Cour constitutionnelle fédérale allemande : constitutionnaliser le statut, renforcer la résilience ?

Par Aurore Gaillet

<b> Cour constitutionnelle fédérale allemande : constitutionnaliser le statut, renforcer la résilience ? </b></br></br> Par Aurore Gaillet

La soixante-huitième révision de la Loi fondamentale allemande, adoptée le 20 décembre 2024, a permis de constitutionnaliser des dispositions relatives au statut de la Cour constitutionnelle fédérale, jusqu’alors prévues au seul niveau législatif. L’objectif clairement affiché et largement partagé vise à renforcer la « résilience » de la Cour, dans un contexte international et national menaçant la justice constitutionnelle libérale.

 

The sixty-eighth revision of Germany’s Basic Law, adopted on December 20, 2024, constitutionalized various rules regarding the status of the Federal Constitutional Court, which had previously only been provided at legislative level. The clearly stated and widely shared objective is to strengthen the Court’s “resilience”, in an international and national context threatening liberal constitutional justice.

 

Par Aurore Gaillet, Professeure de droit public à l’Université Toulouse Capitole

 

 

 

Le 20 décembre 2024, la soixante-huitième révision de la Loi fondamentale allemande (LF) a été adoptée à une large majorité, associant les partis de l’ancienne coalition gouvernementale (sociaux-démocrates du SPD, Verts, libéraux du FDP) et l’opposition conservatrice CDU/CSU1. Conformément au souhait partagé de « renforcer la résilience »2 de la Cour constitutionnelle fédérale, les articles 93 et 94 contiennent désormais des dispositions relatives à son organisation et à sa procédure, jusqu’alors prévues au seul niveau législatif. D’emblée, deux éléments sont remarquables. D’abord, l’aboutissement de la révision est d’autant plus notable que le contexte politique de crise gouvernementale ne se prêtait pas à une telle concorde : le 16 décembre 2024, actant la rupture de la coalition « tricolore », le chancelier allemand Olaf Scholz a en effet posé la question de confiance au Bundestag ; comme prévu, il n’a pas obtenu de majorité : le respect de cette condition constitutionnelle (art. 68 al. 1) lui a permis de demander au Président Frank-Walter Steinmeier de dissoudre le Bundestag ; c’est ce qu’a annoncé ce dernier le 27 décembre, fixant la date des prochaines élections au 23 février 2025. Ensuite, d’un point de vue comparé franco-allemand, l’urgence à renforcer la « résilience » de la Cour constitutionnelle fédérale peut étonner. En effet, celle-ci est connue pour être une Cour puissante et indépendante, jouissant d’une grande confiance au sein de la population et forte d’une jurisprudence largement respectée, y compris lorsque ses décisions ont un impact politique considérable3.

 

 

1. Résilience

L’urgence à renforcer la « résilience » de la Cour constitutionnelle fédérale allemande se comprend dans un double contexte, international et national.

 

Sur le plan international, ainsi que la Cour l’a reconnu elle-même, dans une prise de position de son Assemblée plénière, le 11 septembre 2024, « un regard au-delà des frontières de la République fédérale d’Allemagne montre que les aspirations autocratiques peuvent aussi et surtout se retourner contre la justice constitutionnelle, garante d’un ordre libéral, démocratique et fondé sur l’État de droit »4. Au-delà même des cas souvent cités de la Hongrie (depuis 2010) et de la Pologne (entre 2015 et 2023), de nombreux exemples étrangers rappellent en effet combien les cours constitutionnelles peuvent être des cibles des forces populistes et autoritaires5. Sur le plan théorique, les critiques déjà anciennes de la « difficulté contre-majoritaire » que représenterait la justice constitutionnelle6 comme les appels à lutter contre le « gouvernement des juges » trouvent par ailleurs un écho scientifique auprès des partisans d’une « constitution politique »7.

