Vers un regain d’intérêt pour l’initiative citoyenne européenne ?

Par Baptiste Peyrou

<b> Vers un regain d’intérêt pour l’initiative citoyenne européenne ? </b> </br></br> Par Baptiste Peyrou

L’initiative citoyenne européenne (ICE) est symptomatique du mal européen : une construction démocratique cependant insuffisamment connue pour atteindre pleinement ses objectifs. La réussite de l’ICE contre les thérapies de conversion peut démontrer un regain d’intérêt pour ce dispositif et de réels espoirs s’agissant du développement futur de ce dispositif. Une ICE prenant son envol pourrait jouer un rôle significatif dans l’essor de la citoyenneté européenne.

 

The European Citizens’ Initiative (ECI) is symptomatic of Europe’s illness : a democratic construction that is, however, insufficiently known to fully achieve its objectives. The success of the ECI against conversion therapies may demonstrate a renewed interest for this mechanism, and real hopes for its future development. An ECI taking off could play a significant role in the development of European citizenship.

 

Par Baptiste Peyrou, doctorant à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour

 

 

 

« Des citoyens de l’Union, au nombre d’un million au moins, ressortissants d’un nombre significatif d’États membres, peuvent prendre l’initiative d’inviter la Commission européenne, dans le cadre de ses attributions, à soumettre une proposition appropriée sur des questions pour lesquelles ces citoyens considèrent qu’un acte juridique de l’Union est nécessaire aux fins de l’application des traités »[1]. Les citoyens de l’UE peuvent donc, de leur propre initiative, avoir une influence sur l’ordre du jour du travail législatif européen. Le constitutionnaliste peut percevoir cela comme un moyen de participation démocratique considérable, lequel est d’ailleurs loin d’exister dans tous les Etats membres de l’Union. Il peut également être vu comme une mise en œuvre d’un certain nombre de libertés civiles et politiques, telles que celles garanties par les textes constitutionnels, européens et internationaux.

 

La disposition sus-mentionnée, née du traité de Lisbonne, a donné lieu à l’adoption d’un règlement relatif à l’initiative citoyenne, sur le fondement de l’article 24 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qui donne compétence dans ce domaine au Parlement européen et au Conseil. Un premier règlement a été adopté le 16 février 2011[2], avant d’être remplacé par un nouveau règlement entré en vigueur le 1er janvier 2020[3]. Ce dernier a connu deux modifications : la première en février 2020, la seconde en mai 2024.

 

En vertu du règlement en vigueur à ce jour, tout citoyen de l’UE « en droit de voter aux élections du Parlement européen a le droit de soutenir une initiative en signant une déclaration de soutien »[4]. L’ICE doit recueillir un million de signatures, et un nombre minimal d’entre elles doivent être issues d’au moins un quart des pays membres[5], soit sept Etats. Ce seuil est calculé en fonction du nombre d’eurodéputés issus de l’État concerné[6]. Dans la mesure où celui-ci dépend de la population du pays, cela évite ainsi que le seuil maltais (4 230) soit le même qu’en l’Allemagne (82 354). Ceci étant, le nombre de députés par pays est « dégressivement proportionnel »[7], avec un minimum de six sièges par Etat et un maximum de quatre-vingt-seize. Le nombre de signatures requis est donc proportionnellement beaucoup plus haut pour les Etats peu peuplés que pour les Etats les plus peuplés : il correspond à 0,8 % de la population maltaise[8] et à seulement 0,1 % de la population allemande[9], soit un écart d’un pour huit.

 

Dans la mesure où la population totale de l’Union est d’environ 450 millions d’habitants, dont environ 360 millions d’électeurs[10], il peut sembler que le nombre de signataires requis soit relativement facile à atteindre. A titre de comparaison, le seul dispositif constitutionnel français impliquant une pétition est celui du référendum d’initiative partagée[11][12]. Il nécessite de réunir, en plus de 185 parlementaires, 10 % du corps électoral, soit quasiment cinq millions d’électeurs. En matière d’ICE, le seuil est beaucoup plus bas : le million de signataires correspond seulement à 0,28 % du corps électoral européen.

