Le Parlement en veilleur d’ombres. Brèves remarques sur le renforcement du contrôle parlementaire en période d’expédition des affaires courantes

Par Antoine Carpentier

<b> Le Parlement en veilleur d’ombres. Brèves remarques sur le renforcement du contrôle parlementaire en période d’expédition des affaires courantes </b> </br></br> Par Antoine Carpentier

À la suite d’une mission flash, l’Assemblée nationale a adopté, en première lecture, une proposition de loi visant à renforcer le contrôle du Parlement en période d’expédition des affaires courantes. Aussi innovantes que soient certaines de ses dispositions, elles ne remettent pas en cause la logique du parlementarisme français.

 

Following on from a flash mission, the National Assembly has adopted, on first reading, a bill’s member which strengthens Parliament’s control over the dispatch of current business. However innovative some of its provisions may be, they do not call into question the logic of the French parliamentary system.

 

Par Antoine Carpentier, Doctorant en droit public à l’Université Clermont Auvergne (CMH – UR 4232)

 

 

 

« On ne tue pas les morts ; on ne renverse pas les gouvernements démissionnaires »[1]. Cette célèbre formule de Marcel Waline devait être récemment complétée par un professeur de droit resté anonyme : « On ne tue pas les morts… mais rien n’empêche d’ouvrir le cercueil pour vérifier qu’ils le sont bien »[2]. Car certains cadavres bougent encore. Officiellement démissionnaire du 16 juillet au 21 septembre 2024 – un record sous la Ve République –, le gouvernement de Gabriel Attal n’a cessé d’agir, signant jusqu’à 340 décrets et 1 650 arrêtés. Cependant, le Parlement est resté passif, oubliant que « la fonction du contrôle est la fonction parlementaire par excellence »[3]. Comme si la solidarité qui l’unissait au Gouvernement avait résisté à la fin du fait majoritaire et que son contrôle se résumait, comme souhaité en 1958, au seul vote de la censure.

 

Or, l’article 24 de la Constitution ne distingue pas les gouvernements de plein ou de moindre exercice et ne réduit pas le contrôle à l’engagement de la responsabilité gouvernementale. Si la sanction du Gouvernement n’était plus possible, les mécanismes d’information restaient opératoires. Pourtant, aucune question n’a été posée, aucune commission d’enquête n’a été créée, et seules deux auditions ont été menées pour préparer le budget. Cette apathie tient, en partie, à l’absence de session ordinaire durant toute cette période. Mais rien n’interdisait l’Assemblée nationale d’admettre le dépôt de nouvelles questions écrites[4], ni aux commissions permanentes de se réunir pour auditionner les ministres relevant de leur champ de compétence. De plus, la session de droit post dissolution ouverte le 18 juillet permettait des séances de questions au Gouvernement. La classe politique a préféré se focaliser sur la nomination du futur Premier ministre, le tout sous la pesanteur de la « trêve olympique ». L’exercice du contrôle a été accaparé par les « juristes de l’État ». Ce sont le Secrétariat général du Gouvernement, avec l’appui des services juridiques ministériels, et le Conseil d’État qui ont veillé à ce que les décisions prises servent à assurer la continuité de l’État.

 

Aussi, l’été 2024 « détonne par la faiblesse du contrôle parlementaire »[5]. Telles sont les conclusions d’une mission flash créée le 2 octobre par la commission des Lois de l’Assemblée nationale. Comme pour faire amende honorable, ses rapporteurs ont formulé plusieurs recommandations inscrites, pour une part, dans deux propositions de loi déposées le 13 février 2025. L’une, constitutionnelle (n° 915), n’a pas été examinée ; l’autre, ordinaire (n° 960), a été adoptée en première lecture par les députés, le 2 avril. Celle-ci s’inscrit dans la logique « négative » du parlementarisme[6] en retenant, pour l’essentiel, une approche a posteriori du contrôle parlementaire. Modifiant l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958, elle octroie un intérêt à agir à certains parlementaires (I) et renforce, de façon limitée, l’information du Parlement (II).

 

 

I. La conquête d’un accès au juge

L’article 1er de la proposition accorde aux présidents des assemblées, de leurs commissions permanentes et des groupes parlementaires, un intérêt à agir au soutien d’un recours pour excès de pouvoir contre certains actes pris par un gouvernement expédiant les affaires courantes[7].

