L’impasse de Bougival. Colonialisme, conflits de normes et crise politique en Kanaky–Nouvelle-Calédonie

Par Mathias Chauchat

<b> L’impasse de Bougival. Colonialisme, conflits de normes et crise politique en Kanaky–Nouvelle-Calédonie </b> </br> </br> Par Mathias Chauchat

Le projet d’accord signé à Bougival en juillet 2025, rapidement rejeté par le FLNKS, n’a pas apaisé la crise, renforcée par l’insurrection kanak du 13 mai 2024. Il met en évidence la persistance coloniale : l’État reste attaché à la primauté du droit constitutionnel français tandis que les indépendantistes se réfèrent au droit international de la décolonisation. Cette divergence révèle une confusion des légitimités et un conflit de normes. Le projet de Bougival, présenté comme une étape de décolonisation, institue en réalité un « État de la Nouvelle-Calédonie » dépourvu de souveraineté réelle, confirmant l’intégration au sein de la République. Les transferts potentiels des compétences régaliennes, la nationalité calédonienne, les relations extérieures relèvent d’une griserie des mots.

Le projet de Bougival souligne la verticalité de la démarche de l’État sous l’apparence d’une coconstruction, marginalisant la revendication kanak. Les institutions de contrôle – Conseil d’État, Conseil constitutionnel – ont validé des choix contestés, confortant la lecture unilatérale du droit par l’État et accentuant la perte de confiance du FLNKS. Le recours à une consultation, fondée sur un texte non consensuel, risque de reproduire les erreurs du passé, notamment celles sur la Nouvelle-Calédonie de 1987 qui se faisait contre le peuple kanak et sur Mayotte en 2000 qui se réalisait contre l’ONU. Une telle trajectoire pourrait raviver les fractures coloniales au lieu de les dépasser.

 

The draft agreement signed in Bougival in July 2025, and swiftly rejected by the FLNKS, failed to ease the crisis deepened by the Kanak uprising of 13 May 2024. It highlights the persistence of colonialism: the French Republic remains attached to the primacy of its constitutional order, whereas the independence movement grounds its claims in international decolonisation law. This divergence reveals a confusion of legitimacies and a conflict of norms. Although presented as a step in a decolonization process, the Bougival project in fact establishes an “State of New Caledonia” devoid of any real sovereignty, thereby confirming continued integration within the Republic. The potential transfers of sovereign powers, the notion of a Caledonian nationality, and the so-called external relations amount largely to rhetorical embellishment.

The Bougival project also underscores the verticality of the French State’s approach—despite the rhetoric of co-construction—thereby marginalising the Kanak claim. Oversight institutions such as the Conseil d’État and the Constitutional Council validated several contested choices, reinforcing the State’s unilateral interpretation of the law and further eroding the FLNKS’s trust. Resorting to a consultation based on a non consensual text risks reproducing past errors, notably the 1987 referendum in New Caledonia—held against the will of the Kanak people—and the 2000 consultation in Mayotte, conducted in defiance of the United Nations. Such a trajectory may rekindle colonial fractures rather than overcome them.

 

Par Mathias Chauchat, Professeur de droit public à l’Université de la Nouvelle-Calédonie

 

 

 

La Kanaky–Nouvelle-Calédonie[1] est revenue au centre de l’espace public à la faveur du soulèvement du 13 mai 2024, à la fois insurrection nationaliste kanak et révolte sociale d’une jeunesse en rupture avec ses conditions d’existence. La signature, le 12 juillet 2025 à Bougival, d’un « projet d’accord sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie[2] » rapidement rejeté par le FLNKS (Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste) le 9 août pour incompatibilité avec les « fondements et acquis de la lutte », a davantage révélé qu’apaisé les tensions à l’œuvre. Loin de clore le cycle politique ouvert par les accords de Matignon et de Nouméa, Bougival manifeste au contraire un imbroglio institutionnel et mémoriel : confusion des registres de légitimité, divergence des cadres juridiques, dissymétrie structurelle des acteurs engagés.

 

Dans un contexte alourdi par 15 morts en 2024 – dont le dernier survenu lors d’une opération de maintien de l’ordre à la prison de Nouméa et comptabilisé seulement en 2025, et incluant 12 victimes kanak – auquel s’ajoute une contraction du PIB de 13,5 % et un effondrement de l’emploi[3], la situation calédonienne révèle désormais un conflit de normes explicite. D’un côté, l’État français invoque la primauté de son ordre constitutionnel et de l’autre, le mouvement indépendantiste s’appuie sur le droit international et sur les résolutions onusiennes, au premier rang desquelles la résolution 1514 (1960) qui qualifie la domination coloniale de « déni des droits fondamentaux ». Cette tension renvoie à une contradiction plus large, celle qui oppose la proclamation constitutionnelle d’un respect du droit international dans le préambule de la Constitution[4], à sa mise en œuvre différenciée, voire niée, dans les Outre-mer.