 

Or, seules onze ICE ont été considérées valides[13] . Dix d’entre elles ont reçu une réponse, une onzième est encore en cours d’examen. Le fait que si peu d’ICE aient réussi à remplir les critères et que celles qui y parviennent concernent fréquemment des sujets pouvant être qualifiés de niche interroge. Il peut effectivement être affirmé qu’il s’agit d’un mécanisme profondément démocratique, permettant d’entrer sérieusement en contraste avec les procès en déficit démocratique régulièrement faits à l’UE. L’UE semble en réalité reposer sur un système démocratique, mais dont les dispositifs ne sont pas réellement utilisés[14], souvent faute de connaissance. L’ICE en est un exemple particulièrement frappant. En réponse à ce constat, le 9 avril 2025, un événement « pleins feux sur l’initiative citoyenne européenne ; collaborer à travers l’UE » a été organisé, avec la participation de la Commission[15], notamment dans le but de « permettre un meilleur accès des citoyens aux informations sur cette initiative ».

 

Le 16 mai 2025, une douzième ICE a passé le cap des signatures. Elle demande l’interdiction des thérapies de conversion et a atteint le nombre requis de signatures grâce à une mobilisation de dernière minute alors qu’elle avait été lancée en mai 2024. Le matin du 16 mai 2025, alors que l’ICE allait être clôturée le lendemain à minuit, près de 200 000 signatures étaient encore manquantes. Il apparaissait donc improbable que le million soit atteint en moins de deux jours. Or, le même jour aux environs de 16h, le nombre fatidique a été atteint, pour finalement atteindre 1 245 602[16] in fine. Le nombre minimal a été atteint dans onze pays[17] sur sept requis, si bien que les deux critères semblent remplis. Les signatures vont à présent faire l’objet d’une vérification[18].

 

Cette explosion de signatures en quelques heures est due à plusieurs facteurs. D’après le responsable de la pétition[19], le soutien de la chanteuse Angèle le 13 mai a entraîné nombre d’acteurs politiques français[20] puis des partis européens, ainsi qu’un certain nombre d’artistes et acteurs issus de la société civile. Nombreux ont été les relais d’opinion à largement mobiliser leurs contacts en faveur de cette proposition en multipliant les appels sur les réseaux sociaux et auprès de leurs militants/fans.

 

Le rôle joué par la société française dans le succès de cette ICE est indéniable. Sur 1 245 602 signatures, 669 910 proviennent de France, soit environ 54 %. Sans cette mobilisation, il semble que l’ICE n’aurait pas atteint le nombre requis. Cela permet de réaliser plusieurs observations.

 

En premier lieu, ce dispositif est finalement assez peu connu des citoyens européens. Sans la publicité considérable faite à cette proposition par la mobilisation sus-évoquée, son issue aurait certainement été toute autre. Très peu de ceux qui ont signé cette ICE dans la dernière ligne droite en connaissaient l’existence deux jours auparavant. Tel est même le cas de certains parlementaires nationaux, pourtant réputés plus informés que la moyenne en matière de travail législatif. Le dispositif de l’ICE ne rencontre donc pas de réel succès de manière spontanée : les relais d’opinion apparaissent indispensables à sa réussite.

 

Ceci étant, en prenant un peu de recul, le succès de cette ICE a également prouvé qu’il s’agissait justement d’un outil au potentiel considérable, pour peu que les citoyens en soient informés. Nombreux sont les citoyens à n’avoir pas eu besoin d’être convaincus pour apposer leur signature. Il leur a juste suffi d’être informés de cette initiative. En cas d’information appropriée, il peut tout à fait être imaginé que ce scénario se reproduise pour un certain nombre de sujets rencontrant une certaine adhésion auprès des citoyens européens. Dans le cas d’une ICE retenant l’attention des médias, il n’est pas du tout exclu que des débats publics sur le sujet fassent s’envoler le nombre de signatures du fait de la meilleure information qui en découlerait.

