Des missions temporaires pour quoi faire ? Par Gilles Toulemonde

L’étude des missions temporaires que les parlementaires effectuent à la demande du Gouvernement est, comme le système politique français plus généralement, largement réinterprétée à la lumière de la disparition du fait majoritaire. Alors que ces missions étaient un outil de gestion d’une majorité importante, elles semblent devenir des instruments permettant de trouver les voies et moyens de constituer des majorités ponctuelles.[1]
The study of temporary missions carried out by parliamentarians at the request of the Government is, like the French political system more generally, largely reinterpreted in the light of the disappearance of the majority fact. While these missions were a management tool of an important majority, they seem to become instruments for finding ways and means to constitute ad hoc majorities.
Par Gilles Toulemonde, Maître de conférences en droit public, Université de Lille, CRDP-ERDP (ULR n° 4487)
Les élections législatives des 30 juin et 7 juillet 2024 ont débouché sur une composition de l’Assemblée nationale largement inédite sous la Ve République avec une forme de tripartition entre trois blocs importants sans qu’aucun d’entre eux ne bénéficie d’une majorité absolue de sièges. Cette situation politique a entrainé de profonds bouleversements du fonctionnement de l’Assemblée et, au-delà, de notre système politique. Ainsi, le Gouvernement n’est-il plus, au moins formellement, l’initiateur de l’action législative du Parlement ; depuis le 1er janvier 2025 jusqu’au 1er juillet, on ne compte que quatre lois promulguées qui ont été initiées par un projet[2], soit à peine 11,5%, et encore l’une d’entre elles ne comporte-t-elle que deux articles[3] ! De même, les outils d’information et de contrôle parlementaire sont-ils bien davantage mobilisés par les parlementaires ; alors que durant la XVe législature vingt-cinq commissions d’enquête ont été mises en place à l’Assemblée nationale en cinq ans, elles sont d’ores et déjà dix à avoir été créées en moins d’un an, depuis le début de la XVIIe législature.
L’Assemblée nationale a été contrainte de s’adapter et d’adapter ses règles de fonctionnement pour faire face à cette situation nouvelle et à la fragmentation des groupes politiques qui la composent. La semaine parlementaire a, par exemple, été réaménagée de manière à pouvoir évoquer les initiatives transpartisanes et pour laisser une place au groupe dit majoritaire[4], lequel était le seul à ne pas disposer d’un espace réservé.
On voit donc apparaître une forme de renouvellement de la relation entre le Gouvernement et l’Assemblée au cours de la législature actuelle. Dans ce cadre, la pratique dite du « parlementarisme de mission » n’échappe pas à cette tendance au renouvellement des comportements. Alors que ce dispositif était essentiellement un moyen pour le Premier ministre de gérer sa majorité (I), il tend aujourd’hui à permettre de constituer une majorité au moins sur un texte à défaut d’une majorité de coalition (II).
I. Les missions temporaires, instruments classiques de gestion de la majorité par le Premier ministre
Le code électoral, à son article LO 144, prévoit en creux[5] que le Gouvernement peut confier une mission temporaire à un député pour une période n’excédant pas six mois. Si la mission cesse d’être temporaire en dépassant cette durée, alors le député est déclaré démissionnaire d’office de son mandat parlementaire. Cette disposition ne concerne que les députés, mais l’article LO 297 du code électoral en étend le bénéfice aux sénateurs. La mission temporaire et son éventuel renouvellement au-delà de six mois prend la forme d’un décret non contresigné du Premier ministre, ce qui ne laisse de surprendre au regard des dispositions de l’article 22 de la Constitution dans la mesure où la mission est effectuée auprès d’un ministre et parfois à sa demande. Ce décret est accompagné d’une lettre de mission adressée au parlementaire concerné.
Ce dispositif permettant au Gouvernement de confier à un parlementaire le soin d’accomplir une mission existe depuis une loi du 15 mars 1849. Si, à l’origine, cette loi avait opportunément été adoptée pour permettre au député Francisque de Corcelle, un ami d’Alexis de Tocqueville, ministre des Affaires étrangères, de l’accompagner en mission en Italie en qualité de ministre plénipotentiaire[6], elle a ensuite permis à des parlementaires d’exercer des fonctions pérennes, administratives ou de représentation, au cours de la IIIe République : résident-général au Maroc, ambassadeur de France à Berlin, gouverneur général de l’Algérie…[7]
Sous la Ve République, ce parlementarisme de mission a longtemps été ignoré, bien que l’ordonnance organique n° 58-998 du 24 octobre 1958 le rendait toujours possible. Mais le 3 octobre 1972, Pierre Messmer, alors Premier ministre, annonce sa réactivation dans sa déclaration de politique générale. Depuis cette date et jusqu’au 1er juillet 2025, on compte 864 décrets confiant ou renouvelant une mission à un parlementaire. C’est dire que cette pratique est devenue habituelle.
