Le projet de loi de finances 2025 et l’alinéa 3 de l’article 47 de la Constitution

Par Arnaud Marthinet

<b> Le projet de loi de finances 2025 et l’alinéa 3 de l’article 47 de la Constitution </b> </br></br> Par Arnaud Marthinet

La Constitution de la Ve République a vraisemblablement été explorée, décortiquée et appliquée dans ses dispositions les plus exceptionnelles depuis 1958. Le débat budgétaire en cours au Parlement cet automne pourrait cependant réveiller les dispositions jusqu’ici restées muettes de l’article 47 alinéa 3 du texte si les discussions ne trouvaient pas d’issue, et si l’engagement de sa responsabilité par le Gouvernement sur son projet n’était pas souhaité. Ces dispositions aux contours très particuliers, illustrent alors l’importance singulière en France du principe de continuité de l’action publique.

 

The Constitution of the Fifth Republic has probably been explored, dissected and applied in its most exceptional provisions since 1958. The budget debate underway in Parliament this autumn could, however, reawaken the hitherto silent provisions of article 47 paragraph 3 of the text if the discussions do not reach a conclusion and if the Government does not wish to accept responsibility for its draft. These very specific provisions illustrate the singular importance in France of the principle of continuity of public action.

 

Par Arnaud Marthinet, Administrateur territorial

 

« Notre procédure législative et budgétaire

était une des marques les plus nettes du

caractère d’assemblée qui était celui de

notre régime démocratique. Le texte soumis

à vos délibérations propose des modifications

qui peuvent à certains paraître secondaires ;

en droit et en fait, elles sont fondamentales »[1].

 

 

Bien des feuilles furent noircies aux débuts de l’année 2023 sur le recours par le Gouvernement aux dispositions de l’article 47-1 de la Constitution du 4 octobre 1958, pour faire adopter la loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023, dite de réforme des retraites[2]. Une procédure, née de la révision constitutionnelle du 22 février 1996, en bien des points calquée sur les dispositions de l’article 47 relatif aux lois de finances, et qui ouvre également la possibilité pour l’exécutif de recourir dans certains cas aux ordonnances.

 

Le régime juridique des ordonnances ne demeure pas non plus un sujet en retrait des préoccupations et recherches des constitutionnalistes français, tant il a pu (encore récemment[3]) faire l’objet d’ajustements jurisprudentiels[4] et de débats doctrinaux[5]. Encore faut-il distinguer les ordonnances des ordonnances.

 

A ce sujet, la Constitution énumère dans plusieurs de ses dispositions ce vecteur, qui permet au Gouvernement d’intervenir par exception dans le domaine réservé du législateur[6]. On le retrouve ainsi mentionné aux articles 13, 38, 47, 47-1, 69, 74-1 (et 92) de la Constitution. Si l’article 13 soumet toutes les ordonnances à la signature du Président de la République – compétence qui demeure dans la mémoire de la vie politique française depuis l’épisode de la première cohabitation entre 1986 et 1988 –, les dispositions qui suivent semblent établir assez nettement le fait que, à l’image des circulaires, les ordonnances constituent « un pavillon qui peut recouvrir toutes sortes de marchandises »[7]. Par suite, celles-ci ne sauraient constituer en France un régime juridique unique, et s’envisager au singulier.

 

La Constitution de la Ve République a depuis 1958 été maniée par huit présidents de la République, quarante-sept gouvernements et désormais dix-sept législatures. Trois cohabitations passées ont par ailleurs éprouvé la grande capacité de résilience de ce texte vivant, animé, tant par l’exécutif, le constituant, le législateur, que les juges. Le texte de la Constitution fut même appliqué dans ses dispositions les plus spectaculaires[8], donnant l’occasion au juge d’en préciser les contours qui paraissaient les plus excentriques[9].

 

L’actualité de la vie politique et institutionnelle française de cet automne 2024 pourrait cependant donner l’occasion d’appréhender un outil demeuré jusqu’ici négligé et peu étudié, sans doute faute d’usage : les articles 47 alinéa 3 et 47-1 alinéa 3 de la Constitution.

 

Revenir sur les origines de ces dispositions et leur ratio legis semble permettre d’établir un régime spécifique d’ordonnances distinct de l’article 38, qui pourrait faire écho à des cas d’usages futurs, notamment pour un Gouvernement assis sur une majorité parlementaire instable.

