La théorie du « lit de justice » est-elle désuète ? Par Thomas Andreu

Le Doyen Vedel avait réussi à dessiner le juste équilibre susceptible d’apaiser la tension entre justice constitutionnelle et démocratie à travers la théorie du « lit de justice ». Toutefois, il a récemment été souligné que cette solution « ne paraît plus suffire » à certains constitutionnalistes qui militent pour d’autres modalités plus radicales susceptibles d’assurer au peuple ou à ses représentants le dernier mot. Pourtant, il semble que de telles propositions soient avant tout le résultat du fait que la théorie du « lit de justice » apparaît aujourd’hui désuète.
Doyen Vedel succeeded in striking the right balance to ease the tension between constitutional justice and democracy through the theory of the ‘ »lit de justice ». However, it has recently been pointed out that this solution « no longer seems sufficient » for some constitutionalists, who are campaigning for other, more radical methods that would ensure that the people or their representatives have the « dernier mot ». Yet it seems that such proposals are primarily the result of the fact that the theory of the « lit de justice » now seems obsolete.
Par Thomas Andreu, Doctorant contractuel en droit public, Chaire internationale sur l’Europe Souveraine (CILES), Centre de Documentation et de Recherches Européennes (CDRE), Université de Pau et des Pays de l’Adour / Université de Luxembourg
Le Doyen Vedel avait réussi à dessiner le juste équilibre susceptible d’apaiser la « tension »[1] entre justice constitutionnelle d’un côté et démocratie d’un autre côté en soulignant, dans une formule restée célèbre, que « si les juges ne gouvernent pas, c’est parce que, à tout moment, le souverain, à la condition de paraître en majesté comme Constituant peut, dans une sorte de lit de justice, briser leurs arrêts »[2]. Si depuis le développement du contrôle de constitutionnalité « la loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution » – pour reprendre l’expression du Conseil constitutionnel à l’élaboration de laquelle a grandement participé le constitutionnaliste – ce dernier précisait que « cette formule justifie le contrôle de constitutionnalité, mais elle n’a cette vertu que parce qu’elle sous-entend que l’obstacle que la loi rencontre dans la Constitution peut être levé par le peuple souverain ou ses représentants s’ils recourent au mode d’expression suprême : la révision constitutionnelle »[3]. Une telle conciliation ne peut a priori qu’emporter l’adhésion. En effet, si le peuple ou ses représentants gardent le dernier mot par le truchement de la révision de la Constitution, le juge constitutionnel « n’occupe pas le trône du souverain »[4], et la démocratie est sauve.
Toutefois, les critiques politiques et doctrinales relatives à la tension entre justice constitutionnelle d’une part et démocratie d’autre part ne cessent de faire l’actualité, et viennent de faire l’objet du dernier numéro de la revue Pouvoirs. L’introduction du dossier décrit et dénonce un contexte au sein duquel d’aucuns « souhaitent s’affranchir des barrières juridiques »[5], au premier rang desquelles les décisions du juge constitutionnel. Et dans sa contribution audit dossier intitulée « Les juristes contre l’Etat de droit », Stéphanie Hennette-Vauchez a plus précisément souligné le fait que l’« accord autour de l’idée qu’en dernier ressort le politique conservait le pouvoir du dernier mot »[6] par le truchement de la révision constitutionnelle, c’est-à-dire la théorie du « lit de justice », serait aujourd’hui contesté. L’auteure considère en effet que « cette voie de sortie ne paraît plus suffire » à certains constitutionnalistes qui critiquent « une contrainte juridique excessive sur le politique », à l’image de Jean-Éric Schoettl et Bertrand Mathieu[7].
Il est vrai que Jean-Éric Schoettl défend l’idée d’une clause de dernier mot au profit du Parlement, sorte de « lit de justice parlementaire »[8] consistant à ce qu’« une disposition législative déclarée contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel, ou ayant fait l’objet de réserves d’interprétation par ce dernier, ou jugée contraire à un traité par une juridiction française ou européenne statuant en dernier recours, [soit] maintenue en vigueur si, dans les six mois suivant cette décision ou ce jugement, elle est confirmée par une loi adoptée dans les mêmes termes par la majorité des députés et la majorité des sénateurs »[9]. Bertrand Mathieu, quant à lui, propose un « lit de justice référendaire » permettant au peuple souverain de « surmonter un veto du juge constitutionnel » en révisant le texte constitutionnel par le truchement de l’article 11 de la Constitution[10].
