Un Premier ministre peut-il gouverner avec un gouvernement démissionnaire ? Par Marcia Chevrier

La nomination d’un nouveau Premier ministre par le Président Emmanuel Macron le 9 septembre 2025 suscite des interrogations quant à sa marge de manœuvre politique. Théoriquement de plein exercice mais à la tête d’un gouvernement démissionnaire, doit-il se limiter, comme celui-ci, à l’expédition des affaires courantes ? Si les règles constitutionnelles, notamment celles relatives au contreseing, semble indiquer une réponse positive – du moins dans l’exercice pratique du pouvoir –, l’analyse des premiers jours de Sébastien Lecornu à la tête du gouvernement paraît contredire cette affirmation. Une réponse négative amène de surcroît à s’interroger sur les conséquences d’une gestion politique effective par un Premier ministre qui, dans l’attente de la nomination d’un nouveau gouvernement, ne peut voir sa responsabilité politique engagée devant l’Assemblée nationale.
The nomination of a new Prime Minister by President Emmanuel Macron on 9th September 2025 raises questions about his political powers. Theoretically fully empowered but at the head of a resigning government, should he limit his role, like the outgoing government, to dealing with day-to-day affairs? While constitutional rules, particularly those relating to countersignatures, seem to indicate a positive answer, an analysis of Sébastien Lecornu’s first days at the head of the government appears to contradict this assertion. A negative answer also raises questions about the consequences of effective political management by a Prime Minister who, pending the appointment of a new government, cannot be held politically accountable before the National Assembly.
Par Marcia Chevrier, Docteure en Droit public de l’Université Paris-Panthéon-Assas, Enseignante-chercheuse contractuelle à l’Université Bretagne Sud (Lab-LEX)
La suppression des « avantages à vie » des anciens Premiers ministres relève-t-elle de l’expédition des affaires courantes ? La question est pertinente du point de vue du droit constitutionnel autant que du point de vue politique, après la publication ce mercredi 17 septembre 2025 du décret modifiant le décret de 2019 relatif à la situation des anciens Premiers ministres. Constitutionnellement, l’actuel Premier ministre, s’il exerce la plénitude de ses pouvoirs, ne dispose que d’un gouvernement démissionnaire expédiant les affaires courantes pour contresigner et mettre en œuvre la politique qu’il entend mener. Si cette situation est nécessairement temporaire, la conjoncture politique laisse à penser qu’elle pourrait tout de même durer – au moins jusqu’au début du mois d’octobre si l’on suit l’analyse médiatique. Cette question mérite à ce titre notre attention.
Rappelons que la nomination de Sébastien Lecornu à la fonction de Premier ministre fait suite à une nouvelle « crise ministérielle ». Après s’être vu refuser la confiance de l’Assemblée nationale, qu’il avait sollicitée en application du premier alinéa de l’article 49 de la Constitution, par 364 voix contre 194, François Bayrou a présenté le 9 septembre 2025 la démission de son gouvernement au chef de l’État. Celui-ci a alors pris deux décrets le même jour : l’un relatif à la cessation des fonctions du Gouvernement et l’autre portant nomination du Premier ministre – Sébastien Lecornu. Prenant de court les formations politiques principales qui avaient retiré leur confiance au précédent Gouvernement, Emmanuel Macron a nommé à la tête du nouveau l’un de ses plus proches et plus anciens collaborateurs. Ainsi sommes nous, depuis le 9 septembre, dans une situation où un nouveau Premier ministre a été nommé à la tête d’un gouvernement démissionnaire, et il semblerait que la situation n’ait pas vocation à se résoudre rapidement. Il convient en effet de rappeler que la Constitution n’impose aucun délai au Président de la République pour procéder à la nomination des membres du Gouvernement. Paul Cassia considérait récemment que seule la menace d’une destitution pour manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat (art. 68 C) pourrait forcer le chef de l’État à nommer un nouveau Gouvernement[1]. Cette procédure, engagée contre le chef de l’État à l’été 2024, n’avait toutefois pas abouti. Celle ouverte le 9 septembre par le dépôt d’une proposition de résolution visant à la réunion du Parlement en Haute cour, fondée sur l’incapacité du chef de l’État « à assurer la stabilité des institutions, à respecter la souveraineté populaire et à garantir le fonctionnement régulier des pouvoirs publics » (art. 5 C), ne semble pas plus à même de constituer un moyen de pression tant les conditions de la destitution sont difficiles à réunir.
