La nationalité italienne en mutation : vers un recul du jus sanguinis

Par Vanessa Fanuchi

<b> La nationalité italienne en mutation : vers un recul du jus sanguinis </b> </br> </br> Par Vanessa Fanuchi

Le 28 mars 2025 le gouvernement de Giorgia Meloni a adopté un décret-loi entré en vigueur le jour suivant, ayant pour effet de limiter la transmission automatique de la nationalité italienne par le jus sanguinis aux personnes nées à l’étranger. Converti en loi le 23 mai 2025 après modifications par le Sénat, le texte limite la transmission automatique de la nationalité à la deuxième génération d’émigrés et la soumet à des conditions de nationalité unique et de résidence des ascendants. Cette réforme impacte les générations futures et entraîne, par ses effets rétroactifs, la perte de la qualité d’italien des descendants d’émigrés résidant à l’étranger.

 

On March 28, 2025, the Italian government led by Giorgia Meloni passed a decree-law, which entered into force on March 29 and aimed at restricting the automatic transmission of Italian citizenship based on jus sanguinis. Converted into law on May 23, 2025, after amendments by the Senate, the new text limits the automatic transmission of citizenship to the second generation of emigrants and makes it conditional on exclusive nationality and residence of ascendants. This reform affects future generations and, through its retroactive effects, entails the loss of entitlement to Italian citizenship for the descendants of emigrants residing outside the national territory.

 

Par Vanessa Fanuchi, doctorante à l’Université de Corse Pascal Paoli (Équipe méditerranéenne de recherche juridique) et à l’Université Libre de Bruxelles (Centre de droit européen)

 

 

 

Traditionnellement pays d’émigration, l’Italie a progressivement construit un régime juridique instaurant des dispositions avantageuses à l’acquisition de la nationalité pour les descendants de ses ressortissants établis à l’étranger. Ce régime leur devient particulièrement favorable à partir de la loi de 1992 qui supprime la perte automatique de la nationalité italienne en cas d’acquisition d’une nationalité étrangère. Jusqu’au 27 mars 2025, les descendants d’émigrés, ayant eu un ancêtre italien après l’unification de l’Italie en 1861 n’ayant pas renoncé à la nationalité, se voyaient attribuer la nationalité italienne en vertu du jus sanguinis. En ne posant pas de limite générationnelle à la transmission de la nationalité, ni de condition de nationalité unique ou de résidence, la législation italienne était ainsi l’une des plus permissives de l’Union européenne.

 

Par l’adoption, le 28 mars 2025, du décret-loi n° 36 contenant des dispositions urgenxtes en matière de nationalité par le gouvernement de Giorgia Meloni, puis sa conversion en loi le 23 mai 2025, l’Italie change radicalement les règles du jeu en modifiant les conditions de transmission de la nationalité à l’étranger. La nouvelle loi a pour objectif de conditionner l’acquisition de la nationalité par les descendants d’émigrés nés à l’étranger à l’existence de liens effectifs avec l’Italie. Cette exigence se traduit dans un premier temps par une limitation de la transmission automatique de la nationalité aux deux premières générations et, dans un second temps, en posant une condition de nationalité unique d’un parent ou grand-parent, ou de résidence de l’un des parents. Ainsi la transmission automatique de la nationalité est désormais réservée aux individus dont :  art. 1 « c) un ascendant au premier ou au deuxième degré possède, ou possédait au moment de son décès, la nationalité exclusivement italienne » ou « d) un parent ou un parent adoptif a résidé en Italie pendant au moins deux années consécutives après l’acquisition de la nationalité italienne et avant la date de naissance ou d’adoption de l’enfant ».

 

Le décret-loi n° 36, qui précède la loi n° 74 du 23 mai, a été adopté selon la procédure de l’article 77 alinéa 2 de la Constitution de la République italienne réservée à « des cas extraordinaires de nécessité et d’urgence ». Cette procédure a permis l’entrée en vigueur du décret dès le jour suivant son adoption, ayant ainsi pour conséquence d’empêcher des millions de descendants d’émigrés italiens à l’étranger de réaliser les démarches entre son adoption et son entrée en vigueur. Si le nombre de descendants d’émigrés italiens en droit de demander la reconnaissance de la nationalité n’est pas connu, le site du Ministère des Affaires étrangères et de la Coopération internationale indique que « de fin 2014 à fin 2024, le nombre de citoyens résidant à l’étranger est passé d’environ 4,6 millions à 6,4 millions » et on compte « plus de 60 000 procédures judiciaires en cours pour la détermination de la nationalité ». C’est précisément pour éviter un afflux massif et simultané de demandes de reconnaissance de la nationalité auprès des représentations consulaires que le gouvernement justifie le recours au décret-loi. Le Parlement, qui disposait de soixante jours pour convertir le décret en loi, a définitivement adopté le texte après modifications le 20 mai 2025.

