Budget : que sont les ordonnances de l’article 47, alinéa 3 de la Constitution ?

Par Émilien Quinart

<b> Budget : que sont les ordonnances de l’article 47, alinéa 3 de la Constitution ?  </b> </br> </br> Par Émilien Quinart

L’impossibilité de tenir les délais d’examen du budget pourrait conduire cette année le Gouvernement à mettre en vigueur ce texte par ordonnance sur le fondement de l’article 47, alinéa 3 de la Constitution. Ce serait inédit dans l’histoire de la Ve République. À quelles conditions recourir à ce type d’ordonnances ? À quoi pourrait correspondre leur contenu ? À quel régime contentieux obéiraient-elles ? Retour sur cette déclinaison budgétaire du parlementarisme rationalisé à la française*.

The inability to review the Finance Bill in time could lead the government to bring it into force by Ordinance, based on Article 47, paragraph 3, of the Constitution. This would be unprecedented in the history of the Fifth Republic. Under what conditions could it be used? What might its content be? What litigation regime would it be subject to? A look back at this budgetary variation on French-style streamlined parliamentarianism.

 

Par Émilien Quinart, professeur de droit public à l’Université de Strasbourg, Institut de Recherche Carré de Malberg (UR 3399).

 

L’article 47, alinéa 3 de la Constitution remplacera-t-il cette année l’article 49, alinéa 3 comme procédure – décriée – d’adoption de la loi de finances ? La question n’est pas purement théorique ; en renonçant à faire usage de l’article 49, alinéa 3[1], le Premier ministre Sébastien Lecornu se prive d’une arme utile en la matière[2]. L’article 47, alinéa 3 de la Constitution dispose quant à lui que : « Si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de soixante-dix jours, les dispositions du projet [de loi de finances] peuvent être mises en vigueur par ordonnance. » En cette fin d’année 2025, le scénario pourrait donc être le suivant : sans recours à l’article 49, alinéa 3 et compte tenu de l’éclatement des forces à l’Assemblée nationale et au Sénat, l’impossibilité de tenir les délais d’examen des projets de loi de finances (PLF) et de financement de la sécurité sociale[3] (PLFSS) pour 2026 pourrait conduire le Gouvernement à mettre en vigueur ces deux textes par ordonnances. Ce serait inédit dans l’histoire de la Ve République.

À ce jour, en effet, l’article 47, alinéa 3 de la Constitution n’a jamais trouvé à s’appliquer : on ne dénombre aucune ordonnance budgétaire depuis 1958 – alors même que certains projets de loi de finances ou de loi de finances rectificative ont parfois été adoptés légèrement au-delà des délais constitutionnels[4]. Même l’année dernière, le Gouvernement de François Bayrou n’a pas jugé souhaitable d’y recourir alors que les conditions étaient pourtant parfaitement remplies après la censure du Gouvernement de Michel Barnier : à l’échéance du délai de 70 jours, en décembre 2024, c’est l’adoption d’une loi spéciale, assurant la continuité de la vie nationale, qui fut préférée avant que ne soit reprise, en janvier 2025, la discussion du projet de loi de finances pour 2025[5].

En vérité, recourir à ces ordonnances n’aurait rien d’anodin car il est de tradition républicaine que la matière budgétaire et la matière fiscale relèvent du domaine de la loi[6], comme le consacre aujourd’hui l’article 34 de la Constitution. À l’été 1958, le mécanisme de l’article 47, alinéa 3 n’a pourtant pas réveillé les vieilles « hantises républicaines » – ces pratiques monarchistes et impériales dans la détestation desquelles s’étaient unis les républicains depuis le XIXe siècle – et l’idée des ordonnances budgétaires fut étonnamment bien acceptée, tant par le Comité consultatif constitutionnel, présidé par Paul Reynaud, que par le Conseil d’État[7]. Il faut dire qu’un tel dispositif était dans l’air du temps depuis le réformisme constitutionnel des années 1930[8] et qu’il permettait de rompre avec la pratique, devenue quasi systématique, des reconductions mensuelles du budget précédent, sous forme de « douzièmes provisoires », en attendant l’adoption définitive d’un nouveau budget.

