L’incompatibilité parlementaire sous tension. À propos de l’arrêt du Conseil d’État du 8 novembre 2024

Par Michael Koskas

<b> L’incompatibilité parlementaire sous tension. À propos de l’arrêt du Conseil d’État du 8 novembre 2024 </b> </br></br> Par Michael Koskas

L’arrêt du Conseil d’État du 8 novembre 2024 reconnaît la compétence du Premier ministre pour signer un décret, malgré son élection comme député. Cette lecture qui privilégie la continuité de l’action politique et administrative, soulève des interrogations sur les limites pratiques de l’incompatibilité parlementaire en période de transition.

 

The Conseil d’État’s decision of November 8, 2024, acknowledges the Prime Minister’s authority to sign a decree despite his election as a Member of Parliament. This decision, which prioritizes the continuity of administrative action, raises questions about the practical limits of parliamentary incompatibility during transitional periods.

 

Par Michael Koskas, Maître de conférences en droit public à l’Université Paris Nanterre, Centre de théorie et analyse du droit (UMR 7074)

 

 

 

Audacieuse ou désuète, l’incompatibilité entre mandat parlementaire et fonctions gouvernementales intrigue toujours autant qu’elle divise. L’arrêt du Conseil d’État du 8 novembre dernier illustre ces tensions, mettant en lumière l’équilibre précaire entre le principe d’incompatibilité et la nécessité de garantir la continuité de l’action politique et administrative.

 

Inscrite à l’article 23 de la Constitution et ardemment voulue par le général de Gaulle[1], cette incompatibilité rompt avec le parlementarisme classique selon lequel les membres du gouvernement sont issus des chambres législatives. Elle vise à préserver la séparation des pouvoirs et éviter la concentration des fonctions législatives et exécutives[2]. Son application pratique suscite toutefois des interrogations régulières. Ce fut à nouveau le cas lors de l’élection du Premier ministre (M. Attal) comme député en juillet 2024. Bien que l’article LO153 du Code électoral accorde un délai d’un mois pour résoudre l’incompatibilité, la question demeure : comment concilier son respect tout en assurant la continuité gouvernementale ?

 

L’arrêt du 8 novembre 2024, rendu par les 4e et 1ère chambres réunies du Conseil d’État (n° 496101), portait sur un recours visant à annuler le décret du 8 juillet 2024, signé par le Premier ministre élu député la veille. Ce décret modifie les modalités budgétaires de la Contribution de vie étudiante et de campus (CVEC). Le requérant contestait notamment la compétence du chef du gouvernement dans ce contexte particulier. Bien que les moyens aient été écartés, cette décision du Conseil d’État met en lumière les enjeux liés à l’incompatibilité en période de transition gouvernementale.

 

Cet arrêt s’inscrit dans un contexte politique tendu marqué par la dissolution de l’Assemblée nationale du 9 juin 2024 suivie d’élections législatives anticipées. Le 7 juillet, le Premier ministre est élu député et signe dès le lendemain le décret contesté, soulevant des interrogations sur la compatibilité de ses fonctions dans une telle situation.

 

Ces tensions ont culminé lors de l’élection de la Présidente de l’Assemblée nationale, le 18 juillet 2024, alors que le gouvernement était officiellement démissionnaire depuis deux jours[3]. La participation de plusieurs ministres, tout juste élus députés, a suscité de vives controverses sur leur légitimité à exercer des prérogatives parlementaires tout en appartenant à un gouvernement démissionnaire. Le 8 juillet, néanmoins, en l’absence d’un décret de cessation des fonctions, le Premier ministre conservait l’intégralité de ses pouvoirs exécutifs, légitimant ainsi ses actes politiques, notamment par la voie de décrets.

 

Dans ce climat de tensions institutionnelles, l’arrêt invite à s’interroger sur l’articulation entre le principe d’incompatibilité et la continuité de l’action administrative en période de transition. Jusqu’où le juge administratif peut-il aller pour garantir la sécurité juridique des actes de l’exécutif, sans affaiblir les exigences constitutionnelles que l’on a coutume de rattacher à la séparation des pouvoirs ?