 

Ces nouvelles mesures témoignent d’une volonté de redonner une signification au lien de nationalité en exigeant l’existence d’un lien effectif avec l’Italie. Si les États sont souverains dans le choix de leurs nationaux[1], les mesures d’acquisition et de perte de la nationalité doivent être conformes au droit international et européen. Or, la nouvelle loi, en privant les descendants d’italiens nés avant l’entrée en vigueur du décret de demander la reconnaissance de leur nationalité selon les règles antérieures à son adoption, a pour effet d’entraîner la perte de leur qualité d’italien.

 

 

I. La double limitation du jus sanguinis

L’effectivité du lien avec l’Italie, appréciée en la personne des ascendants, pose deux conditions alternatives à la transmission automatique de la nationalité aux enfants nés à l’étranger et possédant une autre nationalité : la résidence sur le territoire national et la possession d’une nationalité unique.

 

A. L’imposition d’une condition de résidence

En conditionnant la transmission de la nationalité par la résidence sur le sol italien de l’un des parents pendant deux ans consécutifs avant la naissance de l’enfant et après l’acquisition de la nationalité, le gouvernement interprète la notion d’effectivité à travers le rattachement au territoire. L’exigence du maintien de liens réels répond au risque de déconnexion de la nationalité du territoire après plusieurs générations, et donc de son instrumentalisation.

 

La notion d’effectivité interprétée à travers le rattachement territorial n’est pas inconnue en droit international : elle fait écho à l’arrêt Nottebohm rendu en 1955 par la Cour Internationale de Justice, qui définit la nationalité comme « un lien juridique ayant à sa base un fait social de rattachement, une solidarité effective d’existence, d’intérêts, de sentiments jointe à une réciprocité de droits et de devoirs ». La lecture de l’arrêt révèle que c’est bien à la résidence qu’il est prioritairement fait référence pour apprécier la réalité du lien de nationalité[2], rattachement qui est justifié par le gouvernement italien comme devant « permettre une détermination exacte du « peuple » auquel l’article 1er de la Constitution attribue la souveraineté ».

 

Le choix de l’Italie d’imposer une contrainte territoriale à la transmission de la nationalité rompt avec un droit de la nationalité prioritairement basé sur le jus sanguinis pour se rapprocher de modèles étatiques privilégiant le jus soli comme les États-Unis. C’est donc dans l’esprit de la législation américaine qui conditionne la transmission de la nationalité à l’enfant né à l’étranger à une résidence effective des parents sur le territoire national, que la nouvelle interprétation italienne du droit du sang s’inscrit.

 

Cette contrainte territoriale a cependant été atténuée par les modifications effectuées par le Sénat qui a remplacé la condition de naissance des ascendants sur le territoire italien initialement prévue dans le décret-loi, par la possession exclusive de la nationalité italienne.

 

B. L’imposition d’une condition de nationalité unique

Les ascendants au premier ou second degré possédant plusieurs nationalités ne pourront plus transmettre la nationalité à leurs descendants – à moins de remplir la condition de résidence énoncée précédemment – l’exclusivité de la nationalité italienne étant envisagée comme la condition à sa transmission. Les nouvelles dispositions n’empêchent pas pour autant l’enfant né à l’étranger d’obtenir la nationalité italienne tout en acquérant la nationalité du pays de résidence. La possession de plusieurs nationalités, qui est généralement un facteur de perte de la nationalité, est ici envisagée comme un facteur de sa non-transmission.

 

Cette nouvelle disposition, qui substitue à la condition de naissance celle de nationalité exclusive des ascendants, n’en demeure pas moins restrictive car la possession de plusieurs nationalités est inhérente à l’émigration. Elle pourrait avoir pour conséquence de dissuader les expatriés souhaitant transmettre leur nationalité à leurs descendants d’acquérir la nationalité du pays de résidence. Sa conformité au droit de l’Union est néanmoins assurée car la Cour de justice de l’Union européenne reconnaît, dans les affaires relatives à la perte de la nationalité, qu’il est légitime pour un État de vouloir éviter les « effets indésirables »[3] de la possession de plusieurs nationalités.

 

Ces deux dispositions qui sont, par leur nature, conformes au droit international et au droit de l’Union, le sont en revanche moins dans leurs effets car elles entraînent la perte de la nationalité des descendants d’italiens à l’étranger.

 

 

II. La perte rétroactive de la nationalité à l’étranger

L’article 1 du décret mentionne qu’« est considéré comme n’ayant jamais acquis la nationalité italienne même s’il est né à l’étranger avant la date d’entrée en vigueur du présent article et est en possession d’une autre citoyenneté » l’individu ne remplissant pas les conditions prévues aux points a) à d). La nouvelle mesure semble donc entraîner la perte rétroactive de la nationalité des individus nés avant l’entrée en vigueur du décret en les soumettant à de nouvelles conditions de reconnaissance, laissant douter à la fois de sa légalité et de sa conformité au droit de l’Union.