 

 

Aux origines des « ordonnances 47 »

Dans son avis du 20 août 1958 relatif à l’avant-projet constitutionnel, le Comité consultatif constitutionnel relevait et proposait de tempérer ce régime spécial d’ordonnances pour les « lois relatives aux ressources et charges de l’Etat »[10]. Le parlementarisme rationnalisé alors à l’œuvre n’accorda cependant guère de considérations à cette proposition des parlementaires alors associés à l’exercice de rédaction de la Constitution.

 

Le texte constitutionnel promulgué le 4 octobre 1958, et toujours en vigueur à ce jour, fut simplement remanié en ses délais, dans les termes suivants : « Si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de soixante-dix jours [à compter du dépôt du projet de loi de finances par le Gouvernement], les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance »[11].

 

A l’image d’autres mécanismes constitutionnels de rationalisation du parlementarisme tombés dans l’oubli, adoucis lors de la révision du 23 juillet 2008, ou partiellement neutralisés dans leurs usages et effets à l’image de l’article 41[12], les ordonnances de l’article 47 alinéa 3 de la Constitution sont jusqu’ici demeurées inutiles. Les lois de finances, pour leur adoption, ont alors jusqu’ici profité de conditions de procédure particulières dictées par la Constitution, des outils communs du parlementarisme rationalisé sous la Ve République, engagement de la responsabilité du Gouvernement sur son texte financier compris.

 

 

Les « ordonnances 47 » constituent un régime juridique propre et ignoré, distinct de l’article 38

Les ordonnances qui figurent à l’article 47 alinéa 3 de la Constitution pourraient s’analyser comme un régime particulier, différent de celui indiqué à l’article 38.

 

Aucune habilitation préalable du Parlement n’est en effet nécessaire pour que le Gouvernement puisse mettre en œuvre son projet de loi de finances par ce moyen. Contrairement à l’article 38, la faculté pour l’exécutif de se saisir de cet outil lui est ouverte par une condition de procédure (un délai de soixante-dix jours dépassé à compter du dépôt du projet de loi de finances[13]) et non par un acte législatif suscité (adoption d’un projet de loi d’habilitation). La publication de « l’ordonnance 47 » permet dès lors, comme précisé par la LOLF, au Gouvernement de prendre un décret portant désignation des ministres bénéficiaires des crédits ouverts sur chaque programme, dotation ou compte spécial[14].

 

En toute logique, l’ordonnance 47 ainsi prise et publiée par le Gouvernement revêtirait un caractère réglementaire jusqu’à sa ratification par le Parlement. La loi de finances ordonnancée serait ainsi susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif durant cette période[15]. Le conseil constitutionnel perdrait donc logiquement, son rôle de juge financier pour le budget de l’année n+1.

 

En outre, et contrairement aux ordonnances de l’article 38, à défaut de loi d’habilitation, le Gouvernement ne serait aucunement contraint juridiquement de déposer dans un délai fixé, un projet de loi de ratification sur le bureau d’une des deux chambres, sous peine de voir ses mesures frappées de caducité. La loi de finances ordonnancée pourrait ainsi conserver son caractère réglementaire. A ce titre, en faisant le parallèle avec les ordonnances de l’article 92, il semble intéressant de noter que le constituant n’a pas entendu donner de valeur supra-décrétale aux ordonnances 47.

 

Par ailleurs, contrairement à l’article 38, les ordonnances 47 ne nécessitent ni une décision en Conseil des ministres, ni encore un avis préalable du Conseil d’Etat à leur sujet.

 

Enfin, deux interrogations sur le statut de ces objets peuvent à ce stade subsister :

  • Les ordonnances 47 peuvent-elles être ratifiées de manière implicite ? Sur ce point, l’article 47 demeure muet, et le constituant de 2008 n’a pas profité de la révision pour préciser cet aspect comme pour l’article 38.
  • Les ordonnances 47 peuvent-elles être modifiées a posteriori par l’exécutif ? Avec quelle valeur ? Ces dernières n’émanant pas d’une loi d’habilitation qui fixerait dans le cadre de l’article 38 un délai d’habilitation limité, il reviendrait au juge de déterminer la réponse à ces questions. L’article 47 alinéa 3 mentionne cependant le terme d’ordonnance au singulier (contrairement à l’article 38), ce qui pourrait laisser penser qu’un seul texte puisse être adopté.