Le chef de l’État a par conséquent le champ libre pour mener, avec son nouveau Premier ministre, les négociations en vue de former un nouveau gouvernement à même de rester en place non seulement pour faire adopter un budget avant la fin de l’année, mais également pour permettre l’organisation sereine de l’élection présidentielle de 2027. La tâche n’est pas simple. La France insoumise a déjà menacé de censurer le Gouvernement[2] – pourtant inexistant – de M. Lecornu, le Rassemblement national – qui s’était prononcé en faveur de cette nomination en décembre dernier – pose des conditions plus que rigides à l’acquisition de sa confiance[3], Les Républicains refusent toute entente avec le Parti Socialiste[4] et les socialistes sont toujours divisés entre la volonté d’union de la gauche et la nécessité d’un accord avec le centre pour pouvoir participer au prochain Gouvernement[5].
La problématique est classique en régime parlementaire. Il s’agit de former un gouvernement de coalition. Toutefois, la Cinquième République semble encore connaître quelques difficultés à s’adapter à l’absence de majorité parlementaire qu’elle avait connue entre 1962 et 2022. La culture politique et constitutionnelle de l’unilatéralité du pouvoir s’accommode mal de la nécessité de négociation que suppose l’absence de majorité, difficulté politique qui prolonge l’incertitude juridique attachée à l’expédition des affaires courantes.
La situation spécifique d’un Premier ministre de plein exercice à la tête d’un gouvernement démissionnaire mérite donc d’être analysée. Quels sont les pouvoirs entre les mains de ce primus inter pares de la Cinquième République lorsqu’il est privé d’un gouvernement de plein exercice ? La question n’est pas inédite, mais elle est suffisamment originale pour faire l’objet du présent billet. En effet, si le gouvernement démissionnaire voit son action limitée, dans la période actuelle, à l’expédition des affaires courantes, entrainant la mise en suspend de l’activité politique de l’État en général (I), cela ne semble pas de nature à empêcher le Premier ministre nouvellement nommé d’exercer la plénitude de ses prérogatives et d’entamer la réalisation de son programme (II).
I. La limitation de l’activité politique de l’État
Le Gouvernement ayant perdu la confiance de l’Assemblée nationale est contraint à l’expédition des affaires courantes (A), ce qui a pour effet de ralentir également l’activité parlementaire (B).
1. Un gouvernement d’affaires courantes
Le Gouvernement ayant perdu la confiance du Parlement se retrouve démissionnaire et réduit à l’expédition des affaires courantes. Le Conseil d’État avait en effet dégagé ce « principe traditionnel du droit public » dans un arrêt Syndicat régional des quotidiens d’Algérie le 4 avril 1952. Il s’agit d’un principe selon lequel « le gouvernement démissionnaire garde compétence, jusqu’à ce que le Président de la République ait pourvu par une décision officielle à son remplacement, pour procéder à l’expédition des affaires courantes ». Cette solution se fondait alors sur le fait que le régime prévu par la loi du 2 novembre 1945 étant un régime d’Assemblée « dans lequel le Gouvernement ne puisait ses pouvoirs que dans la seule confiance de l’Assemblée »[6], il était logique que le Gouvernement dépourvu de cette confiance soit limité dans l’exercice de ses pouvoirs. Un tel principe a été réitéré au début de la Cinquième République par le Conseil d’État dans son arrêt Brocas du 19 octobre 1962, par lequel il applique ce « principe traditionnel du droit public français » au régime de 1958. Ainsi les Gouvernements démissionnaires sous la Cinquième République voient leur champ de compétence limité à l’expédition des affaires courantes.