 

La position indépendantiste s’ancre dans un projet politique clairement formulé par Jean-Marie Tjibaou, le leader historique kanak assassiné en 1989 : la souveraineté comme condition d’un dialogue d’interdépendances, permettant à un petit État insulaire d’entrer pleinement dans l’espace du droit international[5]. Cette perspective, reprise par les travaux de Jean Courtial et Ferdinand Mélin-Soucramanien en 2014 sous la forme « d’un partenariat », demeure l’horizon central de la revendication indépendantiste. Elle entre toutefois en collision avec ce que l’on peut qualifier, pour reprendre l’analyse d’Edwy Plenel à propos de la question coloniale « de refoulement de la mémoire[6] » : l’incapacité structurelle de l’État français à reconnaître sa propre position coloniale comme donnée politique et non comme simple héritage historique. La gestion sécuritaire de l’insurrection de 2024, puis la tentative d’imposer un accord contesté, illustrent cette dissociation entre discours de co-construction et pratiques unilatérales.

 

Ainsi, le projet de loi constitutionnelle[7] visant à transcrire dans la norme suprême l’« accord de Bougival » apparaît moins comme une nouvelle étape d’un « processus de décolonisation sans équivalent dans le monde », selon les mots de la nouvelle ministre des Outre-mer, Naïma Moutchou, au conseil des ministres le 14 octobre 2025 que comme un révélateur de la permanence du cadre colonial dont l’État est l’acteur central du dispositif, hermétique à la revendication kanak et apprenti sorcier quant à sa propre capacité à maintenir un ordre qui se délite.

 

 

1. L’État colonial : gestion sécuritaire et refoulement mémoriel

Les événements de mai 2024 ont agi comme un révélateur. Ils ont mis en lumière les fragilités d’un équilibre institutionnel trop longtemps présenté comme stabilisé par les accords de Matignon et de Nouméa. Le récit du « destin commun », élevé au rang de norme intégratrice, a fonctionné comme un masque : il esquivait la question centrale de l’indépendance tout en occultant les inégalités persistantes, économiques, foncières, éducatives, culturelles, qui structurent encore la société calédonienne. Cette tension s’est d’autant plus accentuée que l’affirmation identitaire kanak s’est heurtée à des politiques sécuritaires. Les réflexes d’un ordre social façonné par l’histoire coloniale se sont ainsi manifestés avec netteté.

 

Sur le plan normatif, le clivage demeure profond : l’État raisonne depuis la primauté de son droit constitutionnel interne, tandis que le FLNKS s’inscrit dans le cadre du droit international de la décolonisation. Aucune volonté politique explicite de décoloniser les territoires océaniens—ou d’autres Outre-mer—ne transparaît dans la doctrine française actuelle.

 

Le projet de Bougival illustre cette contradiction. Tout en affirmant s’inscrire dans une « nouvelle étape de la décolonisation », il institue un « État de la Nouvelle-Calédonie » intégré à l’ordre constitutionnel français, sans instaurer aucune relation interétatique susceptible de traduire un transfert effectif de souveraineté. La reconnaissance d’une simple « identité kanak » au sein d’un « peuple calédonien » destiné à devenir le sujet de l’autodétermination opère une réduction substantielle : elle relègue le peuple kanak, titulaire du droit international à la décolonisation, au rang d’entité autochtone au sein d’un État-nation non autochtone. L’absence de mention explicite du peuple kanak, du nom Kanaky, même accolé à Nouvelle-Calédonie, ou du drapeau kanak confirment cette dissymétrie.

 

Le projet s’écarte également des modalités de décolonisation prévues par la résolution 1541 de l’ONU (1960), indépendance, libre association ou intégration, au profit d’un statut d’autonomie interne relevant implicitement de la résolution 2625 (1970), qui autorise l’attribution d’un statut politique sans indépendance formelle. Plus encore, la seule référence présente au droit international de la décolonisation a fini par servir de justification à une sortie progressive de ce cadre. L’objectif est désormais d’obtenir la désinscription de la Nouvelle-Calédonie de la liste onusienne des territoires à décoloniser, à un moment jugé politiquement opportun.

