Les conséquences juridiques de l’adoption de la motion de censure

Par Mathieu Carpentier

<b> Les conséquences juridiques de l’adoption de la motion de censure </b> </br> </br> Par Mathieu Carpentier

Pour la première fois depuis 1962, l’Assemblée nationale a adopté une motion de censure à l’encontre du Gouvernement. Ce billet revient sur les conséquences juridiques de cet événement historique, en se concentrant principalement sur le sort des textes en instance au Parlement et notamment sur le devenir des textes financiers.

 

For the first time since 1962, the French National Assembly has passed a motion of no-confidence against the Government. This post investigates the legal consequences of this momentous event, focusing mainly on the fate of bills pending before Parliament, and especially on what is going to happen with the current budget bills.

 

Par Mathieu Carpentier, Professeur de droit public

 

 

 

Le 4 décembre dernier à 20h20, l’Assemblée nationale adoptait une motion de censure à l’encontre du gouvernement de Michel Barnier. L’événement est rare – une première depuis le 5 octobre 1962 –, et ses conséquences juridiques, par la force des choses, incertaines. Cependant les précédents – ainsi qu’un peu de logique, voire de bon sens – permettent de dessiner, de ce régime juridique, les contours suivants.

 

 

1. Bis repetita : un gouvernement démissionnaire

A compter de l’adoption de la motion de censure, le gouvernement est démissionnaire. C’est ce qui résulte de la lettre explicite de l’arrêt Brocas du Conseil d’Etat (CE, Ass., 19 oct. 1962, Sieur Brocas) : l’adoption de la motion de censure « entraîne le retrait du Premier ministre et de son Gouvernement ». Cela ne dispense nullement le Premier ministre de son obligation de remettre la démission de son gouvernement au président de la République (ce que M. Barnier a fait dès le 5 décembre), mais un éventuel retard de celui-là ou un refus de celui-ci n’emportent aucune conséquence juridique. C’est ce qui explique qu’en 1962, le gouvernement Pompidou I ait expédié les affaires courantes pendant 62 jours et non, comme on le lit parfois, 9 jours (le général de Gaulle n’ayant mis officiellement fin à ses fonctions que le 28 novembre). Il y a donc une vraie différence de régime juridique selon que la démission du Premier ministre est spontanée (on sait qu’elle ne l’est jamais tout à fait) – auquel cas la période d’affaires courantes débute à compter de la signature du décret présidentiel – ou qu’elle est provoquée par une motion de censure (ainsi que, sans aucun doute, par la désapprobation du programme ou de la déclaration de politique générale sur le fondement de l’article 49 al. 1 de la Constitution). La France aura donc connu en 2024 quatre Premiers ministres et trois périodes, plus ou moins longues, d’expédition des affaires courantes (du jamais vu depuis 1948 – et encore : en 1948 Schuman avait été Président du Conseil à deux reprises non consécutives).

 

Les travaux législatifs sont suspendus, dans les deux chambres. La raison en est simple : ces travaux (du moins en séance) ne peuvent se poursuivre sans que le gouvernement ne soit au banc. Or, sauf urgence (on y reviendra) un gouvernement démissionnaire ne peut émettre d’avis au banc, cet acte ayant une nature intrinsèquement politique, et étant manifestement contraire à la notion même d’expédition des affaires courantes. Évidemment le Conseil constitutionnel n’a jamais eu l’occasion de s’intéresser aux prérogatives législatives d’un gouvernement démissionnaire – cependant, on peut gager qu’il ferait sienne la conception des « affaires courantes » développée par le Conseil d’Etat ainsi que par les services de l’Assemblée nationale et du Sénat. On notera que cette impossibilité de poursuivre l’examen des textes, du moins en séance, n’affecte pas les seuls projets de loi, mais également les propositions de loi : aussi choquant que cela puisse paraître, le Parlement ne peut exercer sa compétence législative sans la présence du gouvernement.

 

 

2. Le statut des textes en instance au Parlement

Cependant, il n’en résulte pas que les textes en instance soient caducs. D’aucuns ont en effet affirmé que l’adoption d’une motion de censure faisait tomber tous les textes gouvernementaux en instance. Rien ne permet de soutenir une telle thèse.

 

Réservons ici un instant le cas du texte sur lequel la responsabilité du gouvernement a été engagée (le PLFSS pour 2025). Pour ce qui concerne les autres textes, rien ne permet de justifier une analogie avec ce qui se produit en fin de législature (et notamment en cas de dissolution) – analogie qui serait, du reste, imparfaite, dès lors que la fin d’une législature entraîne la caducité de l’ensemble des textes (projets et propositions) en instance à l’Assemblée nationale.

