent élire et révoquer librement leurs présidents, sans que la non-représentation d’un groupe politique ne soit entachée d’une erreur manifeste d’appréciation. Mais c’est là, d’une part, présupposer que les deux dispositions sont incompatibles, et, d’autre part, privilégier le §58 au §12 du Règlement intérieur pour laisser ce dernier lettre morte. Pourtant, d’autres modes de « détermination » de la présidence, évoquées par la Cour à l’occasion de la demande en référé de l’AfD, permettaient de satisfaire à ces deux dispositions. On peut à cet égard se demander si l’autonomie parlementaire n’est pas invoquée au détriment de la règle de droit, pour refuser une garantie de pluralisme à un parti lui-même peu favorable à la démocratie libérale. En somme, cette décision ne serait qu’une illustration supplémentaire d’une « démocratie militante » qui refuse d’étendre les principes démocratiques… aux « ennemis de la démocratie »[12].

 

 

 

[1] Conseil constit., déc. n°2024-60 ELEC du 12 septembre 2024, Mme Marine Le Pen. Voir également le recours formé, plus tôt, contre l’élection de Yaël Braun-Pivet à la présidence de l’Assemblée nationale par des députés du groupe La France insoumise : Conseil constit., déc. n° 2024-58/59 ELEC du 31 juillet 2024, Mme Mathilde Panot et autres.

[2] « Elections régionales en Allemagne : les performances de l’extrême droite en Thuringe et en Saxe fragilisent un peu plus la coalition d’Olaf Scholz », Le Monde, 2 septembre 2024.

[3] BVerfGE, décision du deuxième Sénat du 18 septembre 2024 – 2 BvE 1/20.

[4] Voir à ce sujet Luke Dimitrios Spieker, « Kein Mut zur Lücke ! : Plädoyer für eine Zustimmungspflicht des Bundesrates bei Änderungen des BVerfGG », Verfassungsblog, 22 octobre 2024

[5] Till Patrik Holterlhus, « AfD-Verbot und strikte Staatsfreiheit: Zu den verfassungsprozessualen Herausforderungen eines Parteiverbotsantrags durch den Deutschen Bundestag », VerfassungsBlog, 2 octobre 2024

[6]  BVerfGE 96, 264 [280]; 140, 115 [151]; 154, 1 [12].

[7] Décisions BVerfGE 160, 368 et 160, 411 du 22 mars 2022.

[8] Point 97 de la décision.

[9] BVerfGE 142, 25.

[10] Décision BVerfGE 154, 1 du 29 mai 2020.

[11] BVerfGE 10, 4 [19] ; 80, 188 [220]; 84, 304 [322]; 112, 118 [150]; 140, 115 [155]; 160, 368 [388].

[12] Sur ce concept et son application à l’AfD, voir Aurore Gaillet et Matthias Wendel, « Les limites de la démocratie allemande face au populisme de l’AfD », in Aurélie Duffy-Meunier et Nicoletta Perlo (éd.), Populisme et changements constitutionnels : approche de droit comparé, Aix-en-Provence, DICE Editions, pp. 113-133.