L’annulation des résultats du premier tour des élections présidentielles roumaines par la Cour constitutionnelle, un « coup d’Etat » ?

Par Thomas Andreu

<b> L’annulation des résultats du premier tour des élections présidentielles roumaines par la Cour constitutionnelle, un « coup d’Etat » ? </b> </br></br> Par Thomas Andreu

Ce 6 décembre 2024, la Cour constitutionnelle roumaine a décidé à l’unanimité d’annuler le premier tour des élections présidentielles du 24 novembre dernier afin de « garantir l’équité et la légalité du processus électoral ». D’aucuns ont alors dénoncé un « coup d’Etat ». En l’espèce, la décision de la Cour constitutionnelle vise incontestablement à protéger le bon déroulement du processus démocratique, et ne peut donc pas être interprétée comme un coup d’Etat. Néanmoins, elle intervient tardivement, ce qui ne peut qu’être source de tensions et de contestations.

 

On 6 December 2024, the Romanian Constitutional Court unanimously decided to annul the first round of the presidential elections held on 24 November in order to ‘guarantee the fairness and legality of the electoral process’. Some people denounced this as « a coup ». In this case, the Constitutional Court’s decision is unquestionably aimed at protecting the smooth running of the democratic process, and cannot therefore be interpreted as a coup. Nevertheless, it comes late in the day, which can only be a source of tension and contestation.

 

Par Thomas Andreu, Doctorant contractuel en droit public, Chaire internationale sur l’Europe Souveraine (CILES), Centre de Documentation et de Recherches Européennes (CDRE), Université de Pau et des Pays de l’Adour / Université de Luxembourg

 

 

 

 

Ce 6 décembre 2024, la Cour constitutionnelle roumaine a décidé à l’unanimité de ses membres d’annuler le premier tour des élections présidentielles du 24 novembre dernier afin de « garantir l’équité et la légalité du processus électoral ». Ce faisant, elle a ordonné que le processus électoral pour l’élection du Président de la Roumanie soit « repris dans son intégralité ». Cette décision se fonde sur la déclassification, deux jours plus tôt, de documents du ministère de l’Intérieur national faisant état d’une importante opération de manipulation de l’opinion sur la plateforme TikTok en faveur du candidat populiste Calin Georgescu, arrivé en tête au premier tour à la surprise générale en obtenant 22,94 % des suffrages exprimés.

 

Dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux, Calin Georgescu n’a alors pas hésité à dénoncer un « coup d’Etat organisé » avant d’alerter sur le fait que la démocratie était « en danger ». Le président du parti d’extrême droite Alliance pour l’unité des Roumains, George Simion, a également pointé du doigt une décision « annulant la volonté du peuple roumain » et s’apparentant à un « coup d’Etat en force ». Selon lui, « neuf juges […] ont remplacé la volonté de neuf millions de Roumains ». Elena Lasconi, candidate centriste arrivée en deuxième position – elle aussi à la surprise générale – en obtenant 19,17 % des voix, a également critiqué l’arrêt de la juridiction constitutionnelle, estimant qu’une telle décision était « illégale, immorale et qu’elle écras[ait] l’essence même de la démocratie ».

 

A l’ère du populisme, une telle défiance envers la justice constitutionnelle est très largement répandue[1]. Les juges constitutionnels sont de plus en plus régulièrement accusés de confisquer la démocratie par le truchement de leurs décisions, à telle enseigne que les  expressions de « coup d’Etat » tendent à se multiplier au sein des discours de certains responsables politiques[2], y compris de certains responsables politiques issus de partis dits de gouvernement[3]. Un tel climat incite à « prendre au sérieux »[4] ces accusations et à les filtrer afin, le cas échéant, de les combattre[5]. En l’espèce, il s’avère nécessaire de combattre ces accusations qui apparaissent très largement infondées. La décision de la Cour constitutionnelle vise à protéger le bon déroulement du processus démocratique, et ne peut donc être interprétée comme un coup d’Etat (I). Néanmoins, force est d’admettre qu’elle intervient tardivement, ce qui ne peut qu’être source de tensions et de contestations (II).

 

 

I. Une décision visant à protéger le bon déroulement du processus démocratique

 Pour légitimer sa décision du 6 décembre[6], la Cour constitutionnelle précise tout d’abord qu’elle agit « conformément » à l’article 146 alinéa f) de la Constitution qui dispose que la juridiction constitutionnelle « veille au respect de la procédure d’élection du Président de la Roumanie et confirme les résultats du suffrage ». Une telle compétence, selon la Cour, « ne peut être interprétée de façon restrictive », ce qui justifie qu’elle puisse se prononcer sur la régularité du premier tour de l’élection de sa propre initiative après avoir eu connaissance d’éléments nouveaux, et ce quand bien même elle avait validé quelques jours auparavant les résultats du premier en rejetant le recours d’un candidat malheureux demandant un nouveau décompte des voix[7].