 

Il en va ainsi, en premier lieu, des textes en instance au Sénat – qui, on le sait, ne sont pas affectés par la fin de la législature et dont on voit mal en quoi l’adoption d’une motion de censure à l’Assemblée nationale pourrait les concerner. Ainsi, il paraît évident que le projet de loi de finances pour 2025, qui était en discussion au Sénat lorsque la motion de censure a été adoptée, n’est pas « tombé » à la suite de cette adoption. Le nouveau gouvernement serait ainsi tout à fait libre d’en achever la discussion au Sénat et de convoquer une commission mixte paritaire, même s’il pourrait également souhaiter retirer le texte et en déposer un autre. Ainsi ont été définitivement adoptés en 1963 plusieurs projets de loi qui étaient en instance au Sénat lors de l’adoption de la motion de censure de 1962 et dont l’examen a pu être repris et achevé après la formation du Gouvernement Pompidou II (v. par ex. la loi n° 63-254 du 15 mars 1963 portant réforme de l’enregistrement, du timbre et de la fiscalité immobilière).

 

Concernant, en second lieu les textes en instance à l’Assemblée nationale, de tels précédents ne peuvent être trouvés sous la Ve République, car la seule motion de censure qui ait été adoptée avant 2024 fut immédiatement suivie d’une dissolution qui entraîna, naturellement, la caducité de tous les textes en instance à l’Assemblée nationale. En revanche, l’examen de la pratique sous la IVe République montre qu’à aucun moment une telle caducité ne s’est produite à la suite d’une motion de censure. Pour que l’analogie soit probante, il ne faut prendre en considération que les rares occurrences d’une mise en cause de la responsabilité du gouvernement selon les formes constitutionnelles – à la majorité absolue des membres de l’Assemblée nationale – en laissant de côté les hypothèses (plus nombreuses) où le gouvernement, mis en minorité à la faveur d’un « vote calibré » s’est estimé contraint de démissionner sans pourtant en avoir l’obligation juridique. Seuls quatre gouvernements sous la IVe République ont été renversés selon les formes constitutionnelles, non certes par l’adoption d’une motion de censure mais par le refus de la confiance (celle-là d’ailleurs était soumise aux mêmes conditions que celui-ci) : or on trouve plusieurs exemples de projets de lois introduits par un gouvernement A, en instance à l’Assemblée nationale lorsque le gouvernement A est renversé, et définitivement adoptés sous l’égide du gouvernement B qui prend sa suite. Il en va ainsi de la loi n° 53-661 du 1er août 1953, résultant d’un projet de loi introduit par le gouvernement Mayer (renversé le 21 mai), et définitivement adoptée sous l’égide du gouvernement Laniel II – ou encore de la loi n° 55-302 du 18 mars 1955, introduite sous le gouvernement Mendès-France (renversé le 5 février) et définitivement adoptée sous l’égide du gouvernement Faure II.

 

Rien, donc, dans notre histoire parlementaire récente ne justifie de soutenir que le renversement du gouvernement frappe ses textes de caducité. Le nouveau gouvernement sera donc libre de reprendre la discussion de l’ensemble des textes en instance là où ils en étaient avant l’adoption de la motion de censure.

 

 

3. Le cas du PLFSS pour 2025

Qu’en est-il du texte sur lequel le Premier ministre a engagé la responsabilité de son gouvernement – et a été renversé –, à savoir le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 ? L’échec d’un « 49.3 » est une grande première dans notre histoire constitutionnelle. La question des effets de cet échec peut donc prêter à débats.

 

Il est maintenant clairement établi – notamment par la jurisprudence désormais claire des services de l’Assemblée, telle que manifestée, notamment, par les propos de la Présidente de l’Assemblée au perchoir– que l’adoption d’une motion de censure au « 49.3 » a pour conséquence que le texte est considéré comme rejeté.

 

Cependant – et ici encore, contrairement à ce qui a pu être dit çà et là ces dernières semaines – ce rejet n’est pas pour autant définitif. De la même manière que l’adoption d’un texte par le biais du 49.3 n’est pas définitive – sauf lorsqu’elle intervient en lecture définitive ou lorsque le texte ainsi adopté est identique à celui qui a été précédemment adopté par le Sénat –, de la même manière son rejet par le même biais n’est pas définitif, sauf s’il intervient en cas de lecture définitive, ou que le Sénat l’a également rejeté à la même étape de la navette. Il en va d’autant plus ainsi au cas d’espèce, puisque le rejet des conclusions de la CMP par l’une des deux chambres, voire par les deux chambres, n’empêche pas le retour du texte en nouvelle lecture à l’Assemblée nationale (la lecture CMP n’est pas une étape de la navette, c’est le point d’aboutissement d’une interruption de cette dernière : la nouvelle lecture est donc possible dès lors que cette interruption n’a pas produit ses fruits, que ce soit en cas d’échec de la CMP ou bien de rejet de ses conclusions par l’une et/ou l’autre des chambres).

