Nicolas Sarkozy et la Légion d’honneur

Par Eric Peuchot

<b> Nicolas Sarkozy et la Légion d’honneur </b> </br> </br> Par Eric Peuchot

Par deux arrêtés du 5 juin 2025 publiés au Journal officiel de la République française du dimanche 15 juin 2025, le grand chancelier de la Légion d’honneur a constaté l’exclusion de droit de Nicolas Sarkozy, ancien président de la République, de la Légion d’honneur et de l’ordre national du Mérite.

 

In two orders signed on June 5, 2025 and published in the Official Journal of the French Republic on June 15, the great chancellor of the Legion of honour acknowledged the exclusion of Nicolas Sarkozy, former President ot the Republic,  from the Legion of honour as well as the national order of Merit.

 

Par Eric Peuchot, maître de conférences émérite, Centre de droit Maurice Hauriou de l’ Université Paris-Cité

 

 

 

Le 18 décembre 2024 la chambre criminelle de la cour de cassation rejetait les pourvois formés par M. Sarkozy dans l’affaire dite des écoutes ou affaire Paul Bismuth du nom sous lequel l’ancien président de la République s’était fait ouvrir par son avocat une ligne téléphonique au moyen d’une carte prépayée dans le but de dissimuler leurs échanges. Ce rejet rend définitive sa condamnation, pour corruption et trafic d’influence, à trois ans d’emprisonnement dont une année ferme aménagée sous surveillance électronique, outre la peine complémentaire d’inéligibilité[1]. M. Sarkozy a saisi la Cour européenne des droits de l’Homme pour violation du droit à un procès équitable, saisine qui n’est toutefois pas suspensive.

 

Cette décision définitive de la Cour de cassation en lien avec l’affaire dite Bettencourt et avec l’affaire du financement libyen de la campagne présidentielle de 2007, a emporté l’exclusion de M. Sarkozy des deux ordres nationaux et du droit de porter toute décoration, même étrangère, enregistrée à la Légion d’honneur. C’est à cette exclusion qu’est consacré ce billet.

 

Plusieurs dispositions du code de la Légion d’honneur doivent être rappelées.

 

Tout d’abord, l’article R 91 du code de la Légion d’honneur prévoit que « sont exclues de l’ordre : 1° Les personnes condamnées pour crime ; 2° Celles condamnées à une peine d’emprisonnement sans sursis égale ou supérieure à un an ». M. Sarkozy ayant été condamné à une peine d’emprisonnement sans sursis égale à un an, il doit, c’est une obligation et non une faculté, être exclu de l’ordre. L’article fait de cette exclusion une conséquence automatique et nécessaire de la condamnation puisqu’elle est formulée à l’impératif présent (« sont exclues »).

 

Ensuite, l’article R106 paragraphe 1 du code de la Légion d’honneur dispose que, « sauf dans les cas prévus au second alinéa de l’article R 90 et aux articles R 91 et R 93, l’exclusion et la suspension sont prononcées par décret du président de la République. » La condamnation de M. Sarkozy à une peine d’emprisonnement sans sursis d’un an le fait rentrer dans l’exception : « sauf dans les cas… » ; l’exclusion n’a pas à être prononcée par décret du président de la République. Le président de la République, successeur du roi ou de l’empereur, ne peut avoir une compétence liée par une décision de justice, n’être qu’un acteur sans pouvoir d’une procédure maîtrisée par le juge pénal. Tout au contraire, quand l’exclusion est une peine disciplinaire résultant d’une vraie délibération ordinale, en opportunité, qu’il s’agisse pour l’ordre de sanctionner tout légionnaire ayant fait l’objet  d’une condamnation à une peine correctionnelle inférieure à un an de prison ou avec sursis, d’avoir été déclaré en état de faillite personnelle ou d’avoir tout simplement commis un acte contraire à l’honneur, le grand maître, donc le président de la République,  est compétent pour prononcer l’exclusion.