 

En reconnaissant la compétence du Premier ministre pour signer un décret en période de transition, le Conseil d’État réaffirme la priorité donnée à la stabilité institutionnelle et à la sécurité juridique (I), tout en soulevant des questions sur les limites de cette approche, notamment sur le rôle du juge administratif comme garant des principes fondamentaux (II).

 

 

I. La préservation des compétences gouvernementales

L’arrêt du 8 novembre 2024 livre une certaine interprétation des règles relatives à l’incompatibilité entre mandat parlementaire et fonctions gouvernementales. Si l’article 23 de la Constitution impose un principe strict, son application pratique soulève des critiques (A). Pour y remédier, l’article LO153 du Code électoral instaure un mécanisme transitoire assurant la continuité gouvernementale, comme l’illustre l’affaire commentée (B).

 

A- L’incompatibilité : un principe constitutionnel contesté

L’article 23 de la Constitution consacre l’incompatibilité entre un mandat parlementaire et des fonctions gouvernementales. Cette disposition, visant à limiter le cumul des pouvoirs, marque une rupture avec le parlementarisme des IIIe et IVe Républiques où le gouvernement émanait directement du Parlement.

 

Aux yeux de ceux qui l’ont instituée, cette incompatibilité poursuivrait plusieurs objectifs. Elle viserait à renforcer la solidarité gouvernementale en incitant les ministres à soutenir la politique du gouvernement, sachant qu’ils ne retrouvent pas automatiquement leur mandat parlementaire après un remaniement. Elle permettrait aussi de séparer plus nettement le gouvernement du Parlement, en évitant que les ministres se perçoivent comme des représentants de leur parti. Enfin, elle contribuerait à préserver la séparation des pouvoirs en empêchant le Parlement d’exercer une part de la fonction exécutive par l’intermédiaire de ses membres.

 

Ces justifications peinent toutefois à convaincre. Concernant la solidarité gouvernementale, elle semble avant tout liée à la bipolarisation politique plutôt qu’à l’incompatibilité elle-même. Par ailleurs, elle est fragilisée par le remplacement temporaire instauré par la réforme constitutionnelle de 2008, qui permet aux ministres de retrouver leur siège de parlementaire lorsqu’ils quittent le gouvernement. De même, les rapports entre le gouvernement et sa majorité parlementaire sont davantage influencés par le phénomène majoritaire, qui pousse les parlementaires à soutenir le gouvernement.

 

Au Royaume-Uni, où la règle de l’incompatibilité parlementaire n’existe pas, le Premier ministre est nommé par le Roi du fait de son statut de chef de la majorité parlementaire. Les membres du gouvernement, eux-mêmes parlementaires, siègent dans les chambres pour défendre les projets de loi, et des Lords peuvent être nommés pour garantir une représentation dans la Chambre haute. L’absence d’incompatibilité n’entrave ainsi ni la séparation des pouvoirs ni le bon fonctionnement des institutions. En France, l’incompatibilité apparaît ainsi au mieux comme une mesure symbolique, les dynamiques politiques jouant un rôle plus déterminant dans les équilibres institutionnels.

 

L’arrêt du 8 novembre 2024 met en lumière les limites pratiques de ce principe. L’incompatibilité n’a d’effet qu’une fois formellement constatée, ce qui conduit à s’interroger sur sa capacité à répondre pleinement aux objectifs de neutralité et de solidarité gouvernementale. Le Conseil d’État, dans la continuité de sa jurisprudence, s’appuie sur une lecture littérale des textes pour clarifier les implications juridiques de ce principe. Il souligne également sa relativité dans un cadre institutionnel contraint par les impératifs de continuité et de stabilité de l’action gouvernementale.

 

B- La nécessité d’assurer la continuité gouvernementale

Le Conseil d’État s’est appuyé sur l’article LO153 du Code électoral pour reconnaître la compétence du Premier ministre à signer l’arrêté contesté. Ce texte prévoit que l’incompatibilité « entre le mandat de député et les fonctions de membre du Gouvernement prend effet à l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la nomination comme membre du Gouvernement ».