Pourtant, il nous semble que si ces auteurs plaident pour une redéfinition des modalités permettant d’assurer au peuple ou à ses représentants le dernier mot ce n’est pas tant car la théorie du « lit de justice » ne leur suffit plus comme souligné par Stéphanie Hennette-Vauchez, mais davantage en raison du fait que cette dernière ne suffit plus : elle apparaît en effet désuète. Les exigences des modalités d’une révision de la Constitution susceptible de lever un obstacle constitutionnel soulevé par le juge constitutionnel paraissent trop élevées dans les circonstances actuelles (I). Et quand bien même le souverain parviendrait à satisfaire à ces exigences procédurales et ce faisant à lever un tel obstacle constitutionnel en révisant le texte constitutionnel, il ne saurait réellement le faire à « tout moment » pour reprendre l’expression de Georges Vedel, sauf à porter atteinte à l’exigence de stabilité constitutionnelle qui se trouve renforcée depuis un certain nombre d’années par le droit européen et les institutions européennes (II).
I. L’accroissement de l’exigence des modalités de révision constitutionnelle
La théorie du « lit de justice », comme l’a rappelé Michel Troper, « n’est acceptable qu’à une condition, que le Doyen Vedel ne mentionnait pas : que la procédure de révision de la Constitution ne soit pas excessivement lourde et complexe »[11]. La question n’était alors toutefois pas dirimante. Force est en effet de constater que dans les années 1990 « la révision constitutionnelle parlementaire a déjà été utilisée pour surmonter une jurisprudence du Conseil constitutionnel »[12], et ce à deux reprises[13].
Une telle entreprise s’avère toutefois être devenue « d’un usage juridiquement lourd et politiquement difficile »[14]. La procédure nécessitant de recueillir les 3/5e des suffrages exprimés au Congrès après une adoption du texte dans chacune des chambres apparaît en effet très lourde, et ce, d’autant plus lorsqu’on la compare avec certains textes constitutionnels étrangers qui privilégient « prioritairement la règle des deux tiers »[15] mais lors d’un seul vote dans chacune des chambres. Et surtout, la contrainte juridique liée à la majorité exigée se trouve amplifiée par l’évolution des circonstances politiques, et plus précisément par le développement de l’offre politique et la fragmentation du paysage politique. Ainsi, lorsque Georges Vedel théorise le « lit de justice », l’Assemblée nationale et le Sénat étaient respectivement composés de cinq et six groupes politiques. Depuis, le nombre de ces groupes politiques a augmenté, et a même été multiplié s’agissant de la chambre basse. Aujourd’hui, les sénateurs sont regroupés au sein de six groupes et les députés dans pas moins de onze groupes politiques. Une telle fragmentation complique de facto le « large consensus politique »[16] inhérent à la majorité des 3/5e des suffrages exprimés exigée pour réviser la Constitution.
Et les exemples des dernières révisions constitutionnelles en attestent. Malgré certains projets ou débats, il n’y a eu aucune révision depuis près d’une vingtaine d’années et la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008[17], exception faite de la récente inscription du droit à l’IVG dans le texte suprême[18]. De plus, l’inscription du droit à l’IVG dans la Constitution représente un symbole[19] susceptible de dépasser très largement les clivages politiques, ce que confirme le résultat du vote au Congrès : 780 voix pour et 72 contre. La majorité dont a bénéficié cette révision hautement symbolique ne peut ainsi faire oublier que la loi constitutionnelle précédente – celle de 2008 – n’est parvenue à dépasser le seuil de la majorité des deux tiers que d’extrême justesse en recueillant seulement 539 voix.
II. Le renforcement de l’exigence de stabilité du texte constitutionnel
Du reste, dans l’hypothèse où le pouvoir constituant parviendrait tout de même à réviser la Constitution à la suite d’une décision du juge constitutionnel, il n’en demeure pas moins que « la question se pose de savoir comment concilier la nécessaire adaptation des normes constitutionnelles à la situation de la société à un moment donné […] avec une stabilité suffisante des dispositions de la loi fondamentale »[20]. L’exigence de stabilité du texte constitutionnel peut donc entrer en contradiction avec la possibilité offerte au Constituant de réviser ledit texte « à tout moment » pour reprendre les termes du Doyen Vedel.