 

Le juge administratif a toujours été réservé quant à l’admission de cet intérêt à agir. Il a longtemps usé de stratégies « d’évitement » ou de « contournement », par crainte que le prétoire se transforme en arène des débats politiques ou en salle d’arbitrage des conflits entre organes constitutionnels. Il a plus récemment adopté une posture ferme, excluant totalement et explicitement cette idée[8]. Las de trouver la porte du juge close, les principaux intéressés ont tenté d’en briser l’entrée. Si tel était l’objet d’une proposition rejetée par les sénateurs en 2011[9], la volonté affichée par son président de « permett[re] au Parlement de saisir le juge administratif lorsqu’un décret d’application manque à l’appel »[10] devait conduire le Sénat à changer de braquet. Il adopta en 2021 une proposition à l’objet sensiblement similaire à celle de 2011[11].

 

L’exhumation de cette idée pour les périodes d’expédition des affaires courantes répond d’une double logique de substitution. D’une part, comme le Parlement ne peut plus agir directement sur l’organe gouvernemental en le censurant, il cherche à atteindre ses actes en optimisant l’exercice d’un contrôle juridictionnel. D’autre part, comme le Parlement n’a pas contrôlé directement le gouvernement de Gabriel Attal en délaissant ses instruments informatifs, il espère contrôler indirectement les futurs gouvernements démissionnaires en initiant un contrôle dont l’exercice est externalisé entre les mains du juge. En rapprochant les dimensions juridictionnelle et parlementaire du contrôle de l’action gouvernementale, le Parlement participe à la juridictionnalisation du droit constitutionnel (en tant que phénomène juridique). Le risque est que l’accès au prétoire détourne définitivement le Parlement de ses moyens d’information. L’absence de responsabilité politique ne serait même pas palliée par un renfort de la responsabilité administrative, l’intérêt à agir consacré ne concernant pas les recours de plein contentieux. Reste que l’image du juge administratif comme contrôleur « naturel » des actes juridiques d’un gouvernement démissionnaire est fortifiée. Voici qu’est lâché le chiffon rouge agité ces temps-ci du « gouvernement des juges ».

 

 

II. L’ébauche d’un accès à l’information

La seconde disposition garantit au Parlement l’information des mesures prises par un gouvernement démissionnaire et la transmission des actes susmentionnés, la remise d’un rapport dressant le bilan de la période d’expédition des affaires courantes dans un délai de deux mois à compter de la nomination d’un nouveau gouvernement et la possibilité pour les parlementaires de poser des questions écrites et orales au Gouvernement. La garantie de modalités d’information automatique est toujours une plus-value pour le Parlement. Aucun contrôle ne peut être exercé convenablement sans une information détaillée et actualisée.

 

La source d’inspiration de ce nouveau dispositif est, aux dires de ses auteurs, le régime des états d’urgence sécuritaire et sanitaire. Cela est a priori paradoxal, car, en état d’urgence, le Gouvernement est doté de prérogatives exorbitantes du droit commun alors qu’en période d’expédition des affaires courantes, il n’est censé exercer qu’une tranche limitée de ses compétences normales. Mais le fondement politique du contrôle renforcé est le même : préserver le libéralisme constitutionnel c’est‑à‑dire limiter les risques d’arbitraire inhérents à la suspension de la légalité ordinaire. Le Gouvernement souffrant d’un déficit de légitimité, car investi ni formellement ni tacitement de la confiance du Parlement, la surveillance accrue de son action s’impose afin que les principes modernes de la démocratie ne soient pas totalement ajournés. Néanmoins, il n’est pas certain que la symétrie avec l’état d’urgence assure l’efficacité du contrôle parlementaire. L’expérience du Covid‑19 en témoigne[12].