Cependant, la nature des missions a changé et avec elle l’objectif poursuivi s’est modifié. Les missions ne consistent plus, sous la Ve République, en des missions administratives ou de représentation, sauf cas exceptionnels[8]. D’ailleurs, l’ajout, en 2017, d’un second alinéa à l’article LO 144 du code électoral précisant que « L’exercice de cette mission ne peut donner lieu au versement d’aucune rémunération, gratification ou indemnité » rend l’hypothèse encore plus improbable. Les missions consistent bien davantage désormais en une mission d’expertise sur un sujet précis qui pourrait donner lieu dans l’avenir à une nouvelle législation.
Leur objectif peut évidemment être de représenter, selon le bon mot de Jean et Jean-Éric GICQUEL, soit « une fiche de consolation », soit un « espoir de responsabilités »[9]. Mais plus fondamentalement encore, il s’agit, pour le Premier ministre, d’un moyen de gérer sa majorité[10]. La condition d’un député de la majorité n’est pas simple en période de fait majoritaire : il doit être présent pour adopter les textes du Gouvernement et rejeter ceux de l’opposition ; il doit largement se taire pour ne pas faire perdre son temps au Gouvernement lors de débats législatifs enflammés ; et, qui plus est, il est invisibilisé puisque perdu au sein d’une majorité importante voire pléthorique. Comme les postes à responsabilité au sein de l’Assemblée nationale sont peu nombreux, se voir confier une mission temporaire constitue une « rétribution symbolique » permettant au député de sortir de l’ombre et de bénéficier d’un peu d’éclairage médiatique. Le député devient ainsi l’expert de son groupe sur un sujet donné et lorsque le sujet viendra à l’agenda de l’Assemblée, il pourra espérer être désigné rapporteur ou au moins chef de file du groupe dans le cadre de la discussion législative.
C’est ce qui explique que sur 864 décrets, 656 concernent un député de la majorité parlementaire, soit 76% et de manière encore plus précise 546 visent un député issu du groupe parlementaire du Premier ministre (63%).
Mais la disparition du fait majoritaire à partir de 2022, et plus encore depuis 2024, entraine une mutation du recours aux missions temporaires qui recherchent davantage les moyens de constituer une majorité.
II. Les missions temporaires, instruments utilisés par François Bayrou pour construire une majorité
Depuis 2022, les majorités soutenant le Gouvernement n’étant plus pléthoriques – et c’est un euphémisme – il y a moins besoin de récompenser un député souhaitant exister au sein du groupe ou des groupes qui composent la majorité. On pourrait même croire que le Gouvernement, ayant besoin de la présence de l’ensemble des troupes le soutenant pour affronter les débats parlementaires, répugne à désigner des parlementaires pour une mission temporaire qui pourrait entrainer leur absence lors de débats cruciaux. En réalité, cette crainte n’a pas lieu d’être car l’ordonnance organique n° 58-1066 du 7 novembre 1958 identifie les missions temporaires confiées par le Gouvernement parmi les hypothèses autorisant les parlementaires à déléguer leur droit de vote.
Mais l’utilité du parlementarisme de mission peut néanmoins réapparaître sous un autre jour. Il pourrait permettre au Premier ministre de renforcer les liens qui unissent son groupe aux autres groupes de la majorité. Une preuve d’amour en quelque sorte. Il pourrait aussi permettre de nouer des relations avec des députés des différentes oppositions dans l’espoir de trouver une majorité sur un texte législatif qui aurait fait l’objet d’une mission temporaire préalablement confiée à un membre de ces oppositions.
Ces deux objectifs ressortent assez clairement des statistiques de l’utilisation par François Bayrou de ce dispositif des missions temporaires. S’il convient de regarder ces statistiques avec prudence dans la mesure où l’échantillon des parlementaires missionnés par François Bayrou est encore peu important, 11, bien loin des 118 parlementaires missionnés par François Fillon ou des 104 missionnés par Edouard Philippe, elles indiquent néanmoins une trajectoire assez nette.
Parmi les 11 missions confiées, 10 l’ont été à des députés et une seule à une sénatrice. Aucune n’a concerné un parlementaire du groupe Les Démocrates. Certes 70% des décrets signés de la main de François Bayrou ont concerné un député d’un groupe du « socle commun », mais cette proportion est largement supérieure à celle de ses prédécesseurs (hormis Michel Barnier, 75%, mais il n’a missionné que 4 députés au total) : Attal 29%, Borne 18%, Castex 24%, Philippe 12%…quand la moyenne sur toute la Ve République s’établit à 16%.