Si cette exigence n’est pas nouvelle, elle semble s’être récemment trouvé renforcée sous l’effet du droit européen et des institutions européennes. En 2007, Michel Troper soulignait que la Constitution autrichienne avait fait l’objet de « plusieurs centaines » de révisions depuis 1945, « notamment pour surmonter des décisions de la cour constitutionnelle »[21]. Si cette fréquence pour le moins importante n’a pas attiré l’attention des institutions européennes, ces dernières semblent davantage s’intéresser à la question depuis quelques années. Elles ont en effet émis un certain nombre de critiques relatives à l’exercice du pouvoir constituant en Hongrie, parmi lesquelles figurait notamment la fréquence très importante des révisions du texte constitutionnel hongrois au début des années 2010 : une douzaine en l’espèce d’un peu plus de deux ans seulement[22].
Le 24 juin 2013, le Parlement européen a adopté un rapport sur la situation en matière de droits fondamentaux en Hongrie : le rapport Tavares[23]. Ce dernier affirme notamment que « la tendance systémique et générale à modifier à plusieurs reprises le cadre constitutionnel et juridique dans un laps de temps très court, ainsi que le contenu de ces modifications, sont incompatibles avec les valeurs »[24] de l’Union européenne. Et le Parlement européen n’est pas le seul à s’être montré particulièrement sévère à l’égard des fréquentes révisions constitutionnelles en Hongrie. Dans un avis, les experts de la Commission européenne pour la démocratie par le droit, dite Commission de Venise, ont également rappelé que « la constitution d’un pays doit imprégner la société d’un certain constitutionnalisme, de l’idée qu’il s’agit là d’un document fondamental et non simplement d’une déclaration politique secondaire »[25]. Ils en concluent alors que « la façon de l’adopter et de la mettre en œuvre doit créer au sein de la société la conviction que par sa nature même, la constitution est un acte stable, qui ne peut être révisé facilement selon les caprices de la majorité du moment », et ce afin de « clairement séparer l’action d’ordre constituante et la politique ordinaire, car la Constitution ne fait pas partie du « jeu politique » »[26].
La théorie du « lit de justice » apparaît ainsi quelque peu désuète eu égard à ses modalités de mise en œuvre qui n’apparaissent plus adaptées aux circonstances actuelles. Certes, il est possible de remédier à l’accroissement de l’exigence des modalités de révision de la Constitution en abaissant le seuil de ladite révision. Il n’en demeure pas moins qu’un tel changement sera sans incidence sur l’accroissement de l’exigence de stabilité de la Constitution. Il nous semble alors que les débats relatifs à de nouvelles modalités susceptibles d’assurer au peuple ou à ses représentants le dernier mot apparaissent comme une nécessité, non seulement pour préserver la démocratie mais également pour protéger la justice constitutionnelle. En effet, comme le rappelle Stéphanie Hennette-Vauchez en conclusion de son article, c’est précisément le fait que le peuple ou ses représentants gardent le dernier mot qui a permis « l’acceptation »[27] de la justice constitutionnelle. Le caractère désuet de la théorie du « lit de justice » représente ainsi tout autant une menace pour la démocratie que pour la justice constitutionnelle.
[1] O. CAYLA, « En finir avec la notion de constitution ? », Grief, n° 10, 2023, p. 66-79
[2] G. VEDEL, « Schengen et Maastricht (à propos de la décision n° 91-294 DC du Conseil constitutionnel du 25 juillet 1991) », RFDA, 1992, p. 173
[3] Ibid.
[4] F. CHALTIEL, « De la souveraineté nationale à la souveraineté supranationale ? », LPA, n°138, 2008, p. 73 à 87
[5] J. BENETTI, T. HOCHMANN, N. MOLFESSIS, « Introduction », Pouvoirs, n°193, 2025, p. 3
[6] S. HENNETTE-VAUCHEZ, « Les juristes contre l’Etat de droit », Pouvoirs, n°193, 2025, p. 49-62
[7] Ibid.
