Le tirage au sort pour le service militaire en Allemagne : une mesure conforme à la Loi fondamentale ?

Par Niklas Simon et Vanessa Ritter

<b> Le tirage au sort pour le service militaire en Allemagne : une mesure conforme à la Loi fondamentale ? </b> </br> </br> Par Niklas Simon et Vanessa Ritter

En Allemagne, la CDU/CSU a proposé d’instaurer un tirage au sort pour déterminer les personnes soumises au service militaire. Cette mesure soulève des interrogations quant à sa constitutionnalité, actuellement au cœur de débats juridiques et politiques.

 

In Germany, the CDU/CSU has proposed introducing a lottery system to determine who would be required to perform military service. The constitutionality of this proposal is subject to ongoing legal and political debate.

 

Par Niklas Simon, doctorant en cotutelle à l’Université Toulouse Capitole et à l’Université de Freiburg, et Vanessa Ritter, doctorante en cotutelle à l’Université Toulouse Capitole et à l’Université de Münster.

 

 

 

Le 14 octobre 2025, une conférence de presse était prévue pour présenter le nouveau service militaire en Allemagne. Quelques heures avant son lancement, la conférence a cependant été annulée, en raison de différends au sein de la coalition formée par les groupes politiques CDU/CSU (centre-droit) et SPD (centre-gauche). La question principale était la suivante : si l’on ne trouve pas assez de jeunes prêts à effectuer le service militaire volontairement, peut-on les désigner par tirage au sort ? La question a déclenché un vif débat politique et constitutionnel.

 

 

I. Le projet de loi et les débats politiques

Le service militaire obligatoire en Allemagne est suspendu depuis 2011. Aujourd’hui, l’armée allemande compte environ 180 000 soldats actifs, dont 10 000 effectuent un service militaire volontaire, d’une durée comprise entre sept et vingt-trois mois. Depuis l’attaque russe contre l’Ukraine et la Zeitenwende (« changement d’époque ») déclarée par l’ancien chancelier Olaf Scholz, la manière de recruter davantage de soldats est en discussion. Selon les estimations du gouvernement allemand, le nombre de services militaires effectués par an devrait atteindre 30 000 en 2029. Au total, d’ici 2035, une armée de 260 000 soldats actifs est envisagée.

 

Reste donc à savoir comment attirer plus de candidats et, surtout, le cas échéant, comment désigner des recrues supplémentaires. Dans un projet de loi (Wehrdienst-Modernisierungsgesetz – WDModG), le ministre fédéral de la Défense, Boris Pistorius (SPD), prévoit à cet effet, que tous les jeunes nés à partir de 2001 recevront un questionnaire portant sur leur motivation et leur aptitude à effectuer un service militaire. La réponse à ce questionnaire sera obligatoire pour les hommes nés à partir de 2008 et facultative pour les femmes. À partir de 2027, tous les hommes de la classe 2008 devront également se soumettre obligatoirement à un examen médical de recrutement (Musterung). Pour les autres, cela restera volontaire. Le service lui-même restera volontaire pour tout le monde.

 

Le ministre estime qu’un nombre suffisant de personnes choisira de s’engager volontairement, également attirées par de meilleures conditions d’exercice — par exemple une solde plus élevée ou une aide au financement du permis de conduire. Une obligation n’est pas explicitement prévue dans le texte, mais la possibilité de l’introduire par voie réglementaire, avec l’accord du Bundestag (parlement allemand), est envisagée.

 

Au sein de la CDU/CSU, certains craignent cependant que ces mesures incitatives ne suffisent pas. Ils souhaitent en conséquence inscrire dans la loi, dès à présent, la possibilité d’imposer le service militaire. L’article 12 a, al. 1, de la Loi fondamentale (Constitution allemande du 23 mai 1949, ci-après LF) prévoit en effet la possibilité d’un service militaire obligatoire (pour les seuls hommes). Il pourrait donc être réintroduit par une décision du Bundestag – une révision constitutionnelle pour l’étendre aux femmes ne semble pas réaliste actuellement, notamment faute de majorité suffisante.