L’article 47, alinéa 3, de la Constitution est donc une déclinaison budgétaire de la mécanique constitutionnelle de 1958 censée permettre de gouverner sans majorité absolue à l’Assemblée nationale. Il offre des garanties de « continuité de l’activité financière de l’État »[9] en permettant que soient adoptées à temps – idéalement avant le début de l’exercice, ou en cours d’année selon les besoins – les autorisations de prélever les ressources, notamment fiscales, d’engager et de payer les dépenses de l’État. Il oblige aussi le Parlement – selon les mots de François Luchaire – à ne pas « se dérober à ses responsabilités en ne votant pas les impôts »[10], sauf à prendre le risque que le budget soit mis en vigueur par voie d’ordonnance. La carence du Parlement, au terme du délai de 70 jours, conduirait le Gouvernement à se substituer à lui dans l’édiction de la loi de finances[11]. Une carence comparable avait conduit le Conseil d’État, dans son arrêt Dehaene de 1950, à autoriser une telle substitution d’action pour réglementer le droit de grève. Clair dans sa philosophie, l’article 47, alinéa 3 de la Constitution soulève cependant trois séries de questions de difficulté variable : à quelles conditions recourir aux ordonnances budgétaires ? (1) À quoi pourrait correspondre leur contenu ? (2) À quel régime contentieux obéiraient-elles ? (3).

 

I- À quelles conditions y recourir ?

 

Ici, les choses sont relativement claires. Les ordonnances budgétaires de l’article 47, alinéa 3 n’imposent aucune espèce d’habilitation ou de ratification parlementaires. En ce sens, elles se distinguent radicalement des ordonnances de l’article 38 de la Constitution. Deux conditions cumulatives sont nécessaires, mais suffisantes, pour que les dispositions de la loi de finances puissent être mises en vigueur par ordonnances : une condition temporelle, l’échéance d’un délai de 70 jours après le dépôt du projet, et une condition matérielle, le fait que le Parlement ne s’est « pas prononcé ». Si ces deux conditions sont réunies, le Gouvernement peut recourir aux ordonnances, mais il ne le doit pas. Il s’agit donc d’une simple possibilité offerte au Gouvernement.

On ne peut comprendre la condition temporelle qu’à la lumière de la version initiale de la Constitution de 1958. À l’époque, l’échéance des 70 jours fixée par l’article 47 de la Constitution correspondait presque exactement à la durée de la session ordinaire d’automne. Il était donc indispensable que le Parlement se fût prononcé sur le budget à cette date, car il ne se réunirait plus avant le dernier mardi d’avril. Dans l’intervalle, sauf session extraordinaire, il fallait donc pouvoir gouverner par ordonnance, et notamment assurer la continuité de l’activité financière de l’État. Les 70 jours commencent à courir à la date du dépôt du projet de loi de finances (ou d’une lettre rectificative) sur le bureau de l’Assemblée nationale. Il s’agit cette année du mardi 14 octobre, le délai court donc en principe jusqu’au mardi 23 décembre.

Se pose alors une question délicate : que se passerait-il en cas de dissolution de l’Assemblée nationale avant l’échéance du délai ? L’article 47 alinéa 5 dispose que le délai est suspendu lorsque le Parlement n’est pas en session. L’hypothèse d’une dissolution d’ici au 23 décembre ne changerait rien à l’affaire car – aussi étonnant que cela puisse paraître – une dissolution n’interrompt pas le cours de la session ordinaire[12]. Toutefois, elle rendrait caducs les projets et propositions de loi en cours d’instance devant l’Assemblée nationale. En cas de dissolution donc, le recours aux ordonnances à l’échéance du délai de 70 jours ne serait possible qu’à condition que le projet de loi de finances soit, à cette date-là, en cours d’instance au Sénat[13].