 

Enfin, l’article R 107 prévoit :« Dans les cas prévus au second alinéa de l’article R 90 et à l’article R 91, le grand chancelier informe le conseil de l’ordre et constate, par arrêté, l’exclusion de l’ordre ». S’agissant de M. Sarkozy, c’est bien, en vertu de ce texte, au grand chancelier de constater son exclusion de l’ordre. L’exclusion de droit par arrêté du grand chancelier, et non par le président de la République, est inscrite dans le code de la Légion d’honneur depuis 1852 pour les crimes et les peines infamantes et depuis 1934 pour les peines d’emprisonnement, l’article R 91 ci-dessus cité ayant fusionné ces deux éléments en 1962.[2]  

 

En application de ces différents articles combinés du code de la Légion d’honneur, le grand chancelier de l’ordre de la Légion d’honneur, a pu « par arrêté en date du 5 juin constater avec effet au 17 mai 2023, l’exclusion de droit de l’ordre national de la Légion d’honneur de M. Nicolas Sarközy de Nagy Bosca, né le 28 janvier 1955 à Paris. Cette exclusion entraîne la privation définitive de l’exercice des droits et prérogatives attachés à la qualité de membre de la Légion d’honneur ainsi que l’interdiction de porter les insignes de toute décoration française ou étrangère ressortissant à la grande chancellerie de la Légion d’honneur »[3].

 

De même, par arrêté du 5 juin 2025, et en application des mêmes articles du code valables aussi pour le Mérite, le chancelier de l’ordre national du Mérite a « constaté, avec effet au 17 mai 2023, l’exclusion de droit de l’ordre national du Mérite de M. Nicolas Sarkozy de Nagy Bosca…Cette exclusion entraîne la privation définitive de l’exercice des droits et prérogatives attachés à la qualité de membre de l’ordre national du Mérite »[4]

 

Avec le rejet de son ultime recours en France, Nicolas Sarkozy était, en vertu des textes ci-dessus cités,  sous le coup d’une exclusion de la Légion d’honneur et du Mérite qui est donc automatique quand un récipiendaire est définitivement condamné pour un crime ou écope d’une peine d’emprisonnement égale ou supérieure à un an ferme. Cette exclusion de droit évite tout contact entre la Légion d’honneur et la flétrissure.

 

Dès le mois de mars le grand chancelier de la Légion d’honneur, le général François Lecointre, qui a signé l’arrêté privant Nicolas Sarkozy des deux titres dont il était grand’croix, grade le plus élevé, avait rappelé que ce retrait de l’ordre était « de droit ». Autrement dit, le pouvoir disciplinaire spécial de l’ordre n’est pas appelé à intervenir. En se prononçant en amont de sa décision, le grand chancelier, avec prudence, entendait probablement désamorcer les critiques des décorés des ordres dont il est le grand chancelier ou le chancelier et de ceux qui espèrent voir un jour leur mérite et leur talent reconnu par la nomination ou la promotion dans l’un des ordres nationaux. Le respect porté par les décorés à leur grand chancelier (Légion) ou chancelier (Mérite) et le péché véniel de vanité ont pu conduire à taire ou à modérer les expressions d’une interrogation sur la légitimité ou l’opportunité de cette exclusion de l’ancien président. Même si au XXIème siècle on ne considère plus que « la flétrissure d’une dégradation est souvent une peine plus grave que la perte de la liberté ou de la vie »[5], ces dernières semaines, la perspective de voir l’ex-président déchu de sa Légion d’honneur et de son Mérite avait tout de même ému certains, à droite de l’échiquier politique, de son ancienne formation politique au président du Rassemblement National, et suscité des réserves nuancées au plus haut sommet de l’Etat. « De mon point de vue, de là où je suis, je pense que ce ne serait pas une bonne décision », avait déclaré Emmanuel Macron fin avril en marge d’un déplacement à Madagascar. On voit bien par cette remarque de M. Macron l’intérêt des dispositions du code liant l’exclusion à la sévérité de la peine. Il serait inapproprié que le conseil de l’ordre se transforme en une sorte de chambre de révision des décisions des magistrats en délibérant et en n’excluant pas les personnalités pourtant condamnées à des peines infamantes. Il pourrait y avoir des oppositions trop marquées entre un jugement sévère et un conseil de l’ordre, juge spécial de l’honneur, n’excluant pas de l’ordre le condamné sur pression du grand maître.

 