 

Prévu par l’article 1er de l’ordonnance du 17 novembre 1958, ce dispositif vise à éviter toute interruption brutale de l’action gouvernementale, en conciliant séparation des pouvoirs et continuité exécutive. Il trouve une application concrète dès 1959, lors de la réélection au Sénat d’Edmond Michelet, alors Garde des Sceaux. Bien que cette élection ait soulevé des interrogations sur le respect du principe d’incompatibilité, Michelet poursuit ses fonctions ministérielles jusqu’à ce que son siège soit déclaré vacant par le président du Sénat et pourvu par un suppléant un mois plus tard. Cet épisode souligne l’importance de règles transitoires pour préserver la stabilité institutionnelle tout en respectant les exigences constitutionnelles.

 

Cette pratique a été formellement entérinée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 28 janvier 1976 (n° 75-821/822 AN) concernant l’élection d’un député dans la 2e circonscription de la Vienne. Le Conseil y a rejeté l’argument selon lequel la présence au gouvernement du candidat élu aurait dû entraîner la proclamation immédiate de son remplaçant, en affirmant que le ministre élu à l’Assemblée nationale bénéficie d’un délai d’un mois pour choisir entre ses deux fonctions (considérant n° 4).

 

Dans l’affaire commentée, ce dispositif a été déterminant pour justifier la légalité du décret contesté. Durant le délai d’un mois prévu par l’article LO153, l’élu concerné peut résoudre l’incompatibilité en choisissant de démissionner de son mandat parlementaire ou de quitter le gouvernement. Cette souplesse évite une interruption brutale des fonctions gouvernementales, répondant ainsi aux impératifs de continuité institutionnelle. De surcroît, tant que la démission gouvernementale n’est pas formellement actée, comme c’était le cas en l’espèce et jusqu’au 16 juillet, les membres du gouvernement conservent l’intégralité de leurs prérogatives, y compris la possibilité de signer des actes administratifs dépassant la simple gestion des affaires courantes.

 

 

II- La « sécurisation » de l’action administrative

Le Conseil d’État, dans son arrêt du 8 novembre 2024, clarifie les conditions d’exercice des prérogatives gouvernementales en période de transition. Il adopte une lecture formaliste des textes pour préserver la continuité de l’État (A) et sécuriser les décisions administratives face aux contestations opportunistes (B).

 

A- Une clarification jurisprudentielle formaliste

Outre l’incompétence du Premier ministre pour signer le décret, le requérant avançait deux moyens : un vice de procédure (absence de consultation des organes compétents) et une atteinte au principe d’égalité (répartition uniforme de la CVEC ignorant les spécificités des établissements). Écartant ces arguments, le Conseil d’État a réaffirmé une lecture formaliste des textes. Sans évaluer l’opportunité de cette mesure dans un contexte de transition, il a jugé que la compétence du Premier ministre pour signer le décret du 8 juillet 2024 restait intacte, le délai d’un mois et l’absence de décret de démission rendant tout argument d’illégalité inopérant.

 

Cette position s’appuie sur une jurisprudence constante rappelée par le rapporteur public qui évoque l’arrêt ADELIBE et ADELICO du 18 octobre 2024 (n°496362). Le Conseil d’État a alors refusé de transmettre au Conseil constitutionnel une QPC portant sur les dispositions de l’article 1er de l’ordonnance du 17 novembre 1958, lesquelles précisent les modalités de l’incompatibilité lorsqu’un membre du Parlement est nommé au Gouvernement. Pour juger que la disposition visée par la QPC n’était pas applicable au litige, le Conseil d’État rappelle que l’incompatibilité édictée par l’article 23 de la Constitution est par elle-même dépourvue d’effet sur l’exercice des fonctions de membre du Gouvernement et que son éventuelle méconnaissance ne saurait entacher d’incompétence les actes pris dans cet exercice.

