Le report de l’élection de trois juges constitutionnels : une première en Allemagne Par Eva Wenner

Le 11 juillet 2025, le Parlement allemand devait élire trois nouveaux juges à la Cour constitutionnelle fédérale. Le vote fut reporté, faute d’accord entre les députés sur l’un des trois candidats. Cet incident, peu remarqué dans la presse française, est sans précédent en Allemagne. Il a conduit les juristes allemands à s’interroger sur une éventuelle modification des règles et des pratiques qui entourent l’élection des juges constitutionnels au Bundestag.
On 11 July 2025, the German Parliament had to elect three new judges to the Federal Constitutional Court. The vote was postponed due to the absence of consensus among the members of parliament regarding one of the three candidates. This incident, which attracted little attention in the French press, is without precedent in Germany. It has led German jurists to consider whether the rules and practices governing the election of constitutional judges in the Bundestag should be reconsidered.
Par Eva Wenner, Docteur en Droit, Professeure certifiée allemand (PRCE) à l’Université de Lille
Le 11 juillet 2025, le Bundestag devait procéder à l’élection de trois nouveaux juges à la Cour constitutionnelle fédérale. En raison d’un désaccord concernant l’un des candidats, le vote a été reporté au mois de septembre 2025. L’événement a suscité une attention considérable en Allemagne, car pour la première fois une candidature à la Cour constitutionnelle fédérale a provoqué un débat aussi intense et aussi largement médiatisé.
Pour en comprendre l’enjeu, il convient, dans un premier temps, de rappeler les règles encadrant l’élection des juges constitutionnels au Bundestag, avant d’examiner le report du scrutin, puis d’analyser les propositions de réforme de la procédure de désignation des membres de la Cour de Karlsruhe.
I. L’élection des juges constitutionnels par le Bundestag
La Cour constitutionnelle fédérale tire une partie essentielle de sa légitimité du mode de désignation de ses seize juges : huit sont élus par le Bundestag et huit par le Bundesrat (art. 93, al. 2 LF). L’élection au Bundesrat se fait directement par ses 69 membres à la majorité qualifiée des deux tiers. Au Bundestag l’élection se fait également à la majorité des deux tiers, mais la procédure y est un peu plus complexe.
Selon la loi sur la Cour constitutionnelle fédérale (BverfGG) du 12 mars 1951, les juges nommés par le Bundestag sont proposés par un comité électoral (Richterwahlausschuss) et élus par les députés en assemblée plénière à la majorité qualifiée des deux tiers des voix (Art. 6, al. 2 du BverfGG).
Il est intéressant de rappeler que jusqu’en 2015, ce comité électoral élisait seul les juges constitutionnels à la majorité des deux tiers. Les débats et l’élection se passaient en huis clos, de sorte que le public allemand n’était informé que des candidats élus.
Bien que jugée conforme à la Loi fondamentale par la Cour constitutionnelle en 20121, ce mode d’élection indirecte était critiqué, car il n’impliquait pas tous les députés du Bundestag2.
La réforme du 24 juin 2015 (BGBl. I, p. 973) a maintenu le comité électoral en tant qu’organe chargé de la sélection des candidats, mais y a ajouté, dans un second temps, leur élection par les députés du Bundestag réunis en assemblée plénière3.
En pratique, les candidats sont proposés par les partis présents au Bundestag selon la formule dite «3-3-1-1» : l’Union conservatrice CDU/CSU et le Parti social-démocrate SPD proposent chacun trois candidats, tandis que les Verts et le Parti libéral-démocrate FDP proposent un candidat. Cette répartition, établie en 2018, reflétait alors la représentation des partis au sein du Bundestag.
Il est à noter que les douze membres du comité électoral sont, quant à eux, élus selon les règles de la représentation proportionnelle au Bundestag actuel. La composition du comité reflète donc la représentation actuelle des partis au Bundestag : cinq membres pour l’Union conservatrice (CDU/CSU), trois membres pour le parti d’extrême droite (AfD), deux membres pour les Sociaux-démocrates (SPD), un membre pour Les Verts et un membre pour La Gauche (Die Linke)4.