Celui-ci avait été défini par le commissaire du gouvernement Delvolvé dans l’affaire des quotidiens d’Algérie. Il affirmait qu’il s’agissait d’une « zone limitée de compétence exceptionnelle d’un gouvernement dont le pouvoir ne repose plus sur aucun autre fondement que sur les nécessités de l’État »[7]. Il dégageait trois grands axes dans l’activité du gouvernement dont seulement deux entrent dans la catégorie des affaires courantes. Le premier axe est celui des « affaires courantes par nature », « celles qui relèvent de l’activité quotidienne et continue de l’administration »[8]. Il s’agit simplement de s’assurer de la continuité de l’action administrative de l’État, de la permanence des services publics. La deuxième catégorie qui entre également dans les affaires courantes selon le commissaire du gouvernement « est celle des affaires qui, ne rentrant pas dans la précédente, présentent néanmoins un caractère d’urgence ». Ce sont les affaires à propos desquelles le gouvernement démissionnaire devrait s’abstenir mais dont l’urgence suppose une intervention de sa part. Dans une note du 2 juillet 2024, le Secrétariat général du gouvernement précisait qu’il pouvait notamment s’agir de mesures financières urgentes ou encore d’un décret instaurant l’état d’urgence[9]. Enfin, la troisième catégorie d’activités gouvernementales, exclues des affaires courantes, rassemble les actes « qui réalisent une modification durable d’un organisme ou d’un service public ou d’un statut juridique [etc.] ». Il s’agit en somme de la mise en place d’un quelconque programme politique.
Si l’on a donc pu à juste titre s’interroger sur le caractère d’affaires courantes de l’organisation d’un référendum en 1962 – tendant à modifier la Constitution qui plus est – on peut également s’interroger sur la qualification de certaines actions que continue de mener le gouvernement démissionnaire actuel. C’est le cas notamment de la convocation de l’ambassadeur de Russie, annoncée par Jean-Noël Barrot après la découverte de la présence de drones russes survolant la Pologne, ou de la publication d’un décret révisant les « avantages à vie » des anciens Premiers ministres.
En outre, il convient d’avoir à l’esprit que, traditionnellement, c’est l’ensemble de l’activité politique de l’État qui est suspendue dans l’attente de la nomination d’un nouveau gouvernement, c’est-à-dire aussi celle du Parlement.
2. Le ralentissement de l’activité parlementaire
Si le gouvernement d’affaires courantes voit ses activités limitées lorsqu’il est démissionnaire, la réduction de son champ d’action engage, en même temps, une limitation traditionnelle de l’activité législative. L’action du Parlement étant largement soumise à la direction gouvernementale du travail des assemblées, il est de coutume d’éviter de le solliciter en période d’expédition des affaires courantes.
La note du Secrétariat général de gouvernement précédemment mentionnée cite deux exceptions principales à cette absence de sollicitation du Parlement, tout en admettant d’autres cas dans lesquels le travail législatif est possible en raison du fait qu’il ne suppose pas de véritable intervention politique du gouvernement. La première exception concerne les mesures financières d’urgence. Il est considéré que « c’est la nécessité de prendre des mesures financières urgentes, et singulièrement de doter la France d’un budget qui, sous les Républiques précédentes, a le plus fréquemment justifié […] le recours à des initiatives législatives de la part des gouvernements démissionnaires »[10]. On pourrait imaginer que la Constitution de la Cinquième République offre des possibilités suffisantes au gouvernement pour prendre des mesures budgétaires d’urgence sans passer par le Parlement, mais ce serait oublier qu’elles sont globalement conditionnées au dépôt d’un projet de loi de finance sur le bureau de l’Assemblée nationale[11]. Ce dernier élément justifie donc la première exception à l’absence de sollicitation du Parlement par le Gouvernement en période d’expédition des affaires courantes.
La deuxième exception concerne la nécessité, en cas de crise, de prolonger au-delà de douze jours une déclaration d’état d’urgence. La loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence prévoit en effet que l’autorisation de prolongation doive être adoptée par le Parlement, ce qui justifie le cas échéant de le solliciter.