L’article 47, alinéa 3 de la Constitution exige – c’est la condition matérielle – que le Parlement ne se soit « pas prononcé » dans les 70 jours. Les travaux d’écriture de la Constitution ne laissent planer aucun doute à cet égard. Ne pas « se prononcer » signifie n’avoir ni adopté définitivement, ni rejeté définitivement, le texte dans le délai constitutionnel de 70 jours. La question avait été expressément posée à Raymond Janot, le représentant du Gouvernement, devant le Comité consultatif constitutionnel le 31 juillet 1958 : « j’indique qu’il n’y a pas d’équivoque : cela veut bien dire que le Parlement ne s’est pas prononcé. Autrement dit, si le Parlement rejette le projet de budget, il est rejeté ; il n’est pas question de l’appliquer par ordonnance, mais ce qu’il ne faut pas c’est que l’affaire traîne indéfiniment et que l’on ne puisse pas gouverner. »[14] Il est exigé par l’article 47, alinéa 3 que le « Parlement » ne se soit pas prononcé : il faut donc que la navette parlementaire n’ait pas permis d’aboutir à l’adoption définitive, ou au rejet définitif, du projet de loi de finances – dans les conditions prévues par l’article 45 de la Constitution, le cas échéant en recourant à l’article 49, alinéa 3 de la Constitution devant l’Assemblée nationale (hypothèse semble-t-il exclue cette année) en lecture définitive. Tant que dure le désaccord entre les deux chambres, ou si l’une ou l’autre des chambres n’a pu émettre un vote d’ensemble, et jusqu’à ce qu’il soit le cas échéant demandé à l’Assemblée nationale de statuer définitivement, le Parlement ne s’est pas prononcé. En revanche, hypothèse d’école, si la première partie du projet de loi de finances était successivement rejetée par l’Assemblée nationale et par le Sénat en première lecture, ce rejet équivalant au rejet de l’ensemble du texte[15], alors le Parlement se serait prononcé – et le recours aux ordonnances rendu impossible. Afin d’éviter une « espèce d’obstruction, de paresse ou de retard »[16] de la part d’une des chambres, l’article 47 de la Constitution, et l’article 40 de la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF), prévoient des délais intermédiaires : l’Assemblée nationale doit se prononcer en première lecture dans un délai de 40 jours, le Sénat dans un délai de 15 ou 20 jours selon les cas. Ces délais intermédiaires ont été pensés pour qu’il reste du temps (avant l’échéance des 70 jours) de réunir une commission mixte paritaire, de permettre aux chambres de statuer en nouvelle lecture, et si besoin de demander à l’Assemblée nationale de statuer définitivement. Ils jouent donc plutôt en défaveur des ordonnances. En cas de dissolution, ces délais intermédiaires rendraient particulièrement incertain le recours aux ordonnances ; le projet de loi de finances qui se retrouverait, par le jeu des délais, en instance à l’Assemblée nationale, deviendrait caduc. Il n’y aurait donc plus de projet à mettre en vigueur au terme des 70 jours…

Les ordonnances de l’article 47, alinéa 3, doivent être délibérées en Conseil d’État (article L112-1 du CJA) et signée par le Président de la République (article 13 de la Constitution). Ce dernier pourrait-il refuser de signer ? Oui, vraisemblablement. Ces ordonnances, on l’a vu, ne sont pas l’expression d’une compétence liée. Si le Président refusait de signer, le Gouvernement n’aurait d’autre choix que de laisser se poursuivre la procédure budgétaire, déposer un nouveau projet de loi de finances, ou faire adopter une loi de finances spéciale sur le fondement de l’article 45 de la LOLF (ou en s’en inspirant pour « assurer la continuité de la vie nationale »)[17]. Un Gouvernement démissionnaire pourrait-il contresigner ces ordonnances ? Non, vraisemblablement. D’une part, des ministres démissionnaires ne sont sans doute pas « responsables » au sens de l’article 19 de la Constitution. D’autre part, une « ordonnance portant loi de finances pour 2026 », hormis les mesures techniques et les mesures d’urgence financière, ne semble pas entrer dans le champ des affaires courantes. Un budget – même mis en vigueur par ordonnance – sert à conduire, sinon à déterminer, la politique de la Nation, c’est un « programme politique » par excellence comme l’écrivait Gaston Jèze[18].