Une fois publiée au Journal officiel, la décision du grand chancelier a été critiquée par certains. La plus combative – et courageuse ?- a été Emmanuelle Mignon, son ancienne directrice de cabinet, conseiller d’Etat démissionnaire et désormais avocat lobbyiste, condamnée elle-même le 22 janvier 2022, à six mois de prison avec sursis pour avoir « intentionnellement sacrifié le respect de l’État de droit républicain qu’elle était censée incarner en sa qualité de directrice de cabinet du président de la République à la satisfaction d’intérêts privés exprimés par deux proches du chef de l’État » dans l’affaire dite des sondages de l’Elysée. Emmanuelle Mignon a publié dans le numéro 3859 de l’Express une Tribune au vitriol intitulée « Nicolas Sarkozy exclu de la Légion d’honneur : « De qui se moque-t-on ? », en refusant d’intervenir ; Emmanuel Macron tire toute la République vers le bas »[6]. Pour Emmanuelle Mignon, « Il est inacceptable que Nicolas Sarkozy ait été exclu de nos ordres nationaux, au petit matin, un dimanche, par application stupide d’un article réglementaire du code de la Légion d’honneur… ». D’une part, explique Mme Mignon, « il n’est jamais obligatoire de signer un arrêté, charge au juge le cas échéant d’infirmer cette abstention ». D’autre part le grand maître, poursuit-elle, c’est à dire le président de la République, aurait dû menacer le grand chancelier de le démettre s’il signait cet arrêté, cette abstention révélant que le grand chancelier a reçu l’ordre de le signer ou en tout cas qu’il n’a pas reçu l’ordre de ne pas le signer[7].  Elle et Henri Guaino, autre ancien collaborateur de Nicolas Sarkozy, plus mesuré dans ses propos toutefois, s’interrogent, mais à tort, sur les raisons pour lesquelles, en janvier 2025, le code, prétendent-ils faussement, a été modifié pour transférer du grand maître au grand chancelier le soin de prononcer toute exclusion de droit[8]. Emmanuelle Mignon s’interroge encore : le président de la République ne pouvait-il pas modifier le code pour que le grand maître soit le décisionnaire final, et qu’il dispose du plein pouvoir pour prendre ou non, en opportunité, la décision d’exclusion des ordres nationaux des anciens présidents de la République[9] ? Si d’anciens proches collaborateurs de l’ancien chef d’Etat et des membres de sa famille, son fils ou son ancienne épouse, sont aussi montés au créneau, la presse a évoqué « l’humiliation » de cette exclusion infligée à M. Sarkozy.  

L’ancien président de la République, avec philosophie et distance affichées, a fait savoir « avoir pris acte de la décision prise par le grand chancelier, (n’ayant) jamais fait de cette question une affaire personnelle ». En adoptant cette position l’ancien président montre qu’il a bien compris que l’exclusion de droit n’est pas une sanction supplémentaire qui lui a été infligée, l’exclusion de l’ordre n’étant pas une peine complémentaire au sens de l’article L 131-26 du code pénal.

 

Son avocat a souligné que si l’ancien chef de l’Etat « a fait valoir des arguments juridiques, c’était au nom de la fonction même de président de la République ». Ayant été élevé aux dignités de grand’croix de la Légion d’honneur et du Mérite en tant que président de la République, le conseil de M. Sarkozy considérait que l’exclusion de l’ordre de l’ancien président portait atteinte à la fonction présidentielle. S’il n’est plus le grand maître quand il quitte l’Elysée, son successeur le devenant, l’ancien président conserve la dignité des ordres dans lesquels il a été élevé. Par son arrêté du 5 juin le général Lecointre n’a pas exclu de l’ordre le président de la République que n’était plus Nicolas Sarkozy, mais bien ce dernier en tant que titulaire à titre personnel des dignités des deux ordres.

 

La réaction de l’ancien président est somme toute socratique, boire la coupe jusqu’à la cigüe, ou cicéronienne, dura lex sed lex. Il se trouve qu’elle est à l’unisson de la grande majorité des commentaires des internautes.

 

En faisant du grand chancelier le greffier du juge pénal, le code de la Légion d’honneur entend simplement protéger le prestige de la Légion d’honneur. Dit simplement, la Légion d’honneur ne peut pas aller en prison. Et c’est bien parce que c’est la Légion d’honneur qui est protégée que pendant longtemps l’article R 111 du code, abrogé en 2010, prévoyait : « Les procureurs généraux, et procureurs de la République…ne peuvent faire exécuter aucune peine infamante contre un membre de la Légion d’honneur qu’il n’ait été dégradé. Pour cette dégradation, le président de la cour, sur le réquisitoire du parquet…prononce immédiatement après la lecture du jugement, la formule suivante : vous avez manqué à l’honneur ; je déclare au nom de la Légion d’honneur que vous avez cessé d’en être membre. » Ce « vous avez manqué à l’honneur » prononcé par les juges les faisaient toutefois être juge de l’honneur, alors que c’est la mission de la grande chancellerie. C’est pourquoi les textes ont, avec la modification du code, réservé à la grande chancellerie, grand maître, grand chancelier et conseil selon les cas, le soin de prononcer l’exclusion.