Si l’on transposait aux normes législatives les deux catégories d’actes réglementaires entrant dans les affaires courantes, ces deux premières exceptions relèveraient de ce que le commissaire du gouvernement Delvolvé considérait comme des affaires présentant un caractère d’urgence. Demeurant dans cette typologie, d’autres exceptions relèvent de ce qu’il appelait des « affaires courantes par nature », c’est-à-dire celles qui « relèvent de l’activité quotidienne et continue de l’administration »[12], ou plutôt, en l’occurrence, du législateur. Ces autres exceptions, moins « sensibles » selon la note, concernent notamment les échéances juridiques à honorer concernant les risques de caducité des ordonnances, les échéances liées à une décision du Conseil constitutionnel ayant laissé au législateur un certain délai pour réparer une inconstitutionnalité, les délais de transposition d’une directive de l’Union européenne ou encore le dépôt des projets de loi de finance ou de financement de la sécurité sociale.
Outre ces exceptions, c’est bien a priori l’ensemble de l’activité politique de l’État qui est mise en attente de la nomination d’un gouvernement qui bénéficie de la confiance de l’Assemblée nationale, autrement dit d’un gouvernement légitime, collectivement responsable, qui ne soit pas simplement en charge d’expédier les affaires courantes.
II. Une mise à l’épreuve de la collégialité du gouvernement
Si la collégialité du gouvernement empêche la mise en jeu de sa responsabilité collective (A), elle ne semble pas entraver l’action individuelle du Premier ministre qui, lui, paraît en mesure d’exercer la plénitude de ses « pouvoirs » (B).
1. Une responsabilité collective du Gouvernement
La nomination d’un nouveau Premier ministre ne remet pas en cause la mise en échec du gouvernement par l’Assemblée nationale le 8 septembre 2025. Selon la note du Secrétariat général du gouvernement de juillet 2024, c’est « la nomination d’un nouveau gouvernement, et non d’un nouveau Premier ministre, qui met fin à l’expédition des affaires courantes »[13]. Ce nouveau gouvernement s’entend des ministres pleins, sans avoir à attendre la nomination de ministres délégués ou secrétaires d’État. La conséquence de cela est double : l’expédition des affaires courantes peut se faire, sans distinction de régime, sous la direction du Premier ministre démissionnaire ou bien sous celle d’un Premier ministre nouvellement nommé, et les ministres démissionnaires restent compétents pour expédier les affaires courantes jusqu’à la nomination d’un nouveau gouvernement – sans prise en compte de la nomination d’un Premier ministre.
Ces règles résultent directement du principe de responsabilité collective du gouvernement, organe collégial dont la responsabilité des membres ne peut être mise en jeu individuellement. De la sorte, un gouvernement démissionnaire demeure tel même si l’un de ses membres, fût-il le premier, ne relève plus de cette qualification. La logique est la suivante : puisque la responsabilité d’un ministre ne peut pas être engagée individuellement, et que le Premier ministre est un ministre comme les autres (le fameux primus inter pares, « premier parmi ses égaux », locution attribuée au général de Gaulle par Alain Peyrefitte), alors la responsabilité du Premier ministre nouvellement nommé ne peut être engagée tant qu’il est à la tête d’un gouvernement démissionnaire. Sa responsabilité ne pouvant être engagée par l’Assemblée nationale, il est irresponsable. Or, un Premier ministre irresponsable ne peut être en mesure de gouverner. L’Assemblée nationale s’est d’ailleurs saisie du problème de l’absence de contrôle de l’activité gouvernementale en période d’expédition des affaires courantes. Une proposition de loi a été déposée et adoptée le 13 février 2025 visant à renforcer le contrôle du Parlement en période d’affaires courantes (n° 960). Elle prévoit que « les présidents des assemblées parlementaires, les présidents des commissions permanentes et les présidents des groupes parlementaires ont chacun intérêt pour agir en cette seule qualité, par la voie du recours pour excès de pouvoir » contre les actes d’un gouvernement d’affaires courantes. La loi est actuellement en attente de discussion au Sénat, mais pourrait, si elle venait à être adoptée, permettre de pallier l’absence de contrôle parlementaire sur les actes des gouvernements démissionnaires[14].
La collégialité du gouvernement, en l’absence d’adoption d’une telle proposition, dépouille l’Assemblée nationale de sa fonction de contrôle, même si un nouveau Premier ministre est nommé. La période d’expédition des affaires courantes se poursuit ainsi malgré la nomination d’un Premier ministre qui, quant à lui, apparaît de plein exercice.