 

Par ailleurs, l’élection d’un Premier ministre comme député n’a jamais, dans l’histoire récente, entraîné une perte de compétence immédiate. Élisabeth Borne, Jean-Marc Ayrault ou François Fillon, entre autres, ont exercé leurs fonctions malgré leur élection, sans que leur légitimité à signer des actes administratifs ne fût contestée.

 

Pour le juge administratif, la signature du décret par le Premier ministre répondait à une nécessité institutionnelle. En l’absence de texte prévoyant une délégation spécifique, il restait le seul habilité à accomplir cet acte, réaffirmant ainsi la centralité de sa fonction.

 

Un autre aspect intéressant de l’arrêt du 8 novembre réside dans le fait qu’il précise que l’élection d’un membre du Gouvernement à un mandat parlementaire n’entraîne pas une limitation de ses compétences à la seule gestion des affaires courantes. Tant qu’aucun décret de cessation des fonctions n’est pris par le Président de la République, le Premier ministre conserve l’ensemble de ses prérogatives exécutives, garantissant ainsi la continuité de l’action gouvernementale.

 

B- Une sécurisation juridictionnelle entre continuité et opportunité

En reconnaissant la légalité du décret du 8 juillet, le Conseil d’État privilégie la sécurité juridique. Ce formalisme garantit la prévisibilité des décisions administratives, mais il suscite des interrogations sur la pertinence de réformes ambitieuses en période de transition.

 

Cette prise de position repose sur deux principes clés. D’une part, la continuité de l’État : le Conseil d’État rappelle que tant qu’aucun décret de démission n’est pris, les membres du Gouvernement conservent pleinement leurs prérogatives. Ce principe, en phase avec la jurisprudence constitutionnelle sur la continuité du service public, sécurise l’action gouvernementale et préserve la stabilité institutionnelle. D’autre part, si l’on se place du point de vue de la prévention des contentieux, en affirmant la légalité des actes pris en période de transition, le Conseil protège les tiers, comme les établissements d’enseignement supérieur, des perturbations liées à une éventuelle annulation des décisions. Cette démarche renforce la prévisibilité juridique et limite les litiges fondés sur des arguments conjoncturels.

 

En rejetant la requête de M. C., le Conseil d’État a écarté une tentative opportuniste de remise en cause de la légalité des décisions prises en période de transition.

 

Le formalisme de cet arrêt suscite néanmoins un certain scepticisme pour deux raisons principales. D’une part, le caractère non urgent du décret : le décret du 8 juillet 2024, modifiant la répartition de la CVEC, constitue une réforme significative aux implications de long terme pour les établissements d’enseignement supérieur. Sans se prononcer sur le fond de cette réforme, il apparait que rien n’indiquait une contrainte temporelle immédiate justifiant son adoption en période de transition. L’intervention de cette mesure aurait pu intervenir dans un contexte politique plus stable. D’autre part, l’absence de distinction entre actes urgents et non urgents : en privilégiant la sécurité juridique, le Conseil d’État évite de se prononcer sur la pertinence de décisions aussi engageantes en période transitoire, tout en laissant entrevoir une opportunité pour des réformes ambitieuses dans des contextes de fragilité institutionnelle.

 

En définitive, l’arrêt du 8 novembre 2024 illustre les tensions entre le principe d’incompatibilité et les impératifs de continuité de l’État. Si la décision protège la stabilité institutionnelle, elle met en évidence les limites pratiques de ce principe en période de transition. En privilégiant une approche formaliste, le Conseil d’État renonce à une réflexion approfondie sur l’opportunité des décisions prises dans des moments où l’équilibre institutionnel s’avère particulièrement fragile.

 

 

 

[1] F. Luchaire, G. Conac, X. Prétot, La constitution de la République française ; analyse et commentaire, 3e éd., Economica, 2008, p. 649 et s.

[2] P. Brunet, F. Hamon, M. Troper, Droit constitutionnel, 45e éd., LGDJ, 2024, §632 et s.

[3] Le gouvernement démissionnaire était alors limité à la gestion des affaires courantes (CE, Ass., 4 avril 1952, Syndicat national du personnel des affaires algériennes)

 

 

 

Crédit photo : Julien Chatelain / CC BY-SA 2.0