 

            II- À quoi pourrait correspondre leur contenu ?

 

Ici, la question est plus complexe. En 2024, dans une « note relative aux PLF et PLFSS pour 2025 », dévoilée par le média Contexte[19], le Secrétariat général du gouvernement (SGG) indiquait s’agissant du contenu d’une ordonnance de l’article 47, « qu’il doit impérativement s’agir du même texte que celui qui avait été soumis au Parlement » (p. 5). Et ajoutait « la lecture la plus sécurisante, sur le plan juridique, de la Constitution conduit (…) fermement à penser que c’est bien le projet initial du Gouvernement et lui seul qui peut être mis en œuvre par la voie d’une ordonnance, donc sans amendement » (p. 6). Cette incise explique pourquoi, en octobre 2025, c’est par la voie d’une « lettre rectificative » – assimilée à un projet de loi initial[20] – et non par amendement gouvernemental qu’est introduite, dans le PLFSS, la suspension de la réforme des retraites[21]. L’enjeu est de sécuriser une mise en œuvre de celle-ci, le cas échéant, par ordonnance sur le fondement de l’article 47-1, alinéa 3 de la Constitution.

            À notre sens, cette lecture du SGG n’est pas convaincante. D’abord, la note semble se contredire car elle indique – dans une note de bas de page censée justifier l’adverbe « fermement » – que « quand il est prévu de tenir compte des amendements déjà adoptés lors de la mise en œuvre de certaines procédures, c’est toujours sur mention expresse de la Constitution ou de la loi organique (ex : couperets, alinéa précédent de l’article 41 LOLF ou article 49-3) ». Or, l’article 49, alinéa 3 de la Constitution ne fait aucunement référence aux amendements – retenus, il est vrai, la plupart du temps lorsque le Gouvernement engage sa responsabilité sur un texte. Et l’article 41 de la LOLF n’a rien à faire dans cette histoire. C’est l’article 40 de la LOLF qui régit et complète la procédure prévue par l’article 47 de la Constitution. Or, précisément, cet article 40 de la LOLF – qui réitère presque au mot près l’article 47 de la Constitution – intègre la référence aux amendements. Il y est prévu, qu’à l’échéance des délais intermédiaires de 40, 20 ou 15 jours, le Gouvernement puisse saisir une assemblée « du texte modifié, le cas échéant, par les amendements votés par [l’autre assemblée] et acceptés par lui ». Cette référence aux amendements est expressément insérée dans la loi organique car « il a semblé que cela valait mieux que de transmettre le projet intégral qui avait été déposé, alors que les amendements ont été votés avec l’agrément du Gouvernement »[22]. Pourquoi en irait-il autrement à l’échéance du délai global de 70 jours ? Le Gouvernement lui-même peut avoir intérêt, pour éviter la censure ou satisfaire sa majorité, à intégrer des amendements parlementaires dans son « ordonnance portant loi de finances » ; c’est la logique même du régime parlementaire.

Une raison supplémentaire l’impose, c’est le principe de sincérité budgétaire. L’article 32 de la LOLF exige que les lois de finances « présentent de façon sincère l’ensemble des ressources et des charges de l’État. Leur sincérité s’apprécie compte tenu des informations disponibles et des prévisions qui peuvent raisonnablement en découler. » Le Conseil constitutionnel précise « qu’il incombe au législateur, lorsqu’il arrête ces prévisions, de prendre en compte l’ensemble des données dont il a connaissance et qui ont une incidence sur l’article d’équilibre. »[23] Il importe donc – pour la fiabilité des prévisions et le respect de cette exigence constitutionnelle – que l’ordonnance puisse mettre en vigueur un projet de loi de finances, non pas bâti au cours de l’été, mais amendé compte tenu des données macroéconomiques et de finances publiques les plus récentes, disponibles au milieu du mois de décembre.