 

Admettre que l’Assemblée nationale puisse, par l’adoption d’une motion de censure, rejeter définitivement un texte, ce serait lui reconnaître le pouvoir de statuer définitivement sur un texte que le Sénat n’aurait pas examiné : or cette hypothèse est exclue tant par l’économie générale de l’article 45 de la Constitution que par la dernière phrase du 4e alinéa de cet article.

 

Par conséquent le PLFSS 2025 n’a pas été définitivement rejeté par l’Assemblée nationale et, sans même qu’il soit besoin de procéder à la lecture des conclusions de la CMP au Sénat[1], le nouveau gouvernement pourrait tout à fait saisir l’Assemblée d’une nouvelle lecture sur la base du texte adopté en première lecture par le Sénat[2]. Il pourrait également mettre en vigueur dès sa nomination le PLFSS 2025 par ordonnance (art. 47-1 al. 3 de la Constitution), le délai de 50 jours étant arrivé à échéance le 5 décembre dernier. Ce serait néanmoins sans doute politiquement très hasardeux.

 

 

4. La possibilité d’une législation d’urgence ?

Que se passe-t-il si la période d’affaires courantes perdure, alors que la période budgétaire bat son plein ?

 

Tout d’abord, il semble découler de la notion même d’affaires courantes que l’examen du PLF et du PLFSS ne peut se poursuivre sous l’égide d’un gouvernement démissionnaire. Certes, dans une note d’août dernier, le secrétariat général du gouvernement, tout en reconnaissant que la question de savoir si un gouvernement démissionnaire pourrait déposer – ou le cas échéant en poursuivre la discussion – un PLF ou un PLFSS est « délicate », affirme que cette piste ne devrait pas être écartée en raison du « caractère très limité du risque juridique encouru », escomptant une certaine mansuétude du Conseil constitutionnel. Les esprits chagrins trouveront quelque peu sidérant que « sur un malentendu ça peut marcher » soit élevé au rang d’argument juridique. Tant le PLF que le PLFSS contiennent de nombreuses dispositions qui n’ont rien d’urgent et échappent, de ce fait, au champ des affaires courantes.

 

Si l’examen de ces textes est interrompu en période d’affaires courantes, alors a fortiori un gouvernement démissionnaire ne peut utiliser son pouvoir réglementaire pour les mettre en vigueur. Il paraît certain que la prise d’une ordonnance budgétaire ou sociale excède la compétence d’un gouvernement démissionnaire, quand bien même, on l’a vu, le délai est d’ores et déjà échu pour le PLFSS et le sera le 21 décembre pour le PLF. En tout état de cause, une ordonnance budgétaire ou sociale échapperait à la compétence du Conseil constitutionnel (sauf, à la rigueur, en QPC, par une extension de la jurisprudence Sofiane A de 2020[3]) et le Conseil d’Etat, seul compétent pour en connaître, en jugerait sans doute sévèrement.

 

C’est la raison pour laquelle le gouvernement entend déposer prochainement un « projet de loi spéciale » permettant de faire adopter au Parlement les mesures financières d’urgence pour assurer la continuité de la vie nationale. Le Conseil d’Etat, dans un avis rendu public le 10 décembre, lui a d’ailleurs donné son feu vert. Cette perspective nous inspire les réflexions suivantes.

 

En premier lieu, comme le reconnaît le Conseil d’Etat, il ne saurait s’agir à proprement parler d’un projet de loi spéciale au sens de l’article 47 al. 4 (et du 2° de l’article 45 de la LOLF). En effet, les conditions mises à son emploi sont claires : il faut que le projet de loi de finances n’ait pu être déposé en temps utile pour être promulguée avant le début de l’exercice 2025. Or il est manifeste que le PLF 2025 a été déposé en temps utile. Si le gouvernement est nommé à la fin de la semaine du 9 décembre ou au début de celle du 16 décembre, il reste suffisamment de temps pour achever l’examen du PLF dans les délais, quitte à dépasser de quelques jours le délai de 70 jours.