En outre, François Bayrou a aussi largement utilisé le dispositif à destination de députés de groupes d’opposition : 30% quand la moyenne depuis 1958 est de seulement 4%. La tendance haussière était déjà visible sous les Gouvernements Borne (12%) et Attal (14%), qui ne bénéficiaient pas non plus du fait majoritaire. On perçoit ici la tentative de construire des majorités ponctuelles qui pourraient permettre de faire passer des textes à l’Assemblée nationale. D’autant qu’en réalité si l’on compte 10 décrets missionnant des députés, ils ne concernent que 8 missions distinctes ; en effet, deux missions ont été confiées conjointement à deux députés, l’un de la majorité, l’autre de l’opposition, ce qui institue un dialogue entre les parlementaires. C’est ainsi qu’un député du groupe GDR et un député du groupe EPR travaillent ensemble sur la question des dépassements d’honoraires pratiqués par les professionnels de santé ou qu’un porte-parole du groupe Socialiste et un député EPR exercent conjointement une mission sur les enjeux émergents du numérique.
Ce dernier cas est particulièrement emblématique de cette évolution de la pratique du parlementarisme de mission dans la mesure où Arthur Delaporte et Stéphane Vojetta ont déjà été à l’origine d’une proposition de loi cosignée, transpartisane donc, sur les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux, ce qui avait permis l’adoption de la loi n° 2023-451 du 9 juin 2023.
Elisabeth Borne, Gabriel Attal et Manuels Valls, avant François Bayrou, avaient une pratique un peu différente de ces missions réalisées en commun puisque, outre une affiliation partisane différente des parlementaires concernés, ils ajoutaient une appartenance à des hémicycles distincts, plusieurs missions rassemblant députés et sénateurs. Cela leur permettait d’espérer davantage de bienveillance du Sénat sur un texte résultant d’une telle mission. François Bayrou ne pratique pas ce type de parlementarisme de mission bicaméral. Est-ce là un indice de plus du soutien dont il peut bénéficier dans la Haute assemblée ?
[1] Clin d’œil à l’ouvrage d’André CHANDERNAGOR, Un Parlement, pour quoi faire ?, Galimard, 1967.
[2] Hors lois financières (en l’occurrence une loi de finances et une loi de financement de la sécurité sociale) et lois autorisant la ratification d’accords internationaux (17 lois).
[3] Loi relative au transfert à l’État des personnels enseignants de l’enseignement du premier degré à Wallis et Futuna.
[4] Rappelons qu’à l’Assemblée nationale le groupe majoritaire est le groupe qui compte le plus grand nombre de députés et qui ne s’est pas déclaré d’opposition. En l’occurrence, si le groupe Rassemblement national rassemble le plus grand nombre de députés, il s’est déclaré comme groupe d’opposition. Le groupe Ensemble pour la République qui est le deuxième groupe comportant le plus de députés est donc identifié comme le groupe majoritaire puisqu’il ne s’est pas déclaré d’opposition.
[5] Cette possibilité n’est prévue qu’en creux car cette disposition du code électoral est relative, en réalité, à l’incompatibilité existant entre le mandat parlementaire et une mission prolongée au-delà de six mois. On en déduit donc qu’une mission temporaire d’une durée inférieure à six mois est compatible avec le mandat parlementaire.
[6] V. JORF, Doc. S., n° 330, 27 janvier 2016, p. 7 et s.
[7] V. Victor SILVERA, Les parlementaires en mission, Rev. adm., 1973, p. 409 et s. ; Eugène PIERRE, Traité de droit politique, électoral et parlementaire, Paris : rééd. Loysel, 1989, p. 370.
[8] Le dernier cas est celui de Christian Nucci missionné pour exercer la fonction de Haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie en 1981.
[9] Jean GICQUEL et Jean-Eric GICQUEL, Droit constitutionnel et institutions politiques, Montchrestien, coll. Domat, 30e éd., 2016, p. 742, note 66.
[10] Nous nous permettons de renvoyer à deux de nos études : Gilles TOULEMONDE, « Les parlementaires en mission à la demande du Premier ministre », RDP, n° 5, 2017, pp. 1303-1346 ; « Les parlementaires en mission, instruments essentiels du fonctionnement de la majorité », in Julien Thomas et Jean-Philippe Derosier (dir.), Construire des majorités, Mare et Martin, 2021, pp. 71-81.
Crédit photo : Assemblée nationale