 

A. La légalité de la mesure en question

L’ambiguïté de la formulation « comme n’ayant jamais acquis la nationalité » laisse planer un doute sur les conditions de transmission de la nationalité italienne par le jus sanguinis. Les trois premiers points de l’article 1 prévoient que la nationalité italienne pourra être reconnue, conformément à la législation en vigueur jusqu’au 27 mars, seulement pour les individus ayant effectué les démarches en vue de la faire reconnaître avant l’adoption du décret. Les autres seront réputés n’avoir « jamais acquis la nationalité » et ne seront plus à même de la faire reconnaître s’ils ne remplissent pas les nouvelles conditions.

 

Pourtant, conformément à la condition posée à l’article 1 de la loi n° 91 du 5 février 1992 sur la nationalité italienne selon laquelle « est citoyen italien par la naissance : a) l’enfant de père ou de mère citoyens », il est clair que la nationalité se transmet de façon automatique par le seul fait de la filiation. La légalité de la nouvelle mesure est donc questionnable car elle soumet une situation déjà acquise à de nouvelles conditions et conduit à considérer que les descendants d’italiens, du fait qu’ils n’ont pas fait reconnaître leur nationalité auprès des autorités compétentes, n’ont jamais été italiens. Sont ainsi appréciées indistinctement l’acquisition de la nationalité par la filiation et sa reconnaissance.

 

Or, à l’image de l’article 17-2 du code civil français prévoyant que la loi applicable est celle en vigueur au moment de l’acte ou du fait auquel la loi attache des effets, l’article 20 de la loi de 1992 prévoit que « sauf disposition expresse contraire, la qualité de citoyen acquise avant la présente loi ne sera pas modifiée, sauf par des événements postérieurs à la date d’entrée en vigueur de la loi ». Cette mesure revient donc à priver rétroactivement les descendants d’émigrés italiens nés avant l’entrée en vigueur du décret et ne remplissant pas les conditions nouvelles de nationalité exclusive et de résidence des ascendants, de demander la reconnaissance de leur nationalité. Cette mesure, qui s’analyse donc bien en une de perte de la qualité d’italien, laisse douter de sa conformité au regard du droit de l’Union.

 

B. Le doute quant à la conformité au droit de l’Union

La Cour de justice de l’Union européenne reconnaît en effet dans l’arrêt Tjebbes rendu en 2019 qu’« il est légitime pour un État membre de considérer que la nationalité traduit la manifestation d’un lien effectif entre lui-même et ses ressortissants, et d’attacher en conséquence à l’absence ou à la cessation d’un tel lien effectif la perte de sa nationalité ». Toutefois, elle affirme que les mesures de perte de la nationalité doivent respecter le principe de proportionnalité. Dans ce dernier arrêt, il était justement question de savoir si la perte de plein droit de la nationalité respectait le principe de proportionnalité, ce à quoi la Cour a répondu par l’affirmative à la condition qu’un examen individuel portant sur les conséquences de la perte du statut de citoyen de l’Union soit effectué et qu’un recouvrement ex tunc de la nationalité soit rendu possible.

 

Le contrôle de proportionnalité est précisé dans deux affaires récentes concernant la perte de la nationalité danoise (2023) et la perte de la nationalité allemande (2024)[4]. Dans ce dernier la Cour affirme que les individus, en plus d’avoir été informés de la perte imminente de leur nationalité, doivent disposer d’un délai raisonnable en vue d’introduire une demande de maintien de la nationalité. En introduisant un régime transitoire uniquement à destination des enfants mineurs d’italiens à l’étranger au moment de l’entrée en vigueur de la loi, la condition de délai raisonnable n’est pas entièrement respectée. La nouvelle disposition italienne entraîne en effet la perte automatique et immédiate de la qualité d’italien, de même que cette perte intervenant par le seul effet de la législation ne prévoit pas d’examen individuel.

 

Le gouvernement italien pourrait donc être amené à préciser l’application de ces dispositions dans les prochains mois face aux risques sérieux de contrariété de sa législation nouvelle au regard des exigences du droit de l’Union européenne.

 

 

 

[1] Article 1er de la Convention internationale du 12 avril 1930 ; article 3 de la Convention européenne sur la nationalité de 1997 ; voir également CJUE, 7 juill. 1992, Micheletti, aff. C-369/90.

[2] Jules Lepoutre, « “Golden passports” Un État peut-il vendre sa nationalité ? », Jus Politicum Blog, 30 octobre 2024 ; Étienne Pataut, « Contrôle de l’État ou protection de l’individu ? Remarques sur l’effectivité de la nationalité », Revue critique de droit international privé, n° 4, 2022, pp. 747‑771.

[3] CJUE, 18 janv. 2022, JY c. Wiener Landesregierung, aff. C-118/20, (54).

[4] Étienne Pataut, « Perte de nationalité en Europe : la consolidation du contrôle de proportionnalité », Revue Critique de Droit International Privé, n° 3, 2024, p. 427.

 

 

Crédit photo : Tanya Lapko / CC BY NC-SA 2.0