Mi’kmaq face aux micmacs du Palais Bourbon : courte fable autour de l’article 10 du Règlement de l’Assemblée nationale à destination de ceux qui se demandent si le droit parlementaire est du droit

Par Benjamin Fargeaud

<b> Mi’kmaq face aux micmacs du Palais Bourbon : courte fable autour de l’article 10 du Règlement de l’Assemblée nationale à destination de ceux qui se demandent si le droit parlementaire est du droit </b> </br> </br> Par Benjamin Fargeaud

L’article 10 du Règlement de l’Assemblée nationale impose-t-il ou non un bureau de l’Assemblée composé à la proportionnelle des groupes ? Le Rassemblement national peut-il être légalement exclu de la composition du bureau ? Si le volet politique de cette discussion a largement pris le dessus sur le volet juridique, est-ce à dire que ce point du règlement, ici en apparence dépourvu de tout interprète spécifique et de toute sanction, n’est pas du droit ? Voici quelques réflexions sur ce sujet, provenant d’un observateur heureusement neutre, indépendant et impartial : Mi’kmaq le Micmac face aux micmacs du Palais Bourbon.

 

Does the Rules of Procedure of the National Assembly require the Assembly’s bureau to be composed proportionally of the various groups ? Can the Rassemblement national be legally excluded from the composition of the bureau ? If the political aspect of this discussion has largely taken precedence over the legal aspect, does this mean that this rules, which appears to lack any specific interpretation or sanction, is not law ? Here are some thoughts on this subject from a fortunately neutral, independent, and impartial observer : Mi’kmaq the Micmac facing the micmacs of the Palais Bourbon.

 

Par Benjamin Fargeaud, Professeur de droit public à l’université de Lorraine (IRENEE)

 

 

 

Le renouvellement du bureau de l’Assemblée pour la session 2025-2026 a donné lieu à un affrontement qui est la troisième manche d’une épreuve qui a débuté en 2022, dans la foulée des précédentes élections législatives, pour se poursuivre en 2024. L’enjeu du conflit est, d’une part, pratique dans la mesure où le bureau joue un rôle capital pour la direction de la vie intérieure et des travaux de l’Assemblée. Le conflit est toutefois également hautement politique dans la mesure où il porte sur l’opportunité d’inclure le Rassemblement national au sein de cet organe clef. La question politique recoupe ici une question juridique délicate portant sur l’interprétation du règlement intérieur de l’Assemblée. D’un côté, il y a ceux – à commencer par la présidente de l’Assemblée nationale – qui semblent formels : les dispositions du règlement relatives à la constitution du bureau imposent, pour des motifs bien compris de gestion pluraliste et apaisée de l’institution, la présence de tous les groupes parlementaires au bureau. De l’autre côté, il y a les parlementaires des différentes formules d’union de la gauche, lesquels rejettent avec constance l’intégration au bureau des députés du Rassemblement national. Cette dernière leur apparaît en effet inopportune en ces temps de front républicain et juridiquement non obligatoire, puisque l’article 10 du règlement de l’Assemblée nationale (ci-après RAN) prévoit, en cas de désaccord durable, un vote de l’Assemblée. Or, personne ne peut les obliger à voter en leur âme et conscience pour un représentant du RN, ne serait-ce que parce qu’ils sont libres de leur mandat, lequel ne saurait en aucun cas être impératif (en vertu de l’article 27 de la Constitution). Le désaccord sur la portée des dispositions du RAN s’accompagne d’accusations politiques plus ou moins infâmantes, puisque les députés de gauche dénoncent l’« accord politique » librement consenti entre le « socle commun » et le RN au sujet de la composition du bureau. Certains sont allés jusqu’à réclamer la démission de la présidente de l’Assemblée tandis que, de leurs côtés, les députés incriminés affirment qu’ils ne font qu’œuvrer pour la bonne application du RAN.