 

En second lieu, par projet de loi spéciale il faut entendre en réalité projet de loi « ayant la même portée » qu’un projet de loi spéciale, sur le modèle de ce qui s’est produit en 1979 : le Conseil constitutionnel, ayant censuré en totalité la loi de finances pour 1980 (décision 79-110 DC du 24 décembre 1979), admit ensuite dans sa décision 79-111 DC du 30 déc. 1979 la possibilité, sur le fondement de la continuité de la vie nationale, d’une « rustine » par le biais de l’adoption en urgence d’un projet de loi ayant, donc, la même portée qu’un projet de loi spéciale tant quant à son contenu (un seul article autorisant la perception des impôts) et ses effets (la possibilité pour le gouvernement d’ouvrir les crédits correspondant aux services votés). Cette possibilité n’était alors prévue par aucun texte – elle figure désormais à l’article 45 de la LOLF, qui prévoit la marche à suivre en cas de censure totale de la loi de finances par le Conseil constitutionnel.

 

Aucun texte, en revanche, ne prévoit la marche à suivre lorsque le gouvernement est renversé au milieu de la période budgétaire[4]. En principe, vu le précédent de 1979, on admettra qu’un gouvernement démissionnaire puisse, sur le fondement de l’urgence faire adopter un projet de loi se limitant à un seul article, autorisant la perception des impôts ; pourraient y être ajoutées les autorisations d’emprunt de l’Etat, ainsi que l’autorisation faite à l’Urssaf Caisse nationale (ex-Acoss) – et trois autres organismes – d’emprunter, seule disposition véritablement juridiquement contraignante du PLFSS. Le Conseil d’Etat a admis cette possibilité.

 

Demeurent néanmoins deux questions. La première concerne le contenu de cette ou de ces lois d’urgence : leur fondement constitutionnel étant ténu (à savoir la seule exigence de la continuité de la vie nationale), seules des dispositions absolument justifiées par l’urgence pourraient y être ajoutées. Ainsi il apparaît exclu qu’y figurent, par exemple, des dispositions tendant à l’indexation sur l’inflation du barème de l’impôt sur le revenu. C’est d’ailleurs ce qu’affirme également le Conseil d’Etat dans l’avis précité.  

 

La seconde question concerne le calendrier : à ce stade, il est difficile de parler d’urgence, dès lors qu’un nouveau gouvernement est, à l’heure où nous écrivons ces lignes, annoncé pour les prochains jours et que la poursuite de l’examen du PLF (ainsi que du PLFSS) est théoriquement possible – mais politiquement incertaine. Il est à craindre que le recours à la « loi spéciale » soit une manière de mettre de côté, voire de reporter sine die, un examen des textes financiers encore matériellement possible, quoique politiquement très compliqué, bien davantage qu’une manière de faire face à une situation où, comme en 1979, le budget ne pouvant matériellement pas être voté avant le 31 décembre, une mesure d’urgence s’impose. Bien entendu si la période d’affaires courantes devait se prolonger, l’exigence de continuité de la vie nationale exigerait le dépôt de tels textes d’urgence. Mais nous n’y sommes pas encore.

 

 

 

[1] Le Sénat a cependant pour tradition d’examiner le texte de la CMP même lorsque l’Assemblée l’a préalablement rejeté, pour marquer sa désapprobation du refus, manifesté par l’Assemblée, du compromis. V. par ex. JO Débats Sénat, 21 déc. 1983, p. 4464 et JO Débats Sénat, 22 déc. 1983, p. 4537 (le président de la commission et le rapporteur refusant de siéger en nouvelle lecture, entraînant le report de l’examen du texte).

[2] On notera que cette analyse rejoint pleinement celle effectuée par le Secrétariat général du gouvernement dans une Note rédigée en août 2024 relative au PLF et PLFSS pour 2025, p. 10.

[3] Mais le moyen tiré de l’excès du champ des compétences d’un gouvernement d’affaires courantes ne serait pas pour autant invocable, étant donné qu’il n’y a là aucune atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit.

[4] En 1962, le gouvernement Pompidou I avait été renversé au tout début de la période budgétaire. Son successeur, le gouvernement Pompidou II, nommé le 6 décembre, put introduire un projet de loi partiel (et non spécial) comprenant la première partie du PLF, sur le fondement, et dans les délais, du 1° de l’article 44 de l’ordonnance du 2 janvier 1959 (repris aujourd’hui à l’article 45 de la LOLF). Cet épisode était donc parfaitement « dans les clous » de la loi organique.

 

 

 

Crédit photo : Renew Europe / CC BY-ND2.0