Rien n’interdirait en revanche à l’ordonnance de contenir des mesures relevant du domaine facultatif des lois de finances, notamment fiscales. Mais se poserait alors la question des voies de recours contre ces mesures.

 

               III- À quel régime contentieux obéiraient-elles ?

 

Il s’agit ici de la question la plus complexe. Les rédacteurs de la Constitution de 1958 n’ont pas expressément pris parti sur le régime contentieux des ordonnances de l’article 47, alinéa 3. Aucun précédent n’a permis à la jurisprudence de trancher la question. Trois thèses sont susceptibles d’être soutenues.

Premièrement, la thèse de la valeur législative de ces ordonnances. Il est vrai qu’elles interviennent dans le domaine de la loi, qu’elles n’exigent aucune espèce d’habilitation, et qu’elles ne pourraient être modifiées que par des lois de finances (ou lois fiscales, s’agissant du domaine facultatif). À l’été 1958, le Comité consultatif constitutionnel, avait d’ailleurs amendé le projet d’article 47, alinéa 3 de la Constitution pour préciser que ces ordonnances auraient « force de loi »[24], à l’image de celles de l’article 92 – amendement accepté par le Gouvernement, mais non retenu dans la version définitive du texte constitutionnel approuvé par référendum. Il s’agit là d’un argument plutôt défavorable à la thèse de la valeur législative ; la Constitution distingue, bel et bien, les ordonnances « ayant force de loi », celles de l’article 92 relatives à la mise en place des institutions, et les autres. Quand bien même les ordonnances de l’article 47 de la Constitution auraient valeur législative, aucun recours direct ne serait certainement possible à leur encontre, ni devant le Conseil d’État[25], ni devant le Conseil constitutionnel, dont la compétence – selon la rhétorique classique – « est strictement délimitée par la Constitution »[26]… Raison pour laquelle le sénateur Étienne Dailly avait proposé, lors de la révision constitutionnelle de 1974, d’inclure les ordonnances de l’article 47, alinéa 3 dans le champ des actes susceptibles d’être déférés au Conseil constitutionnel dans le cadre du contrôle a priori[27]. Quoi qu’il en soit, sans avoir en elles-mêmes valeur législative, les ordonnances de l’article 47 seraient très vraisemblablement assimilées à des « dispositions législatives » au sens de l’article 61-1 de la Constitution en application de la jurisprudence Sofiane A. du Conseil constitutionnel[28]. Elles pourraient alors faire l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, s’il est soutenu qu’elles portent atteinte à des « droits ou libertés que la Constitution garantit » – ce qui n’est pas improbable en matière fiscale ou de libre administration des collectivités territoriales.

Deuxièmement, il pourrait être soutenu que les ordonnances de l’article 47, alinéa 3 de la Constitution suivent le régime des actes de gouvernement. Elles sont prises sur habilitation directe de la Constitution – c’est là un critère de reconnaissance des actes de gouvernement pour Raymond Carré de Malberg[29] – et l’on peut difficilement nier qu’elles interviennent dans les rapports du pouvoir exécutif avec le Parlement. La thèse est donc à prendre au sérieux[30]. Toutefois, il nous semble que ce n’est pas l’ordonnance elle-même qui revêtirait le caractère d’acte de gouvernement, mais la décision discrétionnaire du Gouvernement, et du Président de la République, d’y recourir ou non ; car alors, la question reviendrait à celle de savoir s’il faut laisser la procédure budgétaire suivre son cours ou non.