Ainsi, l’élection des candidats par les députés en assemblée plénière au Bundestag n’est plus qu’une simple formalité, puisque les partis se sont déjà mis d’accord en amont, lors du choix de ceux-ci par le comité électoral.
Il reste que certains auteurs avaient émis la crainte que par le vote en assemblée plénière, l’élection du juge constitutionnel ne devienne un enjeu politique.
II. L’élection reportée du 11 juillet 2025
En 2025, conformément à la formule « 3-3-1-1», le CDU/CSU devait présenter un candidat et le SPD deux candidats. L’élection simultanée de trois juges favorisait les accords : un parti soutient le candidat adverse en échange d’un appui réciproque5.
À l’issue des négociations, au cours desquelles les Verts avaient écarté le candidat initialement proposé par l’Union conservatrice jugé trop strict en matière d’asile6, les partis sont parvenus à un compromis portant sur trois candidats : Günther Spinner, juge à la plus haute Cour du travail, proposé par le CDU/CSU, ainsi que Frauke Brosius-Gersdorf et Ann-Katrin Kaufhold, toutes les deux professeures de droit constitutionnel, proposées par le SPD. Ces propositions furent approuvées par le comité électoral à la majorité qualifiée de deux tiers.
Ces candidats devaient être élus le 11 juillet 2025 par les députés présents au Bundestag. Le vote fut pressenti difficile, car depuis les dernières élections, les partis modérés que sont le CDU/CSU, le SPD et les Verts ne disposent plus à eux seuls de la majorité des deux tiers des voix au Bundestag. Pour atteindre le quorum ils ont besoin de sept voix supplémentaires provenant soit de La Gauche (Die Linke), soit du parti extrême droite AfD. Or, utiliser les voix de l’AfD met à mal le principe de «cordon sanitaire», qui veut qu’aucun parti démocratique ne travaille avec l’extrême droite.
Le problème émana finalement de l’Union conservatrice : alors que ses membres au comité électoral s’étaient déclarés d’accord avec les candidats des sociaux-démocrates, il n’en fut pas de même pour les parlementaires. Ils refusèrent de voter pour la professeure Brosius-Gersdorf, en raison de sa position favorable à la dépénalisation de l’avortement, jugée incompatible avec les valeurs du parti. À ce refus s’ajoutèrent de vagues allégations de plagiat, qui furent par la suite réfutées7.
En fin de compte, le vote sur les trois juges constitutionnels fut retiré de de l’ordre du jour, par crainte qu’ils n’obtiennent pas la majorité qualifiée des deux tiers, et remis à une date ultérieure après la pause estivale du Bundestag.
La polémique fut amplifiée sur les réseaux sociaux, où le débat dégénéra en une «campagne de haine» visant Madame Brosius-Gersdorf, une professeure de renom qui, face à cette pression, finit par retirer sa candidature8.
III. La question de l’élection des juges constitutionnels au cœur du débat
Bien qu’aucune élection de juges constitutionnels n’ait jamais été aussi publique et controversée, le bon fonctionnement de la Cour constitutionnelle n’est pas compromis par le report du vote. En effet, les juges sortants doivent continuer à exercer leurs fonctions jusqu’à ce qu’un successeur soit élu (art. 93, al. 3 LF).
Le parti social-démocrate trouvera une autre candidate, qui recevra l’accord de l’union conservatrice. Si les partis n’arrivent pas à se mettre d’accord, la Cour constitutionnelle fédérale peut aussi utiliser son droit de proposer elle-même des candidats (§ 7a al. 1 BVerfGG). Enfin, la réforme constitutionnelle du 20 décembre 2024 avait mis en place la possibilité de faire passer l’élection au Bundesrat9.
Il y a peu de chance qu’il faille recourir à ces mécanismes de remplacement. Néanmoins, le report de l’élection a ravivé le débat sur les règles applicables à l’élection des juges constitutionnels au Bundestag.