[8] B. MATHIEU, « Le « dernier mot » : un enjeu démocratique essentiel », L’Hétairie.fr, 9 janv. 2019
[9] J.-E. SCHOETTL, « La démocratie à l’épreuve de l’évolution du droit », in Le droit contre la loi, Colloque de la Fondation Res Publica, 2018. En ce sens, M. TROPER suggérait déjà d’« établir une procédure distincte de la procédure de révision constitutionnelle et [de] permettre de donner au Parlement le pouvoir de délivrer une interprétation authentique de la Constitution qui s’imposera lorsque le juge constitutionnel aura rendu une décision contestable du point de vue de l’équilibre démocratique » (M. TROPER, « Le Parlement et la souveraineté : affermir les prérogatives de la représentation nationale en matière de contrôle des normes européennes », in Peut-on se rapprocher d’un régime présidentiel ?, Colloque de la Fondation Res Publica, 2007). C’est par ailleurs le cas dans certains Etats (v. en ce sens G. TUSSEAU. « Le gouvernement [contraint] des juges. Les juges constitutionnels face au pouvoir de réplique des autres acteurs juridiques – ou l’art partagé de ne pas pouvoir avoir toujours raison », Droits, n°55, 2012, p.41-83)
[10] B. MATHIEU, « Le « dernier mot » : un enjeu démocratique essentiel », L’Hétairie.fr, 9 janv. 2019
[11] M. TROPER, « Le Parlement et la souveraineté : affermir les prérogatives de la représentation nationale en matière de contrôle des normes européennes », op. cit.
[12] B. MATHIEU, « Le « dernier mot » : un enjeu démocratique essentiel », op. cit.
[13] Loi constitutionnelle n° 93-1256 du 25 novembre 1993 relative aux accords internationaux en matière de droit d’asile et Loi constitutionnelle n° 99-569 du 8 juillet 1999 relative à l’égalité entre les femmes et les hommes
[14] B. MATHIEU, « Le « dernier mot » : un enjeu démocratique essentiel », op. cit.
[15] P. NÉGREL, « Trois cinquièmes au congrès. Réflexions sur la majorité qualifiée requise par l’article 89, alinéa 3 de la constitution de 1958 », RDP, 2020/4, p. 1015 à 1039. V. par ex. l’art 286 de la Constitution du Portugal ou encore l’art. 79 de la Loi fondamentale d’Allemagne
[16] Commission européenne pour la démocratie par le droit ( Commission de Venise), Avis sur le quatrième amendement à la Loi fondamentale de la Hongrie, n° 720 / 2013, CDL-AD(2013)012, 17 juin 2013
[17] Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République
[18] Loi constitutionnelle n° 2024-200 du 8 mars 2024 relative à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse
[19] Ainsi que l’ont analysé un grand nombre de juristes (v. par ex O. BEAUD, « Réplique à une réponse. Contenu et portée d’une controverse sur la constitutionnalisation du droit de recourir à l’avortement », JP Blog, 1 avril 2023), mais que l’ont également affirmé de nombreuses personnalités politiques (qui pour certaines ont participé au Congrès) ou associations
[20] D. LAVROFF, « De l’abus des réformes : réflexions sur le révisionnisme constitutionnel », RFDC, n°5, 2008, p. 55-71
[21] M. TROPER, « Le Parlement et la souveraineté : affermir les prérogatives de la représentation nationale en matière de contrôle des normes européennes », op. cit.
[22] La Commission de Venise relevait ainsi qu’« avant que la nouvelle constitution n’entre en vigueur [le 1er janvier 2012], la précédente avait été amendée à douze reprises après les élections de 2010 »
[23] Rapport sur la situation en matière de droits fondamentaux : normes et pratiques en Hongrie (conformément à la résolution du Parlement européen du 16 février 2012), Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures, Rapporteur : Rui Tavares, (2012/2130(INI)), 24 juin 2013
[24] Ibid., pt. 57
[25] Commission européenne pour la démocratie par le droit ( Commission de Venise), Avis sur le quatrième amendement à la Loi fondamentale de la Hongrie, n° 720 / 2013, CDL-AD(2013)012, 17 juin 2013, pt. 137
[26] Ibid., pt. 137
[27] S. HENNETTE-VAUCHEZ, « Les juristes contre l’Etat de droit », op. cit.
Crédit photo: Assemblée Nationale