 

Plutôt qu’un Persan ou un Huron, imaginons qu’un Micmac[1] nommé Mi’kmaq débarque au milieu de ce micmac et – faisant stoïquement abstraction du reste de l’actualité constitutionnelle – se concentre sur cet unique problème : comment l’article 10 du RAN peut-il générer autant d’affirmations contradictoires ? Le droit parlementaire est-il à ce point souple que l’on puisse en conclure tout et son contraire, sans recours possible à un tiers indépendant et extérieur ? En ce cas, le droit parlementaire est-il seulement du droit ?

 

1/ Mi’kmaq – nous l’appellerons désormais simplement ainsi, car ce nom est prédestiné –, qui n’ignore pas l’existence de la méthode exégétique, commence par s’en remettre à la lettre même de l’article 10 RAN. Après tout, nemo censetur ignorare legem et il est possible que le texte tranche la question. Cette lecture lui paraît a priori éclairante, dans la mesure où l’alinéa 2 dispose que « l’élection des vice‑présidents, des questeurs et des secrétaires a lieu en s’efforçant de reproduire au sein du Bureau la configuration politique de l’Assemblée et de respecter la parité entre les femmes et les hommes ». Toutefois, la mise en œuvre de ce texte ne peut se faire de manière automatique : c’est aux présidents de groupe, réunis par la présidente de l’Assemblée, qu’il incombe de « d’établir la répartition entre les groupes de l’ensemble des fonctions du Bureau et la liste de leurs candidats à ces fonctions » (art. 10 al. 3). À cette fin, le règlement prévoit un complexe calcul par points qui n’a d’autre objectif que de tenter de formaliser cette représentation proportionnelle. Si aucun accord n’est trouvé entre les présidents de groupe, une deuxième phase s’ouvre : les candidats aux différentes fonctions du bureau présentent leur candidature et l’Assemblée désigne les vainqueurs au scrutin plurinominal majoritaire – ce qui fut fait en 2022, comme en 2024 et en octobre 2025.

 

Cette lecture laisse un peu notre visiteur sur sa faim : le RAN semble prévoir une règle de répartition proportionnelle, tout en la formulant de manière relative (« en s’efforçant ») et en ouvrant la porte à l’échec de ces négociations, puisque la seconde phase passe par une élection au scrutin plurinominal majoritaire où la représentation proportionnelle ne peut en aucun cas être garantie. D’un autre côté, Mi’kmaq soupçonne que, s’il demande aux députés de l’union de la gauche si la parité est un objectif obligatoire à atteindre, ces derniers répondront que oui. Tout cela ne paraît pas bien net.

 

2/ Mi’kmaq décide de se mettre en quête d’un professeur de droit pour lui expliquer la situation. En sortant du Palais Bourbon pour prendre la rue de l’université, il tombe sur un journaliste parlementaire qui lui tient à peu près ce langage : « votre recherche est vaine, le règlement n’est pour les parlementaires qu’un outil politique au service du rapport de force du moment ; il n’y a là aucune obligation juridique à comprendre ou saisir, mais de simples jeux de pouvoirs politiques ; en l’espèce, l’interprétation du règlement fournie par le socle commun leur permet opportunément de récupérer une majorité au sein du bureau au détriment de la gauche, sans même parler de la nouvelle répartition des présidences des commissions permanentes. Quant à la gauche, l’exclusion du RN répond pour elle à un impératif politique tout en lui ayant permis, au tour précédent, d’être surreprésentée au sein du bureau précédent par rapport à ses forces numériques ». Mi’kmaq ne savait pas les journalistes parlementaires si réalistes sur le plan de la théorie du droit : l’application de la règle est fonction de l’interprétation de ceux momentanément en position de force, selon leur intérêt du moment, et il n’y aurait pas grand-chose de plus à chercher du côté du droit. L’explication est courte mais crédible, et notre ami observateur se dit qu’il vient peut-être d’économiser un passage chez le réaliste qu’il avait prévu de consulter.

 

3/ Mi’kmaq, suivant la rue de l’université jusqu’à la rue Saint-Jacques, finit par trouver un positiviste disposé à répondre à sa question : l’article 10 RAN impose-t-il quoi que ce soit au sujet d’une éventuelle représentation proportionnelle des groupes au sein du bureau de l’Assemblée nationale ? Le positiviste prend un temps de réflexion avant de répondre à notre ami qu’il a – a minima – deux propositions de réponses pouvant rendre compte de la situation.