Troisièmement donc, les ordonnances de l’article 47, alinéa 3 pourraient obéir au régime des actes administratifs. À nos yeux, il s’agit de la thèse la plus pertinente. Ces ordonnances seraient alors susceptibles de recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État, à l’image des décrets de répartition, d’ouverture ou d’annulation de crédits[31]. Certes, il faut bien admettre que ces ordonnances apparaissent de prime abord affranchies de la subordination aux lois. Elles n’exécutent aucune loi, fût-ce d’habilitation ; elles n’ont pas même à respecter les lois en vigueur, puisque la Constitution les habilite à intervenir dans le domaine de la loi, et à y déroger le cas échéant, notamment en matière fiscale. En somme, ces ordonnances ne paraissent ni conditionnées, ni limitées, par les lois. Elles se distinguent donc radicalement des ordonnances de l’article 38 – qui exécutent leur loi d’habilitation[32] – et même des règlements autonomes – qui ne peuvent jamais déroger à la loi. Mais si l’on renonce à définir la fonction administrative par seule référence à la subordination aux lois, il devient possible de raisonner comme l’a fait le Conseil d’État dans son arrêt Heyriès du 28 juin 1918 ; à notre sens, si les ordonnances de l’article 47, alinéa 3 peuvent être qualifiées d’actes administratifs c’est parce qu’elles permettent de « veiller à ce qu’à toute époque les services publics institués par les lois et règlements soient en état de fonctionner ». Mission qui incombe, tant au Premier ministre, placé à la tête de l’Administration française et chargé de l’exécution des lois (article 20 de la Constitution), qu’au Président de la République qui assure la continuité de l’État (article 5).

Quoi qu’il en soit, la reconnaissance du caractère administratif des ordonnances de l’article 47, alinéa 3, ne résoudrait pas la question de la recevabilité et du bien-fondé des recours. Des contribuables auraient sans doute intérêt à agir contre les mesures fiscales contenues dans la première partie de « l’ordonnance portant loi de finances » (la partie « recettes »). Mais il est de jurisprudence constante – depuis l’arrêt Jaurou de 1924[33] – que les autorisations budgétaires contenues dans la deuxième partie (la partie « dépenses ») ne créent aucun droit au profit des administrés. Quant aux parlementaires, le Conseil d’État ne leur a jamais reconnu d’intérêt à agir contre les actes administratifs[34]. Quelles seraient alors les chances de succès d’un recours dirigé contre la deuxième partie de cette ordonnance ? Comment s’assurer que les principes du droit budgétaire ont été respectés alors qu’ils ne constituent pas – pour la plupart d’entre eux – des droits ou libertés que la Constitution garantit ?

Toutes ces questions resteront sans doute sans réponse. À en croire le Premier ministre[35], il est probable – et il serait heureux – que le Gouvernement ne recoure pas aux ordonnances de l’article 47, alinéa 3, tant le procédé est antiparlementaire. La période actuelle nous enseigne donc que la réglementation constitutionnelle imaginée en 1958 pour permettre de gouverner sans majorité à l’Assemblée nationale n’est certainement pas la solution à la crise de la démocratie parlementaire.

 

* Je remercie infiniment Olivier Beaud et Jules Lepoutre pour leur relecture de la première version de ce billet.

[1] « Sébastien Lecornu annonce qu’il renonce à l’article 49.3 sur le budget et tiendra sa déclaration de politique générale mardi », Le Monde, 3 octobre 2025.

[2] Dans 45 % des cas, l’article 49 alinéa 3 est utilisé sur des textes financiers.

[3] Car une disposition comparable existe à l’article 47-1, alinéa 3 de la Constitution – la seule différence concerne le délai, ramené à 50 jours.

[4] V. les quelques exemples qui datent tous des débuts de la Ve République, cités par Paul Amselek, Le budget de l’État sous la Ve République, Paris : LGDJ, 1967, p. 511. Ces délais ne s’appliquent pas aux projets de loi portant approbation des comptes de la Nation (v. Cons. const., décision n° 83-161 DC du 19 juillet 1983, Loi portant règlement définitif du budget de 1981).

[5] Sur cet épisode, v. Stéphanie Damarey, « Lois financières : péripéties et solutions », RFDA, n° 1, 2025, p. 147 s.

[6] CE, ass., 21 novembre 1958, Syndicat national des transporteurs aériens, Rec. 572.

[7] Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958 (DPS), volume II, Paris : La Documentation française, p. 488 s. ; volume III, p. 143 s. et p. 351 s.