 

Dans ce contexte, le terme de résilience, issu des sciences physiques et amplement repris en sciences sociales, a été intégré à certaines réflexions en droit public. Il s’agit notamment de s’interroger sur la capacité des institutions démocratiques et de l’État de droit à résister aux offensives dont elles font l’objet8. Dans ce cadre, s’agissant plus spécialement de la justice constitutionnelle, les travaux portant sur sa résilience concernent tant la jurisprudence9 que l’indépendance des institutions elles-mêmes. Si le débat français demeure peu étoffé en la matière, ce cadre général est important à prendre en compte pour comprendre le terreau du débat allemand10.

 

Plus spécialement, au niveau allemand, l’année 2024 a été propice aux réflexions. D’un côté, l’anniversaire de la Loi fondamentale (23 mai 1949), désormais âgée de soixante-quinze ans, a été l’occasion d’insister sur sa force d’intégration. D’un autre côté, les élections législatives de septembre, dans trois Länder est-allemands (Saxe, Thuringe, Brandebourg) ont confirmé la force d’attraction du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (Alternative für Deutschland – AfD), arrivée en tête en Thuringe par exemple. Cette poussée électorale, comme la perspective des élections de 2025, ont ravivé les discussions sur deux éléments centraux de l’ordre constitutionnel libéral et démocratique allemand : outre le débat relatif à la possibilité d’interdire le parti (art. 21 al. 2 LF), celui sur le renforcement des garanties de l’indépendance de la justice constitutionnelle a été alimenté par de nombreuses contributions, de juristes11, d’anciens juges de la Cour de Karlsruhe12 ou encore du groupe de travail coordonné par la Conférence des ministres de la justice des Länder (JuMiKo) – et précisément intitulé « État de droit défensif »13. Le débat était mûr pour être traduit en proposition de loi, à même d’être soutenue par les partis politiques, au-delà des clivages partisans (à l’exception des groupes parlementaires de l’AfD, de l’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW) et de La Gauche (Die Linke)).

 

 

2. « Plus de résistance pour Karlsruhe »

Le titre choisi par les anciens juges Gabriele Britz et Michael Eichberger, dans leur article, paru en janvier 2024 à la Frankfurter Allgemeine Zeitung est explicite : pour eux, « le temps est venu de soustraire la Cour constitutionnelle fédérale, dans ses structures essentielles, à l’emprise du législateur ordinaire »14.

 

Un bref rappel historique permet de rappeler à ce sujet que, contrairement à ce qui avait été discuté à la Convention constitutionnelle de Herrenchiemsee, en 1948, la Loi fondamentale ne contenait, à l’origine, que peu d’indications sur l’organisation de la Cour constitutionnelle fédérale. Elle prévoyait uniquement son existence et l’élection de ses membres pour moitié par le Bundestag et pour moitié par le Bundesrat (art. 94 al. 1 LF). Pour le reste, elle renvoyait à une loi (art. 94 al. 2 LF) : en l’absence d’équivalent des lois organiques françaises, c’est donc une simple loi, loi sur la Cour constitutionnelle fédérale du 12 mars 1951 (BVerfGG), qui précisait les dispositions relatives à la Cour. Jusque très récemment, cette configuration n’avait guère été discutée : la « querelle du statut » de 1952, lors de laquelle le statut de la Cour avait été contesté, notamment par le ministre de la Justice Thomas Dehler, était principalement citée comme exemple historique15.

 

Le renouveau du débat en 2024 part toutefois du constat que la stabilité dont a pu bénéficier la Cour, qui contribue elle-même à la démocratie libérale de la République fédérale, est étroitement liée aux conditions politiques et à la culture constitutionnelle en Allemagne. La crainte est donc de voir ces conditions se modifier, et la Cour trop facilement ébranlée dans ses fondements structurels. Il s’agit en définitive de pas compter sur la seule culture allemande, favorable au droit et au compromis et de miser sur le droit constitutionnel pour empêcher un scenario de « court packing », qui emporterait trop rapidement la Cour en mettant au pas ou instrumentalisant ses juges.