2. Un premier ministre de plein exercice
S’il est démissionnaire en tant que ministre des Armées, Sébastien Lecornu semble déjà gouverner en tant que Premier ministre de plein exercice. Cela interroge quant au périmètre d’action qui lui est alloué dans la situation actuelle. On peut notamment s’interroger sur ses premières actions, notamment celle supprimant les « avantages à vie » des anciens Premiers ministres. Sur ce point, la forme prise par les engagements du Premier ministre est assez originale. S’étant d’abord limité à envoyer une simple instruction en ce sens au Secrétariat général du gouvernement, il a, conjointement avec le chef de l’État, fini par adopter le décret de modification du régime des anciens Premiers ministres.
Si le Premier ministre dispose de la plénitude de ses pouvoirs en tant qu’il n’est pas démissionnaire, il doit toutefois être retenu que ces pouvoirs sont en pratique très difficiles à exercer. Le Premier ministre exerce, en vertu de l’article 21 de la Constitution, le pouvoir réglementaire soumis le cas échéant, précise l’article 22 de la Constitution, au contreseing des ministres chargés de l’exécution de ses actes. Ce contreseing, contrairement à celui prévu à l’article 19 de la Constitution, ne constitue pas un transfert de responsabilité. Les contresignataires des actes du Premier ministre sont les ministres « chargés de leur exécution » et non ceux « responsables », comme le prévoit l’article 19 pour le Président de la République. Il n’y a donc pas, dans le cas des actes du Premier ministre, de transfert de responsabilité. Un tel transfert aurait immédiatement amené à contrôler le respect, par l’acte en question, du domaine des affaires courantes auquel auraient été limitées les actions du ministre contresignataire démissionnaire. Toutefois, et bien qu’il ne s’agisse pas d’un transfert de responsabilité, la seule présence de la signature d’un ministre démissionnaire sur les actes d’un Premier ministre de plein exercice engage la réduction de son champ d’action aux mêmes affaires courantes. La plénitude de droit des pouvoirs du Premier ministre est donc limitée dans son effectivité pratique, puisqu’elle ne concerne que les actes règlementaires ne supposant aucune mise en œuvre par un quelconque ministre – comme c’est le cas du décret de nomination des membres du gouvernement.
Un seul moyen existe pour qu’il soit permis au Premier ministre d’adopter des actes échappant à la qualification d’affaires courantes. Il peut en effet adopter un acte soustrait à la formalité du contreseing, puisqu’il exerce le pouvoir réglementaire et de nomination. Cela va toutefois plutôt à l’encontre de la tendance visant, pour protéger l’acte, à le faire contresigner par le maximum de ministres afin d’en éviter la contestation au moment de son application. Ainsi le décret du 16 septembre 2025 relatif à la situation des anciens Premiers ministres a été publié avec comme seules signatures celles du Premier ministre et du chef de l’État. S’il précise en son article 3 que « le Premier ministre est responsable de [son] application », l’absence de contreseing rend le décret vulnérable. Le ministre des Comptes publics était chargé de l’application du décret initial de 2019 que celui du 16 septembre 2025 vient modifier, puisque sa signature figurait aux côtés de celles du chef de l’État et du Premier ministre. Il est donc difficile d’imaginer que la modification du décret n’entraîne pas son application par le même ministre. Dans ces conditions, l’absence de sa signature sur le décret adopté par le nouveau Premier ministre a donc de très fortes chances de l’entacher d’illégalité.
En effet, selon une jurisprudence constante du Conseil d’État depuis son arrêt Sicard du 27 avril 1962, sont considérés comme ministres chargés de l’exécution des actes réglementaires « ceux qui ont compétence pour signer ou contresigner les mesures réglementaires ou individuelles que comporte nécessairement l’exécution du décret ». Le contreseing de tels ministres est alors exigé au titre de l’article 22 de la Constitution, et il semble peu probable que le juge administratif considère comme légal un acte réglementaire modifiant le statut des anciens Premiers ministres dépourvu du contreseing du ministre des Comptes publics. Il n’y a toutefois que de faibles probabilités pour que cet acte se retrouve effectivement contesté devant le Conseil d’État (rares sont les personnes disposant d’un intérêt à agir et la mesure fait globalement consensus). Un tel exemple représente néanmoins une justification de ce qu’un intérêt à agir de certains membres des assemblées pourrait être une solution à l’absence de contrôle parlementaire sur les actes d’expédition des affaires courantes.