 

Deux parlementaires de la CDU, ainsi que deux parlementaires du SPD, ont ensuite tenté de trouver un compromis au sein de la coalition et ont formulé une proposition, s’écartant du projet du ministre, au moins sur un point : seule une partie des quelque 300 000 hommes atteignant l’âge de 18 ans chaque année devrait passer l’examen médical, afin de ne pas surcharger l’administration. En outre, et c’est là le point crucial, au cas où le nombre de volontaires serait insuffisant, la sélection des jeunes convoqués à l’examen médical serait effectuée par tirage au sort. Les personnes examinées pourraient ensuite décider d’effectuer ou non le service militaire. Si le nombre de volontaires demeurait toutefois insuffisant, elles pourraient y être contraintes après une décision du Bundestag. Selon certains médias allemands, un deuxième tirage au sort serait alors prévu dans ce cas, pour déterminer les personnes concernées.

 

Le tirage au sort n’étant pas souhaité par le ministre M. Pistorius et certains députés du SPD, ce différend était la raison principale de l’annulation de la conférence de presse.

 

 

II. La constitutionnalité douteuse des mesures envisagées

Le débat constitutionnel touche principalement à deux enjeux juridiques : d’une part, la légalité de l’introduction d’une obligation militaire limitée à un nombre préfixé de chaque classe d’âge (Kontingentwehrpflicht) et, d’autre part, la constitutionnalité du tirage au sort, notamment au regard du principe d’égalité et de non-discrimination (art. 3 LF) ainsi que du principe d’égalité face aux obligations militaires (Wehrgerechtigkeit).

 

S’agissant d’abord du contingentement, cette mesure soulève la question du caractère général du service militaire, le nombre des jeunes étant largement supérieur au nombre des services militaires envisagés. Certains plaident en faveur de sa constitutionnalité.[1] Ils se basent sur le texte de l’article 12 a de la Loi fondamentale, lequel ne prévoit pas explicitement une conscription « générale ». D’autres[2] argumentent que le caractère général du service militaire était dégagé par la jurisprudence constitutionnelle et administrative.[3] Ils considèrent qu’un service militaire obligatoire, qui ne touche qu’une partie de chaque classe d’âge, ne pourrait être introduit que par une révision de la Constitution dans ce sens.[4]

 

S’agissant ensuite de la méthode spécifique du tirage au sort, cette question suscite encore davantage de controverses – ce qui justifie de s’y attarder. La proposition a entraîné une critique massive de l’opposition, notamment de la part du chef du groupe parlementaire de gauche « Die Linke » qui a même établi un parallèle avec la dystopie « Les Hunger Games ». Le Président de la République fédérale, Frank-Walter Steinmeier, a également exprimé des doutes à ce sujet, ce qui est très rare en Allemagne. Ce dernier pourrait refuser la promulgation de la loi, même si cette possibilité est limitée selon une interprétation répandue de l’article 82 al. 1 LF à une violation de la Constitution particulièrement grave et évidente. Outre ces critiques émanant du milieu politique, la majorité de la doctrine allemande considère que le recours au tirage au sort dans le cadre du service militaire obligatoire emporterait une violation de l’article 3 de la Constitution ainsi que du principe d’égalité face aux obligations militaires.

 

Le principe d’égalité face aux obligations militaires en vertu de l’article 12 a al. 1 et article 3 al. 1 LF implique que tous les conscrits – en principe tous les hommes âgés de 18 ans et plus – soient soumis à une charge égale, c’est-à-dire que la répartition effective du service touche équitablement les personnes concernées. Une atteinte portée à ce principe doit respecter le principe de proportionnalité pour être justifiée. Les exemptions du service militaire, par exemple pour des raisons médicales ou des charges familiales, doivent ainsi être fondées sur des critères stricts et objectifs.[5] Le recours au tirage au sort, fondé sur le hasard plutôt que sur des critères objectifs, remet en question la constitutionnalité de cette proposition.