 

Partant, la révision constitutionnelle vise en premier lieu à ancrer dans la Loi fondamentale ses principales garanties statutaires, afin de les soustraire à une modification à majorité simple : une majorité des deux tiers au Bundestag et au Bundesrat (art. 79 al. 2 LF) est désormais nécessaire à cet effet. Les dispositions correspondantes n’ont pas été modifiées au fond – ce qui explique aussi l’obtention aisée du consensus inter partisan. La nouvelle rédaction des articles 93 et 94 n’en a pas moins conduit à une nouvelle articulation. L’article 93, anciennement consacré aux compétences de la Cour, garantit désormais son statut en tant que « tribunal autonome et indépendant à l’égard de tous les autres organes constitutionnels ». Il précise en outre les éléments essentiels de sa composition (deux chambres de huit juges chacun, élus pour moitié par le Bundestag, pour moitié par le Bundesrat, pour 12 ans – dans la limite d’âge, fixée à 68 ans ; sans réélection possible) et garantit son l’autonomie administrative, l’adoption du règlement intérieur étant réservée à l’Assemblée plénière. Quant à l’article 94, où sont désormais détaillées les compétences, il constitutionnalise par ailleurs l’effet contraignant des décisions de la Cour.

 

 

3. L’élection des juges, un équilibre délicat

Selon la loi sur la Cour, depuis 1951, les juges sont élus à la majorité des deux tiers des voix et des suffrages, alternativement par le Bundestag et le Bundesrat (§ 6 et 7 BVerfGG). En Allemagne, cette condition a largement contribué à la modération et au consensus entourant l’élection des juges. Au vu de son importance pour l’équilibre et l’indépendance de la Cour, nombre de partisans de la réforme ont dès lors plaidé pour la constitutionnalisation de la règle.

 

L’opposition CDU/CSU s’y est cependant opposée, mettant en avant le risque de « fossilisation » d’une règle qui, en des temps politiques moins consensuels, pourrait contribuer au blocage du système. La Cour elle-même, dans sa position commune précitée du 11 septembre 2024, a « renonc[é] à prendre position sur ce point », au vu des « positions contradictoires » avancées, se fondant sur des « évaluations prévisionnelles différentes concernant la formation de futures majorités politiques ». Il est vrai que les conséquences d’une constitutionnalisation des majorités qualifiées dépendent des rapports de majorité au Bundestag et au Bundesrat et qu’une majorité de deux tiers n’a un effet protecteur contre les extrêmes que tant que ceux-ci disposent de moins d’un tiers des sièges au Parlement. Dans le cas contraire, la mesure de protection peut se transformer en moyen de blocage. Avec une minorité de blocage, l’AfD, par exemple, disposerait d’une position de veto absolue. Tel est déjà le cas dans certains Länder : depuis les élections de septembre 2024 en Thuringe (32 sièges sur 88), en Saxe (40/120) et au Brandebourg (30/88), l’AfD est en mesure d’empêcher ou de rendre très difficiles certaines décisions importantes, telles les révisions de la Constitution du Land ou, précisément, l’élection de juges dans les cours constitutionnelles régionales (qui requiert également une majorité de 2/3 au Parlement).

 

Au niveau fédéral, la conscience de ce dernier risque a justifié de prévoir un « mécanisme de remplacement », afin de pourvoir les postes de juges vacants, même en cas de blocage, en conservant l’exigence de la majorité qualifiée : si la majorité des deux tiers ne peut pas être obtenue au Bundestag, l’élection pourra avoir lieu au Bundesrat, et inversement. Prévu dans son principe à l’article 93 al 2 LF, l’aménagement du nouveau dispositif demeure précisé au seul niveau législatif (§ 7a al. 5 de la loi sur la Cour).