 

 

La discussion du projet de loi de finances 2025 pourrait constituer une première occasion d’expérimenter le recours aux « ordonnances 47 » pour un Gouvernement reposant sur une majorité parlementaire instable

Le contexte politique rencontré par la XVIIe Législature et le Gouvernement de M. Barnier pourrait-il constituer un premier cas d’usage des ordonnances 47 ? Sans s’adonner à un exercice de fiction politique surréaliste et malvenu, il convient d’examiner les éléments susceptibles de laisser entre-apercevoir cette issue, pour tout Gouvernement assis sur une majorité parlementaire particulièrement instable.

 

Le débat financier sur le projet de loi de finances 2025 a d’ores et déjà débuté avec retard, le Gouvernement ayant déposé le 10 octobre 2024 (hors délais constitutionnels et organiques) son projet sur le Bureau de l’Assemblée nationale. Ce retard s’explique en grande partie, par les législatives anticipées de juillet 2024 et par la formation tardive d’un nouveau Gouvernement de plein exercice[16].

 

Le délai de soixante-dix jours indiqué à l’article 47 alinéa 3 à l’issue duquel le Parlement doit se prononcer sur le projet, sera donc dépassé le 19 décembre 2024.

 

Si la discussion parlementaire sur le projet devait dépasser les 70 jours, l’article 47 permettrait ainsi au Gouvernement de mettre en œuvre par voie d’ordonnance son projet de loi de finances (non-amendé), sans avoir à engager sa responsabilité sur le texte pour le faire adopter.

 

Quoi qu’il arrive sous la Ve République, et contrairement à l’État fédéral étasunien exposé au risque de shutdown par exemple[17], la France se trouve dotée d’un budget au moment où s’ouvre l’année civile[18], rompant ainsi avec la pratique des douzièmes provisoires, trop courantes sous les IIIe et IVe Républiques, et confortant ainsi le principe budgétaire d’annualité.

 

 

 

[1] Michel Debré, Discours en Conseil d’Etat le 27 août 1958.

[2] V. not. B. Morel, Réforme des retraites et article 47-1 de la Constitution : coup de génie politique ou détournement de procédure ?, JusPoliticum Blog, 19 janv. 2023 (consulté le 24 oct. 2024).

[3] Cons. const., 28 mai 2020, n° 2020-843 QPC, Force 5 ; Cons. const., 3 juil. 2020, n° 2020-851/852 QPC, M. Sofiane A. et autres.

[4] CE, Ass. 16 déc. 2020, n° 440258, CFDT Finances et autres.

[5] M. Verpeaux, Les ordonnances de l’article 38 ou les fluctuations contrôlées de la répartition des compétences entre la loi et le règlement, Cahiers du conseil constitutionnel, n° 19, janv. 2006.

[6] Art. 34 de la Constitution du 4 oct. 1958.

[7] B. Tricot, concl. sous CE, Ass., 29 janv. 1954, n° 07134, Institution Notre-Dame du Kreisker.

[8] Usage de l’art. 16 de la Constitution par le général De Gaulle du 23 avr. au 29 sept. 1961.

[9] CE, Ass., 2 mars 1962, n° 55049 et 55055, Rubin de Servens.

[10] JO n° 0194 du 20 août 1958, pp. 7739 et s. : V. not. l’art. 42 de l’avant-projet de Constitution : « Si le Parlement ne s ’est pas prononcé dans le délai de deux mois à compter du dépôt des projets, leur mise en vigueur peut être décidée par ordonnance », objet d’une contreproposition du conseil consultatif constitutionnel.

[11] Art. 47 al. 3 de la Constitution du 4 oct. 1958.

[12] Cons. const., 30 juil. 1982, n° 143-DC, Blocage des prix et des revenus.

[13] Art. 40 de la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances.

[14] Art. 44 de la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances.

[15] CE, Ass., 24 nov. 1961, n° 52262, Fédération nationale des syndicats de police.

[16] Décret du 21 sept. 2024 relatif à la composition du Gouvernement, JO n° 0226 du 22 sept. 2024.

[17] V. Etats-Unis, Antideficiency Act du 7 juillet 1884 et not. ses amdts. du 13 sept. 1982 (Public Law 97-258)

[18] G. Carcassonne et M. Guillaume, La Constitution, Points, 12e éd., 2014, p.234.

 

 

 

Crédit photo : Fred Romero / CC BY-2.0