Certains réclament désormais l’élection des juges constitutionnels à la majorité simple. Une telle réforme serait d’autant plus aisée que l’exigence des deux tiers ne figure pas dans la Loi fondamentale, mais seulement dans la loi sur la Cour constitutionnelle fédérale (BVerfGG). Le législateur de 2024, qui a élevé au rang constitutionnel de nombreuses dispositions relatives à la Cour constitutionnelle fédérale, a laissé cette règle dans la loi, par crainte qu’un parti anti-démocratique ne puisse ainsi disposer d’une minorité de blocage10.
Mais en abaissant l’exigence à une majorité simple, on risque de se retrouver dans une situation comparable à celle des États-Unis, où la majorité politique au Sénat décide de la nomination des juges à la Cour suprême. Ces juges sont par conséquent clairement positionnés politiquement, et leurs décisions dans les conflits à portée politique sont souvent prévisibles.
La situation est différente en Allemagne. On observe régulièrement que des juges constitutionnels se prononcent contre les intérêts du parti qui les a proposés. Cela tient au fait que les juges sont élus à la majorité qualifiée des deux tiers et ne se sentent donc pas redevables d’un parti. Le seuil des deux tiers constitue donc une garantie essentielle : il empêche la Cour constitutionnelle fédérale de devenir un simple instrument entre les mains d’une majorité politique.
D’autres auteurs suggèrent de réviser la formule dite du « 3-3-1-1». Elle ne correspond plus à la réalité des partis présents au Bundestag depuis les élections du 23 février 2025 : le FDP n’y est plus représenté et l’AfD est devenue la deuxième force. Mais la perspective de voir ce parti extrémiste proposer des candidats à la fonction de juge constitutionnel suscite des inquiétudes. L’idée serait dès lors de donner à tous les partis un droit égal de proposition11.
Enfin, le professeur Gärditz insiste sur la nécessité de renforcer la culture parlementaire au sein du Bundestag : auditions préalables des candidats et débats rationnels, afin d’éviter que des candidatures soient discréditées par des polémiques simplistes relayées en ligne. À défaut, c’est avant tout le Bundestag lui-même qui se trouvera affaibli12.
1 Beschluss vom 19. Juni 2012, BverfGE 131, s. 230.
2 Dr. Sebastian Roßner, « Richterwahl bald verfassungsgemäß », Legal Tribune Online 16.10.2014
3 Neuvième loi modifiant la loi sur la Cour constitutionnelle fédérale, du 24 juin 2015 (BGBl. I p. 973), qui a créé l.a réglementation actuelle du § 6 BverfGG.
4 V. https://www.bundestag.de/ausschuesse/weitere_gremien/wahlausschuss.
5 Cet usage existe aussi en Italie, v. Anna Maria Lecis Cocco Ortu, « Temps difficiles pour les juridictions constitutionnelles : la Cour constitutionnelle italienne à risque de « capture » ? », JP Blog, 12 septembre 2024
6 Neuer Vorschlag für Besetzung von Richterposten am Bundesverfassungsgericht, Deutschlandfunk 01.07.2025
7 Tagesschau du 16.07.2025 Gutachten entlastet Brosius-Gersdorf von Plagiatsvorwurf
8 S. Beck u.a., «Stellungnahme zur Causa „Frauke Brosius-Gersdorf“ », Verfassungsblog du 14.juillet 2025
9 Voir l’analyse de Aurore Gaillet, « Cour constitutionnelle fédérale allemande : constitutionnaliser le statut, renforcer la résilience ? », JPBlog, 21 janvier 2025 ; A. Gaillet, D. Grimm, « Allemagne, une réforme constitutionnelle dictée par le contexte politique », Le Club des Juristes, 8 janvier 2025.
10 Dr. Felix W. Zimmermann, « Hände weg von der Zweidrittelmehrheit » Legal Tribune Online 18.07.2025
11 V. la position de l’ancien Président de la Cour constitutionelle fédérale dans l’article « Ex-Gerichtspräsident nennt Vorschlagsrecht bei Richterwahl unzeitgemäß », Die Zeit 26.08.2025
12 Prof. Dr. Klaus Ferdinand Gärditz, « Parlamentskultur und Bundesverfassungsrichterwahl », Verfassungsblog 15.07.2025