 

En définitive, si la réforme a été largement saluée en Allemagne, c’est sur ces derniers points que se sont concentrées les critiques : faute d’être ancré dans la Loi fondamentale, le mécanisme de remplacement envisagé risque d’être modifié ou supprimé à la majorité simple ; et quelle solution en cas de blocage dans les deux chambres ? De l’intégration du Président fédéral comme organe subsidiaire de remplacement à l’association impérative du Bundesrat pour modifier la loi sur la Cour (une forme de loi organique à l’allemande en somme), d’autres réflexions sont d’ores et déjà à l’étude. Reste que, si les barrières juridiques relatives au statut des juges sont des facteurs décisifs de « résilience », les garants du bon fonctionnement d’un système démocratique se trouvent avant tout dans la politique et la société – la maxime « pas de démocratie sans démocrates » était déjà un slogan des années 1930.

 

 

 

1 BGBl. I Nr. 439A. Gaillet, D. Grimm, « Allemagne, une réforme constitutionnelle dictée par le contexte politique », Le Club des Juristes, 8 janvier 2025

3 V. par ex. notre analyse de l’arrêt du 15 novembre 2023, du reste indirectement à l’origine de l’éclatement de la coalition gouvernementale en 2024. A. Gaillet, « La Cour constitutionnelle fédérale allemande, gardienne de l’orthodoxie budgétaire », JPBlog, 4 décembre 2023.

4 Avis l’assemblée plénière (Plenum) du 11 septembre.2024, relatif à d’éventuelles modifications des dispositions juridiques relatives à la Cour constitutionnelle fédérale (Communiqué de presse n° 75/2024 du 12 septembre 2024).

5 Parmi de très nombreuses références : P. Castillo-Ortiz, « The Illiberal Abuse of Constitutional Courts in Europe », European Constitutional Law Review 2019, 15, p. 48–72.

6 A. M. Bickel, The Least Dangerous Branch. The Supreme Court at the Bar of Politics, 2e éd., Yale, 1988.

7 R. Bellamy, Political Constitutionalism. A Republican Defense of the Constitutionality of Democracy, Cambridge, 2007 ; D. Grimm, « Neue Radikalkritik an der Verfassungsgerichtsbarkeit », Der Staat 59, p. 321–354.

8 V. par ex. les débats sur le Verfassungsblog : « Constitutional Resilience ».

9 P. Castillo-Ortiz, Y. Roznai, « The Democratic Self-Defence of Constitutional Courts », ICL Journal 2024, 18, p. 1–24.

10 Pour se limiter à un exemple : T. Barczak (dir.), Der resiliente Staat, Nomos, à paraître, 2025.

11 Dans le contexte des élections régionales de l’automne 2024, le « Projet Thuringe » initié par le VerfassungsBlog a ainsi présenté de nombreuses réflexions et propositions, qui ont trouvé un écho public. (https://verfassungsblog.de/thuringen-projekt/). Ce projet est désormais complété par un « projet Bundesrepublik » (https://verfassungsblog.de/projekt-bundesrepublik/).

12 G. Britz, M. Eichberger, « Mehr Widerstandskraft », FAZ, 10.1.2024 ; F. Kirchhof, « Die „offene Flanke“ des Bundesverfassungsgerichts schließen! Stabilisierungsregeln für das Bundesverfassungsgericht ins Grundgesetz ? », Legal Tribune Online, 28.3.2024; J. Masing, « Ich sehe eine gewisse Dringlichkeit », Die Zeit, 22.4.2024; H. J. Papier, « Wie sicher ist das Bundesverfassungsgericht vor Demokratiefeinden ? », RP, 18.1.2024; A. Voßkuhle, « In schlechter Verfassung! », Die Zeit, 16.11.2023.

13 Rapport du groupe de travail Bund/Länder « Wehrhafter Rechtsstaat », 18.4.2024.

14 Art. cité n.12.

15 A. Gaillet, La Cour constitutionnelle fédérale allemande (1945-1961). Reconstruire une démocratie par le droit, Dalloz, 2021.

 

 

 

Crédit photo : Florian Meyer / CC BY-SA 2.0