 

Néanmoins, dans son avis consultatif pour le groupe parlementaire CDU/CSU au Bundestag, le Pr. Di Fabio, ancien juge à la Cour constitutionnelle allemande (1999-2011), a plaidé en faveur de la constitutionnalité de ce système. Il souligne qu’un processus de sélection complexe fondé sur des critères d’aptitude et visant l’ensemble d’une classe d’âge risquerait de bloquer le fonctionnement de l’armée, de menacer la défense nationale et de surcharger l’administration.[6] Le fonctionnement de l’armée constitue ainsi un but légitime qui pourrait justifier la discrimination résultant du tirage au sort, entre ceux qui seraient tenus d’accomplir un service militaire et ceux qui en seraient exemptés. Selon Di Fabio, un tirage au sort serait alors la seule méthode de sélection admissible : le hasard n’est pas arbitraire, mais équitable. De plus, cette procédure de sélection exclut toute manipulation et les tentatives de fraude lors des examens médicaux de recrutement. Il ne s’agirait pas, selon lui, d’une exemption de la conscription, qui doit reposer sur des critères objectifs liés à la personne, et non sur le hasard, mais d’une limitation préalable du cercle des personnes concernées, avant l’application des critères personnels ou objectifs.[7] Le Pr. Buchstein juge également le tirage au sort comme une méthode fiable, économique et neutre, donc juste sur le plan égalitaire.[8] S’ajoute l’argument que, dans d’autres cas, la jurisprudence a déjà validé le tirage au sort – par exemple pour l’attribution des licences de salles des jeux ou pour la distribution d’emplacements de stands commerciaux.[9]

 

Cette position est largement contestée par une autre partie de la doctrine allemande. Certes, la jurisprudence a déjà validé des tirages au sort dans d’autres cas. Pourtant, l’attribution d’avantages lors d’une capacité limitée est déjà critiqué dans la doctrine, et cette critique est encore plus pertinente lorsqu’il s’agit d’une convocation à un service obligatoire, qui constitue une ingérence grave dans les droits et libertés des personnes concernées.[10]

 

Par ailleurs, la volonté d’éviter de surcharger l’administration[11] peut effectivement constituer un but légitime pour le recours au tirage au sort. Cependant, cette mesure ne semble, contrairement au raisonnement du Pr. Di Fabio, pas proportionnée au regard de l’atteinte qu’elle porte aux droits fondamentaux.[12] Le service militaire obligatoire d’une durée minimale de six mois constitue, de manière évidente, une atteinte grave aux droits et libertés des personnes concernées. La sélection médicale et psychologique préalable peut également représenter une ingérence significative dans les droits fondamentaux, en raison de l’examen physique, de l’entretien et, le cas échéant, de l’obligation de fournir des résultats médicaux et psychologiques qu’elle implique. De surcroît, les personnes concernées ne peuvent pas influencer les critères du tirage au sort, ce qui impose un contrôle particulièrement rigoureux du principe de proportionnalité.

 

Le tirage au sort, compris par la doctrine comme une exemption pour ceux qui ne sont pas sélectionnés, ne repose pas sur un critère objectif, exigence principale requise par le principe d’égalité face aux obligations militaires ainsi que par l’article 3 al. 1 LF. Les avocats Werdermann et Armbrust soulignent ainsi que « la question de savoir si une décision administrative entraîne une inégalité ne dépend pas du fait que la procédure elle-même comporte des inégalités ».[13] Le principe d’égalité n’est effectivement pas limité à une égalité formelle de la procédure, mais exige des critères objectifs de différenciation, affirme le Pr. Gärditz.[14] Or, le tirage au sort ne tient compte d’aucune différence objective et apparaît « plus proche de l’arbitraire que de l’équité ».[15] Certains redoutent même une violation de la dignité humaine garantie par l’article 1 al. 1 LF, dès lors que le tirage au sort réduirait les individus à des simples objets de l’arbitraire étatique.[16]

 

Le recours au hasard ne peut être justifié, selon eux, que dans des situations exceptionnelles, par exemple lorsque les critères objectifs font défaut ou sont juridiquement interdits. Ainsi, le tirage au sort pourrait, de manière limitée et temporaire, servir à déterminer l’ordre de convocation ou d’examen – comme le prévoyait la loi allemande sur le service militaire entre 1960 et 1965 – mais il ne saurait constituer une méthode permanente de sélection. Selon le Pr. Thiele le tirage au sort ne pourrait être envisageable que pour un groupe de conscrits sélectionné au préalable ayant les mêmes aptitudes.[17] D’autres rejettent le tirage au sort, même dans cette dernière hypothèse.[18]