 

Enfin, la dimension démographique du projet s’inscrit dans une trajectoire d’intégration accrue. L’ouverture élargie du corps électoral aux migrants français de longue résidence (15 puis 10 ans de présence) et aux conjoints, sans mécanismes de régulation migratoire, contrevient à la résolution 35/118 de l’ONU (1980) qui proscrit toute modification substantielle de l’équilibre ethnique d’un territoire non autonome. Cette orientation confirme une logique de peuplement, tempérée uniquement par la restriction ponctuelle du droit de vote à la consultation future aux inscrits des précédents référendums.

 

Ainsi conçu, le texte de Bougival ne relève pas d’une politique de décolonisation externe, mais d’un projet d’intégration durable dans la République, sous la forme d’un statut d’autonomie interne qui vise à consacrer, plutôt qu’à transformer, la structure coloniale de l’ordre institutionnel. Cette incapacité à penser la décolonisation se traduit institutionnellement par un processus dirigé unilatéralement par l’État.

 

 

2. L’État seul acteur en scène : la verticalité institutionnelle derrière la rhétorique de la co-construction 

Derrière la rhétorique d’une « dynamique de négociation et de construction collective et transpartisane », pour reprendre les mots de la ministre des Outre-mer, l’État s’est affirmé comme le véritable architecte du texte proposé. Le projet de Bougival reprend en effet l’essentiel des versions préparatoires élaborées antérieurement par le ministre Darmanin, confirmant la centralité de l’administration d’État dans la définition des termes du compromis.

 

Face à l’impasse politique consécutive au troisième référendum, une inflexion avait pourtant été amorcée le 30 avril 2025 : le ministre des Outre-mer Manuel Valls acceptait d’inscrire les négociations de Déva[8] dans un cadre de décolonisation, en s’abstenant toutefois de présenter un texte formel. Sa proposition, structurée autour d’un « Pacte de souveraineté dans une union avec la France », relevait d’un modèle confédéral fondé sur des interdépendances consenties. La Nouvelle-Calédonie aurait accédé au statut d’État, disposant de sa propre nationalité et d’un siège à l’ONU, tandis que ses citoyens auraient conservé une double nationalité. Les compétences régaliennes auraient été transférées, mais immédiatement déléguées à la France au terme d’une période transitoire de quinze ans, excédant largement les délais préconisés par l’ONU pour « l’éradication du colonialisme ». Cette architecture juridique, insérée dans la Constitution française et non pas dans un accord international, faisait de la Nouvelle-Calédonie un objet difficilement identifiable : un « OJNI », situé entre État fédéré et État associé, suscitant le refus immédiat des Loyalistes, qui sollicitèrent l’arbitrage présidentiel et ouvrirent la voie au second cycle de discussions à Bougival.

 

Le projet d’accord signé le 12 juillet 2025 s’inscrit dans cette continuité tout en recentrant le dispositif au profit de l’État français. Il reconnaît un « État de la Nouvelle-Calédonie » intégré à la Constitution, assorti d’une « nationalité calédonienne » et du « transfert des relations extérieures ». Présentées comme les marqueurs d’une « souveraineté partagée », ces dispositions demeurent strictement encadrées. La possibilité de demander ultérieurement transfert des compétences régaliennes et présenté comme un marqueur de la décolonisation, est soumis à un triple verrou : majorité de 64 % au Congrès, accord discrétionnaire de l’État (sans obligation de financement) et validation référendaire. Ces conditions apparaissent comme des verrous bloquants rendant la souveraineté improbable sinon même inaccessible.

 

La dissymétrie entre les concepts et la réalité entoure la notion « d’État de la Nouvelle-Calédonie ». L’ivresse des mots dissimule mal l’absence des critères classiques définis par la Convention de Montevideo de 1933, concrètement un territoire, une population dotée d’une nationalité propre, un gouvernement effectif et une capacité à conclure des traités. L’ONU ajoute encore pour les territoires associés, la possibilité de dénoncer unilatéralement l’accord d’association. Aucun de ces critères n’est rempli. En l’absence de relations interétatiques institutionnalisées, l’entité créée demeurerait une collectivité française, dénuée de souveraineté.

 

La « nationalité calédonienne » illustre cette subordination. Réservée aux seuls nationaux français en évitant de donner la citoyenneté aux étrangers de la Mélanésie régulièrement installés en Nouvelle-Calédonie, attribuée sur demande et perdue en cas de renonciation à la nationalité française, elle constitue une catégorie interne à la citoyenneté française. Le passeport calédonien, s’il devait exister, n’aurait qu’une portée symbolique, dépendant entièrement de l’accord de Paris.