 

Les députés ont aussi retenu une conception restrictive du droit à l’information. Initialement, la proposition prévoyait, d’abord, la transmission sans délai des décisions ministérielles prises en matière de contrôle des concentrations économiques et celles préfectorales de dérogation à des normes arrêtées par l’administration de l’État et, ensuite, l’information immédiate des déplacements, des conférences de presse et des communiqués de presse ministériels tenus ou diffusés pendant cette période. Ces éléments ont été biffés dès le passage en commission au motif qu’ils ne constituaient pas des actes administratifs et qu’ils « outrepass[aient] le nécessaire »[13]. Ne subsiste ainsi que des actes déjà publiés pour l’essentiel au Journal officiel alors que certains comportements des ministres échappent encore à tout contrôle, même si l’extension de la justiciabilité du droit souple permet de contester des déclarations publiques ou des communiqués de presse. Pourtant, au cœur de l’été, des ministres ont participé à des sommets européens, poursuivi la négociation d’accords en cours et mis en œuvre le changement de position présidentielle sur le Sahara occidental. Autant d’agissements susceptibles d’affecter les engagements du pays à long terme et qui, à ce titre, méritaient d’être contrôlés par le Parlement. Celui­‑ci a préféré s’autolimiter par crainte d’un contrôle instantané trop intrusif.

 

 

Ainsi l’Assemblée nationale a-t-elle inauguré le « monde d’après » : celui d’une Ve République sans fait majoritaire, contrainte de s’adapter pour faire face à des périodes de gouvernements démissionnaires appelées à se répéter. Un monde très proche de celui qui le précède, où les affaires courantes (comme toutes les autres) se destinent à être principalement contrôlées par le Parlement après coup. Garantir un contrôle préalable à toute décision aurait été plus original. Nul besoin de changer la loi pour cela. Les recommandations « de bonne pratique » de la mission flash en attestent[14], tout comme l’attitude de l’Assemblée nationale après la censure du gouvernement Barnier. Le dépôt de questions écrites est resté possible, les commissions permanentes ont continué de se réunir et d’auditionner certains ministres et une séance de questions à François Bayrou a été organisée avant même la nomination de son équipe gouvernementale. Élan durable ou instant fugace ? La réponse pourrait être rapidement connue.

 

 

 

 

[1] M. WALINE, Note ss. CE, 4 avr. 1952, Syndicat régional des quotidiens d’Afrique, RDP, 1952, pp. 1032-1033.

[2] Cit. par L. BALAGE EL MARIKI, S. MAZARS, Rapp. d’information sur le régime des actes administratifs pris par un gouvernement démissionnaire, Ass. Nat., n° 712, 11 déc. 2024, p. 12.

[3] P. LAVAUX, « Le contrôle, source du régime parlementaire, priorité du régime présidentiel », Pouvoirs, n° 134, 2010, p. 35.

[4] Si la conférence des présidents du Sénat avait reporté l’application de la caducité des questions écrites et orales à l’entrée en fonction d’un nouveau gouvernement, aucune question publiée durant l’été n’a spécifiquement porté sur l’expédition des affaires courantes.

[5] L. BALAGE EL MARIKI, S. MAZARS, op. cit., p. 33.

[6] A. LE DIVELLEC, « Vers la fin du “parlementarisme négatif” à la française ? », Jus Politicum, n° 6, 2011.

[7] Les actes concernés sont les ordonnances et les décrets, les actes règlementaires ou non pris par les ministres, leurs circulaires et instructions de portée générale et les décrets de nomination du président de la République aux emplois civils et militaires.

[8] Par ex., CE, n° 341258, 23 nov. 2011 ; CE, n° 358456, 26 avr. 2013 ; CE, n°389095, 1er juin 2016 ; CE, n° 430925, 31 déc. 2020.

[9] Y. COLLIN et ali., PPL n° 203, Sénat, 23 déc. 2010.

[10] G. LARCHER, JO S., 1er oct. 2020, p. 7312.

[11] J.‑C. REQUIER et ali., PPL n° 696, Sénat, 16 juin 2021.

[12] À ce sujet, cf. O. BEAUD, C. GUÉRIN‑BARGUES, S. BENZINA, L’état d’urgence sécuritaire et sanitaire. Une étude constitutionnelle, historique et critique, Dalloz, coll. Droit politique, 2023, pp. 290-299.

[13] B. BROCARD, in Compte-rendu de la commission des Lois de l’Assemblée nationale, n° 55, 25 mars 2025, p. 10.

[14] L. BALAGE EL MARIKI, S. MAZARS, op. cit., pp. 69-70.