 

La première repose sur le caractère très ouvert des termes mobilisés par l’article 10 : « s’efforcer » ne semble pas imposer une obligation de résultat, d’autant qu’aucune sanction n’est prévue pour garantir la mise en œuvre de cette supposée règle. Une première réponse possible est donc qu’il n’y a pas là de règle juridiquement obligatoire, mais une simple déclaration d’intention qui, selon les circonstances, se réalise ou non.

 

La seconde réponse est un peu plus complexe. Admettons, dit le positiviste, qu’il y ait une règle selon laquelle la composition du bureau doit représenter proportionnellement la composition de l’Assemblée. Les garants de cette règle sont, en premier lieu, la réunion des présidents de groupe chargés de composer le bureau puis, en second lieu, l’Assemblée elle-même en cas de vote. En 2024, il apparaît clairement que les garants de cette règle l’ont interprétée et mise en œuvre comme comportant une exception excluant les représentants du RN. Ce faisant, ils ont ajouté – de manière prétorienne dirait-on en jurisprudence, ou via un précédent comme l’on dirait plus volontiers en droit parlementaire – une exception qui est venue compléter le texte initial. Ce précédent était toutefois fragile, puisqu’il a été renversé lorsque la procédure a été de nouveau mise en œuvre en octobre.

 

Mi’kmaq ressort de cet entretien tout à la fois très éclairé, mais également un peu frustré. Il se dit que ce positiviste est assurément fort dans l’art de prédire et d’expliquer les faits déjà advenus. D’un autre côté, il lui faut bien concéder que c’est logique pour quelqu’un qui s’en tient aux faits positifs.

 

4/ Notre ami poursuit sa route en entrant dans le bâtiment historique de la Faculté de droit et rencontre un normativiste lequel lui propose, à nouveau, deux séries de réponses. La première est sensiblement la même que la première hypothèse de son interlocuteur précédent : il est toujours possible que cet article 10 soit vide de toute norme impérative, auquel cas il n’y a ni problème ni question du point de vue du droit. A contrario, et c’est la deuxième série de réponses, les choses sérieuses commencent si l’on estime qu’il y a bel et bien une norme (donc impérative) contenue à l’alinéa 2 de l’article 10. Alors il ne faut pas hésiter à dire que le règlement a été violé en 2024 par ceux (les présidents de groupe d’abord, l’Assemblée ensuite) qui sont chargés de le mettre en œuvre. Si Mi’kmaq est séduit par la logique de la démonstration, il s’imagine néanmoins mal aller tenir ce discours dans les travées du Palais Bourbon.

 

5/ Poursuivant son chemin, Mi’kmaq finit par trouver en salle des professeurs deux savants qui lui affirment que la vérité est à chercher du côté des méthodes historiques et comparées, lesquelles lui permettraient de tirer au clair la portée réelle de l’alinéa en question du RAN. Notre ami gaspésien s’installe confortablement pour écouter l’historien lui expliquer – un peu longuement – les multiples précédents ayant agité la désignation du bureau de la Chambre basse de 1945 à 2025. Il en retient principalement que, sur le long terme, la règle de la répartition du bureau à la proportionnelle a été suivie, mais qu’il existe au moins une exclusion politiquement motivée – en l’espèce celles des députés poujadistes en 1956. Quant au comparatiste, il convoque l’exemple allemand, où une règle comparable applicable au sein du Bundestag aurait été écartée pour fermer les portes du bureau au parti d’extrême-droite Alternative für Deutschland. Mi’kmaq sort de cet entretien fort instruit mais également fort irrésolu : il ressort de tout ceci que la règle de la composition du bureau à la proportionnelle en est bel et bien une – qui avait même valeur constitutionnelle dans la Constitution de 1946 – mais qu’elle est périodiquement non appliquée pour tenir à l’écart certaines forces politiques jugées plus dangereuses que les autres. En droit parlementaire, on pourrait bien appeler cela pudiquement des « précédents » témoignant du fait que la règle initiale connaît certaines exceptions – ce qui n’est pas non plus follement original en droit.