 

Avec les nouvelles dispositions du code, retirant aux juges le soin d’exclure le condamné de la Légion d’honneur, la prononciation de la peine emporte l’exclusion de l’ordre par arrêté du grand chancelier mais sans que le conseil de l’ordre ait à se prononcer sur l’atteinte à l’honneur qui pourrait conduire à la mise en route de la procédure disciplinaire. L’avis du conseil de l’ordre est un simple avis de conformité, très différent de celui de l’article R 103 du code où le conseil agit comme organe spécial de jugement de l’honneur, de manière pleinement autonome.

 

Ainsi, le grand chancelier doit simplement tirer les conséquences du jugement. L’ordre n’intervient que pour enregistrer les conséquences de la décision judiciaire en matière de décorations. C’est une simple mesure d’exécution, ce n’est pas une mesure disciplinaire.

 

Concrètement, la procédure a été la suivante : le ministère de la justice a transmis au grand chancelier la copie de l’arrêt de la cour de cassation afin que le grand chancelier, après avoir informé Nicolas Sarkozy de la procédure et des conséquences à son encontre de l’arrêt confirmant sa condamnation à une peine égale à un an de prison sans sursis et après l’avis conforme du conseil de l’ordre, prenne un arrêté publié au journal officiel et notifié à M. Sarkozy par l’intermédiaire du parquet général compétent, arrêté constatant l’exclusion de droit à compter de la date de l’arrêt qui a emporté exclusion de l’ordre[10] .

 

Le grand chancelier a encore fait inscrire sur les matricules de la Légion d’honneur la mention de l’exclusion en précisant que M. Sarkozy est privé de l’exercice de tous les droits et prérogatives attachés à la décoration ainsi que du droit au traitement afférent.

 

Sans aucun signe distinctif à sa boutonnière, dans les cérémonies publiques officielles M. Sarkozy conservera toutefois le rang protocolaire qui est le sien, c’est à dire juste après le président de l’Assemblée nationale, soit au cinquième rang. La République lui maintient aussi tous les avantages de fonction octroyés aux anciens présidents, voiture, chauffeur, garde du corps, secrétariat, bureau… Comparer le sort de Nicolas Sarkozy à celui du chef de l’Etat français enfermé sur l’Ile d’Yeu n’a pas de sens : l’affaire des écoutes ne peut en effet pas être mise sur le même plan que la rencontre de Montoire.

 

 

 

[1] Jugement du Tribunal correctionnel de Paris du 1er mars 2021, arrêt de la Cour d’appel de Paris du 17 mai 2023, arrêt de la Cour de cassation du 18 décembre 2024, pourvoi n° 23-83.178, chambre criminelle-formation de section, arrêt publié au Bulletin- voir Julie Gallois, Dalloz Actualité, édition du 16 juin 2025.

[2] cf J Delarbre, La Légion d’honneur, Paris, librairie militaire de L. Baudoin et Cie, 1887, 362 p – Chambre des députés, Débats séance du 13 juillet 1895, J.O du 14 juillet 1895, à propos de l’affaire de Lesseps, Eiffel et autres, p 2168 à 2184- Léon Aucoc, La discipline de la Légion d’honneur, Paris, Bureaux de la Revue politique et parlementaire, 1895, 24 p.- EP, Blog Juspoliticum 2019, Claude Guéant ou la chute d’un modèle républicain– EP La discipline de la Légion d’honneur,  ou quand l’honneur vient à se perdre, in La transmission familiale de l’ esprit de service, Tallandier, 2015, pp 129 à 155- Général François Lecointre, Tribune, Légion d’honneur : la règle dont je suis le garant, le Figaro, mercredi 25 juin 2025, p. 18.

[3] Journal officiel de la République française du dimanche 15 juin 2025, n°138, Présidence de la République, Grande chancellerie de la Légion d’honneur, texte 1.

[4] Journal officiel de la République française, dimanche 15 juin 2025, n°138, Présidence de la République, chancellerie de l’ordre national du Mérite, Texte 5.

[5] Léon Aucoc op. cit. p. 4

[6] Tribune dans l’Express du 19 juin 2025, p 73.

[7] E Mignon op. cit.

[8] Emmanuelle Mignon, op cit, et Henri Guaino in le Figaro, jeudi 19 juin 2025, p16- Réponse ferme du grand chancelier lui-même dans le Figaro  du 25 juin 2025, évoquant « une allégation… mensongère ne résistant pas à une analyse juridique un peu sérieuse… ».

[9] Emmanuelle Mignon op cit et Henri Guaino in le Figaro, jeudi 19 juin 2025, p. 16.

[10] Francois Sourd cité in La Transmission familiale de l’ esprit de service, Tallandier,2015, p 141 et 142.

 

Crédit photo : European People’s Party / CC BY 2.0