 

***

 

La constitutionnalité du tirage au sort semble donc problématique, d’autant plus que son acceptation au sein de la société paraît limitée.[19] Le projet de loi du ministre a été présenté et débattu au Bundestag le 16 octobre pour la première fois – pour le moment sans prévoir un tirage au sort. Néanmoins, le débat n’est pas clos. Il est donc encore possible qu’un système de tirage au sort soit introduit, par exemple par amendement. Dans ce cas, plusieurs recours juridictionnels seraient envisageables[20] et peut-être qu’un jour la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe devra se prononcer et trancher la question.

 

 

 

[1] U. Di Fabio, Die Verfassungsmäßigkeit eines gestuften Bedarfs-Wehrdienstes, 2025, p. 15; Interview avec A. Thiele dans : Wirtschaftswoche du 16 octobre 2025.

[2] T. Voland, ZRP 2007, p. 185 (186 s.); Schmidt-Radefeldt, dans : Epping/Hillgruber, BeckOK Grundgesetz, art. 12 a, 62ème éd. Cons. 6 avec d’autres références.

[3] Notamment BVerfGE 38, p. 154 (167) et BVerwGE 122, p. 331(344) Cons. 43 et s.

[4] D. Werdermann/ L. Armbrust, Rechtsgutachten zum neuen Wehrpflichtgesetz Rechtsgutachten im Auftrag von Greenpeace e.V., 2025, S. 40 et s.; pour une opinion contra cf. T. Voland, ZRP 2007, p. 185 (187).

[5] BVerfGE 48, 127 (162); BVerwGE 122, p. 331(344) Cons. 43.

[6] U. Di Fabio, p. 33.

[7] U. Di Fabio, p. 32.

[8] H. Buchstein, Das Los der Soldaten, VerfBlog du 2025/10/15.

[9] BVerwG, décision du 16 décembre 2016 – 8 C 6/15, Cons. 55 par rapport à l’attribution des licences des salles de jeux ; OVG Lüneburg, décision du 16 juin 2005 – 7 LC 201/03 -, Cons. 28-32 par rapport à la distribution d’emplacements des stands commerciaux en vertu de § 70 GewO.

[10] D. Hummel, dans : Sachs, GG, 10ème éd. 2024, art. 12 a Cons. 11.

[11] H. Buchstein, Das Los der Soldaten, VerfBlog du 2025/10/15.

[12] D. Werdermann/ L. Armbrust, Ergänzendes Rechtsgutachten zum neuen Wehrpflichtgesetz Losverfahren bei der Musterung, 2025 p. 6.

[13] D. Werdermann/ L. Armbrust, Ergänzendes Rechtsgutachten zum neuen Wehrpflichtgesetz Losverfahren bei der Musterung, 2025 p. 5.

[14] Interview avec K.-F. Gärditz dans : Frankfurter Allgemeine Zeitung du 14 octobre 2025.

[15] D. Hummel, dans : Sachs, GG, 10ème éd. 2024, art. 12 a Cons. 11.

[16] M. Ottl, Wehrdienst per Los: Der Mensch, zum Objekt staatlicher Beliebigkeit degradiert, beck-aktuell du 15 octobre 2025.

[17] A. Thiele op. cit.

[18] T. Voland, ZRP 2007, p. 185 (186).

[19] Selon un sondage 76% des sondés sont opposés à l’idée d’un tirage au sort.

[20] Pour les recours juridictionels : D. Werdermann/ L. Armbrust, Rechtsgutachten zum neuen Wehrpflichtgesetz Rechtsgutachten im Auftrag von Greenpeace e.V., 2025, S. 41 et s.; A. Thiele op. cit.

 

 

 

Crédit photo : Tim Rademacher, Wikimedia Commons, CC-BY-SA-4.0