 

6/ Fatigué de toutes ces discussions, Mi’kmaq fait comme s’il n’avait pas reconnu le grand professeur réaliste croisé dans les escaliers. La détermination du droit est le fait de ceux qui l’interprètent en dernier recours et de ceux qui l’appliquent en fonction du rapport de force et selon les contraintes du moment, certes, mais le journaliste parlementaire lui a déjà tenu ce discours.

 

7/ En traversant la cour pavée, il ne parvient pas à échapper à un tenant du droit politique qui ne souhaite pas laisser passer une occasion de discourir sur le droit parlementaire – alors même qu’il n’y a, en l’espèce, aucun juge à critiquer. Mi’kmaq entend ainsi que le droit constitutionnel, droit parlementaire compris, se trouve au carrefour du droit et de la politique et ne saurait se résumer à l’exégèse des règles écrites. Il y a évidemment des sources juridiques textuelles, dont on ne fera pas abstraction, mais dont la concrétisation au cours du temps passe par leur confrontation avec de nombreux autres facteurs, tels que la représentation que se font du droit les acteurs politiques, leur politique en matière institutionnelle, les éventuelles conventions passées entre eux pour l’application du texte constitutionnel, ou encore l’intervention de l’irréductible part de « pouvoir discrétionnaire dont sont investis les organes constitutionnels responsables du gouvernement du pays »[2]. Ébloui par cette présentation, Mi’kmaq laisse ses pas le mener jusqu’au Panthéon. Ce n’est qu’à ce moment qu’il se rend compte que son interlocuteur n’a pas répondu à ce qui était pourtant sa seule et unique question : comment interpréter l’article 10 RAN.

 

8/ Après quelques instants de réflexion, Mi’kmaq pense être arrivé à une solution raisonnable. Il se dirige alors vers le sud-ouest parisien, car il a suffisamment suivi l’actualité pour comprendre que c’est désormais via les plateaux de télévision ou de radio qu’il faut dispenser sa dogmatique constitutionnelle. Il voudrait témoigner du fait que, selon toute vraisemblance, il y a plusieurs lectures possibles de l’article 10 RAN et que la plupart d’entre elles peuvent être légitimement soutenues pour peu que l’on se donne la peine d’étayer sa position avec des arguments fondés en droit. Ensuite, il revient aux présidents de groupe, puis à la majorité de l’Assemblée, de trancher. Cela ne signifie nullement que l’alinéa 2 de l’article 10 RAN n’est pas du droit : ici comme ailleurs, il s’agit bel et bien d’un dispositif de médiation venant réguler les comportements, en l’occurrence dans la perspective de la désignation du bureau. Or, comme la plupart des dispositions juridiques, celle-ci ouvre un débat nécessaire quant à sa concrétisation. Il y a là un passage obligé, lequel ne peut toutefois donner un résultat heureux que si la discussion est menée de manière ouverte et de bonne foi – par exemple, sans accuser les uns de faire la courte échelle au fascisme ou les autres de n’avoir aucune considération pour le règlement.

 

Arrivé à destination, Mi’kmaq renonce toutefois en apercevant la longue file des constitutionnalistes, politistes et autres politologues attendant déjà pour livrer leur expertise. Notre ami n’a pas autant de temps devant lui. Il décide plutôt de finir sa journée en flânant sur les quais : c’est dans ce cadre intimiste et propice à l’introspection qu’il tombe nez à nez avec un président de la République suivi par son escorte de journalistes. Le président voudrait bien évoquer avec lui l’interprétation des articles 6, 8, ou encore 12 de la Constitution, mais c’est évidemment hors de question… Vivement le retour en Gaspésie.

 

 

 

[1] Les Micmacs, ou Mi’kmaq, sont un peuple autochtone de la côté nord-est d’Amérique, provenant principalement de Gaspésie (Québec, Canada).

[2] P. Avril, « Penser le droit politique (suite) », Jus Politicum, 2018

 

 

 

Crédit photo: NonOmnisMoriar / CC BY SA 3.0