 

Une fois sa compétence précisée, la Cour motive sa décision en se fondant sur l’article 2 alinéa 1 de la Constitution qui prévoit que « la souveraineté nationale appartient au peuple roumain qui l’exerce par le biais de ses organes représentatifs constitués par des élections libres, périodiques et équitables ainsi que par référendum ». Les juges précisent alors que le principe d’élections libres et équitables nécessite que soit assurés « l’égalité des chances à tous les candidats » et « le caractère libre du vote exprimé par les citoyens ». Or, à partir de « la déclassification du contenu des « notes d’information » du ministère de l’Intérieur » relatives au déroulement des élections, « la Cour constate que le processus électoral concernant l’élection du président de la Roumanie a été entaché, […] à toutes les étapes, par de multiples irrégularités et violations de la législation électorale qui ont dénaturé le caractère libre et équitable du vote exprimé par les citoyens et l’égalité des chances des candidats aux élections ». Les juges constitutionnels roumains concluent alors que de telles irrégularités « ont compromis la transparence et l’équité de la campagne électorale et ignoré les dispositions légales relatives à son financement » et, par conséquent, « ont eu un effet convergent de mépris des principes essentiels des élections démocratiques ».

 

La décision de la Cour confirme les soupçons et les accusations des médias et des autorités roumaines concernant la compagne électorale menée par Calin Georgescu sur la plateforme TikTok. Le Conseil suprême de la défense nationale s’est ainsi réuni dès le 28 novembre 2024 afin d’étudier la régularité de la campagne électorale . Ce dernier « n’a pas de pouvoirs liés à la conduite du processus électoral » mais peut adresser des recommandations aux autorités compétences « s’il existe des éléments ayant un impact sur la sécurité nationale ». Le Conseil a alors relevé que Calin Georgescu avait « bénéficié d’une exposition massive » et d’un « traitement préférentiel » de la part de  la plateforme TikTok. L’instance a également « confirmé que, dans le contexte régional et surtout électoral actuel, la Roumanie, ainsi que d’autres États du flanc oriental de l’OTAN, est devenue une priorité pour les actions hostiles d’acteurs étatiques et non étatiques, en particulier la Fédération de Russie, avec un intérêt croissant de sa part à influencer l’agenda public de la société roumaine ».

 

De tels comportements de la part d’Etats étrangers, à l’image de la Russie, constituent une menace majeure pour la démocratie dont les responsables politiques européens sont particulièrement conscients. Dans une résolution adoptée le 9 mars 2022[8], le Parlement européen soulignait « qu’il est démontré que des acteurs étrangers, malveillants et autoritaires, étatiques ou non, parmi lesquels la Russie et la Chine, utilisent la manipulation de l’information et d’autres tactiques relevant de l’ingérence pour s’immiscer dans les processus démocratiques » des Etats européens. Les députés européens ont alors dénonce le fait que « l’ingérence, la manipulation de l’information et la désinformation étrangères constituent une violation des libertés fondamentales d’expression et d’information » et, ce faisant, «  sapent les processus démocratiques ».

 

Sur le fond, une telle décision ne peut donc qu’emporter l’adhésion en ce sens où elle vise à protéger le bon déroulement du processus électoral, et donc la démocratie. Du reste, ainsi que l’a admis Calin Georgescu, l’arrêt de la juridiction constitutionnelle ne peut faire l’objet d’un recours. Tout au plus, le candidat a prévenu que l’application de la décision de reporter le second tour des élections à une date ultérieure par le Bureau électoral central et l’Autorité électorale permanente pourrait faire l’objet d’un recours auprès de la Haute Cour de cassation et de justice.

 

 

II. Une décision intervenant tardivement au cours du processus démocratique

Toutefois, l’arrêt de la juridiction constitutionnelle intervient très tardivement dans le processus démocratique, ce qui ne peut qu’être source de tensions et de contestations. Plusieurs médias ont dénoncé un certain nombre de dysfonctionnements liés à la plateforme TikTok avant même la tenue du scrutin, le 24 novembre 2024. Et dès le 28 novembre, le Conseil suprême de la défense nationale s’est réuni afin de confirmer et de dénoncer ces dysfonctionnements. Plus encore, le 2 décembre 2024, la Cour constitutionnelle s’est tout d’abord prononcée sur le recours déposé par Cristian Terhes, candidat ayant échoué à se qualifier au second tour, qui demandait un nouveau décompte des voix. Toutefois, ce dernier n’a pas révélé d’irrégularités, et les résultats du premier tour ont ainsi été validés par la juridiction constitutionnelle. Ce n’est que quatre jours après cette première décision, et deux jours seulement avant le second tour des élections présidentielles, initialement fixé le 8 décembre, que la Cour est revenue sur sa première décision en raison de l’apparition d’éléments nouveaux. Elle a annulé le résultat du premier tour de l’élection présidentielle et a ordonné de recommencer entièrement le processus électoral.