 

En conséquence, l’ICE est effectivement un dispositif disposant d’un réel potentiel mais en l’état, il n’est pas suffisamment connu pour exister sans la mobilisation de certains relais. A ce titre, les initiatives visant à informer davantage sur ce dispositif prennent tout leur sens.

 

En second lieu, il peut être observé que certains mouvements politiques peu favorables à l’idée européenne mais soutenant la proposition examinée ont largement fait signer cette ICE, sans réellement s’inquiéter du fait qu’il s’agissait d’une proposition émise dans le cadre de l’ordre juridique européen. Ce n’est pas neutre. Mobiliser en faveur d’une ICE, quelle qu’elle soit, les a conduit, de facto, à s’engager dans un cadre défini par les traités européens qu’ils rejettent, participant ainsi à les légitimer par ricochet.

 

Il convient de rappeler que la raison principale de l’euroscepticisme véhiculé par certains mouvements situés à gauche de l’échiquier politique n’est pas le nationalisme. L’internationalisme a longtemps été au coeur du logiciel idéologique du mouvement ouvrier. Ces partis critiquent plutôt le modèle économique européen ainsi que son supposé déficit démocratique. Or, l’ICE est un dispositif particulièrement démocratique, pour peu que son potentiel soit pleinement exploité. En y participant, ils ont soit démontré leur erreur de diagnostic puisque l’ICE est un objet démocratique qui peut finalement fonctionner, soit aidé à la résolution du problème qu’ils dénoncent puisqu’ils ont concouru à une meilleure effectivité de ce dispositif en le faisant connaître ; et peut-être les deux à la fois.

 

Le fait que des relais d’opinion importants s’emparent de l’ICE est une excellente nouvelle dans la perspective d’une meilleure connaissance de son existence. Peut-être que cette mobilisation aura créé un certain intérêt pour ce dispositif. Peut-être que cela permettra de faire connaître l’ICE de façon durable. Peut-être que, du fait du succès considérable rencontré par cette proposition, de nombreux acteurs politiques et civils pourraient se saisir davantage de cet outil ce qui, assurément, pourrait permettre de davantage le démocratiser… et donc de lui donner réellement vie dans un cycle s’auto-alimentant.

 

Pour conclure, quid de la citoyenneté européenne ? Il est souvent considéré que, si la double citoyenneté est affirmée par les traités[21], la citoyenneté européenne est encore insuffisamment développée par rapport à la citoyenneté étatique. Elle n’est pourtant pas inexistante, ce que le succès de cette ICE a prouvé. Il a été précédemment mentionné que le pays s’étant le plus mobilisé pour interdire les thérapies de conversion dans l’UE était la France. Or, cette pratique y est déjà interdite[22]. Cela ne peut que démontrer que la citoyenneté européenne dépasse, en droit et en fait, les préoccupations nationales des citoyens qui signent une ICE.

 

Cette asymétrie entre les citoyennetés européenne et nationales n’est pas rédhibitoire. Si l’on considère que l’UE est un édifice fédéral, il peut être affirmé que de nombreuses Fédérations[23] n’ont pas connu une citoyenneté fédérale comparable aux citoyennetés fédérées avant un certain temps. Par exemple, aux Etats-Unis, les événements historiques ont joué un rôle indéniable dans le développement de l’identification à une communauté fédérale[24], et donc à l’édification d’une citoyenneté fédérale. Et si, à un moment où les appels en faveur d’une Europe plus forte se multiplient, une initiative citoyenne européenne prenant son envol jouait un rôle décisif dans le développement de la citoyenneté fédérale européenne ? Puisqu’un simple effet boule de neige de quelques jours permet le succès d’une ICE, l’espoir est désormais permis…

 

 

 

[1] Traité sur l’Union européenne, article 11.4.

[2] Règlement (UE) n°211/2011 du Parlement européen et du Conseil du 16 février 2011 relatif à l’initiative citoyenne.

[3] Règlement (UE) 2019/788 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 relatif à l’initiative citoyenne européenne.

[4] Ibid., article 2.

[5] Ibid., article 3.