La responsabilité collective du gouvernement sous la Cinquième République, qui semblait en théorie empêcher l’exercice de son pouvoir réglementaire par le Premier ministre à la tête d’un gouvernement démissionnaire, apparaît alors affaiblie par une telle pratique. Il semble en effet, au regard des éléments présentés, que la contrainte constitutionnelle résultant notamment de l’article 22 de la Constitution ainsi que de la jurisprudence du Conseil d’État ne soit pas de nature à l’empêcher d’entamer la réalisation de son programme politique – au risque toutefois, s’il venait à poursuivre dans cette voie, de prendre des actes dont la vulnérabilité contentieuse créerait une insécurité juridique délétère.
[1] A propos du Premier ministre, mais l’argument es transposable, Moussa (N.), « Après la chute de François Bayrou, quelles sont les prochaines étapes pour retrouver un gouvernement ? Renversé par l’Assemblée, le gouvernement Bayrou laisse Emmanuel Macron seul garant de la continuité de l’État », Le Monde, 8/09/2025 (https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2025/09/08/en-cas-de-depart-de-francois-bayrou-quelles-sont-les-prochaines-etapes-pour-retrouver-un-gouvernement_6639992_4355770.html).
[2] « Sébastien Lecornu à Matignon : LFI menace déjà d’une censure, le RN et le PS attendent de voir » (https://lcp.fr/actualites/sebastien-lecornu-a-matignon-lfi-menace-deja-d-une-censure-le-rn-et-le-ps-attendent-de).
[3] Lesueur (C.), « Marine Le Pen pose ses conditions à une non-censure d’un prochain gouvernement », Le Monde, 07/09/2025 (https://www.lemonde.fr/politique/article/2025/09/07/marine-le-pen-pose-ses-conditions-a-une-non-censure-d-un-prochain-gouvernement_6639593_823448.html).
[4] Moussa (N.), art. cit.
[5] Cassini (S.), « L’impossible équation d’Olivier Faure, entre participation au gouvernement et union de la gauche », Le Monde, 08/09/2025 (https://www.lemonde.fr/politique/article/2025/09/08/participation-au-gouvernement-union-de-la-gauche-l-impossible-equation-d-olivier-faure_6639954_823448.html).
[6] Bernard (M.), concl. ss. C.E., 19 octobre 1962, Brocas, R.D.P., 1962, p. 1188.
[7] Delvolve (J.H.), concl. ss. C.E., 4 avril 1952, Syndicat régional des quotidiens d’Algérie, S., 1952-3, p. 52.
[8] Ibidem.
[9] Note du Secrétariat général du Gouvernement, « L’expédition des affaires courantes », 2 juillet 2024 (https://medias.amf.asso.fr/upload/files/ExpeditionAffariesCourantes-SGG.pdf).
[10] Note du Secrétariat général du Gouvernement, « L’expédition des affaires courantes », 2 juillet 2024 (https://medias.amf.asso.fr/upload/files/ExpeditionAffariesCourantes-SGG.pdf), p. 6.
[11] Art. 39 et s. de la LOLF (Loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances).
[12] Delvolve (J.H.), concl. ss. C.E., 4 avril 1952, Syndicat régional des quotidiens d’Algérie, S., 1952-3, p. 52.
[13] Note du Secrétariat général du Gouvernement, « L’expédition des affaires courantes », 2 juillet 2024 (https://medias.amf.asso.fr/upload/files/ExpeditionAffariesCourantes-SGG.pdf).
[14] Carpentier (A.), « Le parlement en veilleur d’ombres. Brèves remarques sur le renforcement du contrôle parlementaire en période d’expédition des affaires courantes », JP Blog, 13 mai 2025 (https://blog.juspoliticum.com/2025/05/13/le-parlement-en-veilleur-dombres-breves-remarques-sur-le-renforcement-du-controle-parlementaire-en-periode-dexpedition-des-affaires-courantes-par-antoine-carpentier/).
Crédit photo: Gautier Gadriot / CC BY-SA 4.0