 

Certes, le caractère tardif du prononcé de l’annulation du premier tour de l’élection présidentielle n’est pas le fait de la juridiction constitutionnelle. Pour rendre sa décision, cette dernière s’est fondée sur des informations classifiées du ministère de l’Intérieur relatives au rôle joué par la plateforme TikTok lors de la campagne électorale. Il a ainsi fallu aux juges constitutionnels attendre la déclassification de ces informations afin d’être en mesure de statuer sur les soupçons d’irrégularités. De surcroît, une fois ces informations rendues publiques, la Cour constitutionnelle s’est prononcée dans un délai très court, contraint il est vrai par la perspective de la tenue du second tour : seulement deux jours.

 

Il n’en demeure pas moins que si cette situation n’est pas le fait de la Cour constitutionnelle, les responsables politiques et les citoyens opposés à la décision du 6 décembre ont beau jeu de considérer que cette dernière est davantage motivée par le résultat du premier tour de l’élection – la première position obtenue par un candidat populiste –  que par le déroulement du premier tour de l’élection. Les opposants à cet arrêt ont alors tout le loisir de crier à la confiscation de l’élection par les juges. Autrement dit, le caractère tardif du prononcé de cette décision ne peut que conforter l’opposition – consubstantielle au populisme – entre le peuple et des élites (en l’espèce les juges constitutionnels) qui confisqueraient précisément le pouvoir au peuple.

 

Alors qu’il fait peu de doute que de telles problématiques liées à l’essor des nouvelles technologies se reproduiront à l’avenir au sein des sociétés démocratiques, les juges gagneraient donc à se prononcer autant que faire se peut avant le jour du scrutin, et à le reporter le cas échéant. Leur volonté de protéger la démocratie ne pourra alors plus être confondue par certains responsables politiques et citoyens avec une volonté d’étouffer la démocratie. Certes, le report d’une échéance électorale entraîne d’autres questions, elles-aussi potentiellement sources de tensions. Le report d’une élection à une date éloignée peut être considéré comme une volonté d’entraver la démocratie, ainsi que nous l’enseigne l’exemple de certaines réactions au report du second tour des dernières élections municipales en France pour cause de Covid-19[9]. Il semble cependant –  à la condition que le scrutin reporté ait lieu dans un délai raisonnable – qu’il s’agisse là du moins pire des remèdes aux opérations de manipulation de l’opinion sur les réseaux sociaux susceptibles de porter atteinte à la démocratie.

 

 

 

[1] M.-C. PONTHOREAU, « La confiance du public dans la justice constitutionnelle à l’ère du populisme. Pistes de réflexion », Annuaire international de justice constitutionnelle, n°35, 2020, p. 15-20

[2] Ainsi que l’a récemment constaté Fabrice Melleray dans deux éditos à l’AJDA (« Une inquiétante petite musique», AJDA, 2024, p.  409 et « De quoi la critique de l’Etat de droit est-elle le nom », AJDA, 2024, p. 1889)

[3] Par exemple, la décision du Conseil constitutionnel français relative à la loi immigration en date du 25 janvier 2024 (Cons. Const. 25 jan. 2024, n° n° 2023-863 DC, Loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration) a entraîné des contestations de la part de certains membres du parti des Républicains. Laurent Wauquiez n’a ainsi pas hésité à dénoncer un « coup d’Etat de droit » (« Laurent Wauquiez, après la large censure de la loi Immigration : « Il faut donner au Parlement le dernier mot » », Le Parisien, 25 janv. 2024). Force est toutefois de se remémorer que l’expression est apparue pour la première fois en France sous la plume d’Olivier Cayla, et ce dans un sens largement différent (O. CAYLA, « Le coup d’État de droit ? », Le Débat, n° 100, 1998, p. 108-133)

[4] N. PERLO, « Populisme et constitutionnalisme, les relations dangereuses. G. Martinico, Filtering Populist Claims to Fight Populism. The Italian Case in a Comparative Perspective (2021) », Jus Politicum, 30, 2023

[5] G. MARTINICO, Filtering Populist Claims to Fight Populism. The Italian Case in a Comparative Perspective, Cambridge University Press, Serie. Comparative Constitutional Law and Policy, 2021

[6] HOTĂRÂREA nr.32 din 6 decembrie 2024 privind anularea procesului electoral cu privire la alegerea Președintelui României din anul 2024 (accessible en ligne sur le site internet de la Cour constitutionnelle : Curtea Constituțională a României)

[7] HOTĂRÂREA nr.31 din 2 decembrie 2024 privind rezultatul alegerilor pentru funcția de Președinte al României în cadrul primului tur de scrutin din 24 noiembrie 2024 (accessible également en ligne sur le site internet de la Cour constitutionnelle)

[8] Résolution du Parlement européen du 9 mars 2022 sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation (2020/2268(INI))

[9] Sur ce report v. B. DAUGERON, « Le report du second tour des élections municipales : analyse juridique contre simplifications médiatiques ? », JP Blog, 30 mars 2020

 

 

 

Crédit photo : Présidence roumaine / Palais de Cotroceni / Le 6 décembre 2024, le Président Iohannis s’adresse à la nation après l’annulation du premier tour des élections présidentielles par la Cour constitutionnelle