[8] V. par exemple, le projet de loi constitutionnelle du Gouvernement de Gaston Doumergue de l’automne 1934.

[9] Pierre Lalumière, « Article 47 », in : François Luchaire et Gérard Conac, La Constitution de la République française, 2e éd., Paris : Economica, 1987, p. 916. Sur ce thème, v. Rémi Poirot, « La garantie constitutionnelle de continuité budgétaire », JCP G, n° 43-44, 28 octobre 2024, doctr. 1288.

[10] « Observations sur l’avant-projet du 29 juillet 1958 », DPS, vol. I, p. 533.

[11] Paul Amselek rattache ce pouvoir à une simple « substitution d’action », op. cit., p. 509.

[12] Pierre Avril, Jean Gicquel et Jean-Éric Gicquel, Droit parlementaire, 6e éd., Paris : LGDJ, 2021, p. 181.

[13] En cas de dissolution, le Sénat reste saisi des textes en instance sur son bureau. Il peut en poursuivre l’examen.

[14] Comité consultatif constitutionnel, séance du 31 juillet 1958, DPS, vol. II, p. 103.

[15] Article 119, alinéa 3, du règlement de l’Assemblée nationale.

[16] Propos de Raymond Janot devant la presse, 8 septembre 1958, DPS, vol. IV, p. 42.

[17] Conseil d’État, Commission permanente, 9 décembre 2024, Avis relatif à l’interprétation de l’article 45 de la LOLF, pris pour l’application du quatrième alinéa de l’article 47 de la Constitution, n° 409081.

[18] V. dans le même sens, Mathieu Carpentier, « Ce qu’aurait (peut-être) dit le Conseil constitutionnel de la loi spéciale », AJDA, n° 4, 3 février 2025, p. 171.

[19] « Les réponses du SGG aux zones d’ombre de la procédure budgétaire », Contexte, 5 décembre 2024.

[20] Pierre Avril, Jean Gicquel et Jean-Éric Gicquel, op. cit., p. 291-292.

[21] Pierre Januel, « Budget : la lettre rectificative, une de ces procédures pour faire adopter le budget, faute de compromis », Le Monde, 21 octobre 2025.

[22] Henry Puget (rapporteur) devant l’Assemblée générale du Conseil d’État, séance du 28 novembre 1958, « Projet d’ordonnance portant loi organique relative aux lois de finances », Archives constitutionnelles de la Ve République, vol. 2, Paris : La Documentation française, p. 594.

[23] Cons. const., décision n° 2021-833 DC du 28 décembre 2021, Loi de finances pour 2022.

[24] DPS, vol. II, p. 591 et p. 650.

[25] CE, Sect., 12 février 1960, Société Eky, Rec. 101.

[26] V. récemment, Cons. const., décision n° 2024-60 ELEC du 12 septembre 2024, Mme Marine Le Pen.

[27] Journal officiel des débats parlementaires, Sénat, séance du 16 octobre 1974, p. 1333 s.

[28] Cons. const., décision n° 2020-851/852 QPC du 3 juillet 2020, M. Sofiane A. et autre.

[29] Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, tome 1, Paris : Sirey, 1920, p. 525 s.

[30] Elle est défendue par Pierre Lalumière, art. cit., p. 919. Mais la note du SGG l’écarte d’un revers de main.

[31] V. récemment, CE, 29 janvier 2025, Université Jean Moulin Lyon-III et autres, n° 492073.

[32] Ce qu’avait bien perçu Carré de Malberg, La loi expression de la volonté générale, Paris : Sirey, 1931, p. 33.

[33] CE, 28 mars 1924, Jaurou, Rec. 356. V. Paul Amselek, « Sur le particularisme de la légalité budgétaire », Revue Administrative, 1970, p. 653-662.

[34] Par exemple, explicitement : CE, 26 avril 2013, René Dosière, n° 358456.

[35] « Budget 2026 : les débats s’éternisent, le gouvernement se défend de vouloir faire passer le budget par ordonnances », Le Monde, 30 octobre 2025.