[6] Le calcul exact correspond au nombre total de députés européens multiplié par le nombre d’eurodéputés issus du pays concerné

[7] Traité sur l’Union européenne, article 14.

[8] La population maltaise était de 552 747 en 2023, et (4230/552 747)*100=0,77, donc le seuil équivaut à environ 0,8 % de la population totale.

[9] La population allemande était de 83,28 millions en 2023, et (82 354/ 83 280 000)*100 = 0,099, donc le seuil équivaut à environ 0,1 % de la population totale.

[10] Touteleurope.com, Elections européennes 2024 : près de 360 millions de personnes sont appelées à voter en juin, 4 avril 2024

[11] Constitution française, article 11.

[12] Loi organique n°2013-1114 du 6 décembre 2013 portant application de l’article 11 de la Constitution.

[13] Les ICE concernées sont les suivantes : Un de nous (2012), L’eau et l’assainissement sont un droit humain (2012), Stop vivisection (2012), Minority Safepack (2017), Interdire le glyphosate (2017), End the Cage (2018), Sauvons les abeilles et les agriculteurs (2019), Politique de cohésion pour l’égalité des régions et le maintien des cultures régionales (2019), Stop Finning (2020), Pour des cosmétiques sans cruauté (2021), Fur Free Europe (2022). Les noms des ICE ont été raccourcis pour une meilleure lisibilité. Pour une présentation complète des ICE terminées ou en cours, la plupart des données sont disponibles sur le site internet dédié, URL : https://citizens-initiative.europa.eu/find-initiative_fr.

[14] RITLENG Dominique, L’Union européenne : un système démocratique, un vide politique, Les cahiers du Conseil constitutionnel, Titre VII, n°2, avril 2019

[15] URL : https://audiovisual.ec.europa.eu/fr/reportage/P-066406.

[16] Site internet dédié, URL : https://eci.ec.europa.eu/043/public/#/screen/home/allcountries.

[17] Le nombre de signatures requis a été atteint dans les pays suivants : Allemagne, Belgique, Croatie, Espagne, Finlande, France, Irlande, Italie, Pays-Bas, Slovénie, Suède.

[18] Dans la mesure où des erreurs peuvent se glisser dans les pétitions de cet ordre, par exemple lorsqu’une personne la signe à la fois en ligne et sur un document papier, il est fort possible que le chiffre final annoncé après la vérification par la Commission évolue quelque peu.

[19] Un remerciement particulier est adressé à monsieur Garguilo, responsable de la pétition et co-président de l’association ACT, qui a accepté de répondre à mes questions pour les besoins de l’écriture de ce billet le soir même du succès de l’ICE.

[20] Cet appel a notamment été relayé par le Parti Socialiste, Place Publique, Le Parti communiste français, Générations.S, Europe Ecologie les Verts, Renaissance, la France Insoumise et d’autres poids lourds de la société civile et politique.

[21] « Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un Etat membre. La citoyenneté de l’Union s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas », Traité sur l’Union européenne, article 9.

[22] Loi n°2022-92 du 31 janvier 2022 interdisant les pratiques visant à modifier l’orientation sexuelle ou l’identité de genre d’une personne.

[23] Le terme Fédération prend ici une majuscule à dessein puisque la définition du professeur Beaud est retenue : un édifice fédéral se compose de trois éléments : les Etats fédérés, la fédération (l’échelon fédéral) et la Fédération (la somme des deux premiers). Pour davantage de développements à ce sujet, c.f. BEAUD Olivier, Théorie de la Fédération, Léviathan, PUF, 2013, p.141.

[24] Sans nécessairement rechercher l’exhaustivité, quelques exemples peuvent être ici mentionnés : la Guerre d’indépendance, la menace d’un retour des britanniques, la Guerre civile, l’adoption puis l’incorporation du Bill of Rights, les deux guerres mondiales, la saga du New Deal devant la Cour suprême, le 11 septembre etc..

 

 

 

Crédit photo : European Citizens’ Initiative Forum / Infographic – Data & Figures, March 2025