 

Les relations extérieures dites « transférées » reconduisent le schéma issu de l’accord de Nouméa. Leur exercice reste conditionné au respect des « intérêts fondamentaux de la France », en particulier en matière de défense et de sécurité. Comme l’a relevé le Conseil d’État dans son avis du 1e octobre 2025[9], il appartiendra au législateur organique de préciser les modalités de ratification, de contrôle de constitutionnalité et d’articulation avec la politique étrangère française, confirmant la nature subordonnée de ces prérogatives.

 

Les institutions projetées reposent sur une triple architecture intriquée : inscription constitutionnelle, loi organique, loi fondamentale propre à la Nouvelle-Calédonie. L’apparente continuité historique et juridique avec l’accord de Nouméa résulte directement de l’avis du Conseil d’État du 1e octobre 2025, selon lequel « la référence globale aux orientations définies par les deux accords » suffit à maintenir en vigueur l’ensemble des dispositions non contraires de l’accord de Nouméa (point 21). Cette construction redonne à l’État, et en particulier au Parlement, un rôle central d’interprétation et d’arbitrage, tant les atteintes, directes ou potentielles, au cadre de Nouméa sont nombreuses et insuffisamment définies.

 

La loi organique, d’abord annoncée comme « spéciale », ne crée finalement aucune catégorie juridique nouvelle. Rédigée par l’État après simple avis du Congrès, elle lui permet de conserver la main sur la répartition des compétences, l’organisation institutionnelle et les équilibres politiques. Elle renforce par ailleurs la province Sud, modifiant les rapports de force au sein du Congrès au détriment des provinces indépendantistes. L’État, en se posant comme garant ultime des populations autochtones face à une majorité démographiquement non autochtone, renoue avec une logique de protection rappelant les protectorats du XIXᵉ siècle : une protection conditionnée au renoncement à la souveraineté.

 

La loi fondamentale, adoptée aux trois cinquièmes du Congrès, donnerait au pays « une capacité d’auto-organisation ». Elle est présentée comme une Constitution interne. Mais, comme l’a rappelé le Conseil d’État, elle demeure subordonnée à la Constitution, aux engagements internationaux de la France et à la loi organique, bien loin de la valeur d’une vraie Constitution. Conçue initialement comme un mécanisme de veto destiné aux non-indépendantistes, elle pourrait ironiquement être mobilisée demain par une minorité indépendantiste pour résister à des régressions institutionnelles. En pratique, elle resterait inopérante sur des questions essentielles —nom du pays, drapeau, règles budgétaires et supplétivement des règles d’organisation des institutions— renvoyées à des délibérations ultérieures et incertaines.

 

Sur le plan économique, le projet ne dessine aucun véritable projet de société. Il repose sur de grands travaux (base militaire, nouvelle prison) et recycle les mécanismes traditionnels de défiscalisation, sans stratégie de rééquilibrage structurel. La dévolution de la fiscalité aux provinces risque d’accentuer les disparités territoriales. Les restitutions foncières pourraient se trouver fragilisées, tandis que la création d’une mission interministérielle d’assistance technique, placée sous l’autorité du Premier ministre, réduit de fait l’autonomie institutionnelle économique acquise depuis trois décennies.

 

Au terme de ce processus, l’État apparaît moins comme un médiateur que comme l’auteur et le garant exclusif de l’architecture proposée. Loin d’ouvrir un espace de négociation réelle, il a défini un cadre institutionnel qu’il entend imposer. En évitant la question décisive de la souveraineté, il s’enferme dans un monologue fermé où, une fois de plus, la République ne se parle qu’à elle-même. Cette absence d’écoute ne reste pas sans conséquence : elle génère un enchaînement institutionnel aux effets potentiellement délétères.

 

 

3. Un État hermétique : l’incapacité à entendre la revendication kanak

La séquence ouverte par Bougival a révélé les limites, voire les défaillances, des institutions françaises chargées du contrôle de la norme et des garanties procédurales qui tendent, dans les faits, à accompagner plutôt qu’à encadrer les initiatives de l’État. Déjà enclins à se tourner vers les instances internationales, les indépendantistes ont vu dans les réponses du Conseil d’État comme du Conseil constitutionnel la confirmation de la primauté absolue du droit interne et, en creux, celle de l’incapacité de l’État à entendre la revendication kanak. Cette absence d’écoute, manifeste malgré la violence du 13 mai 2024, alimente un profond déficit de confiance et explique le refus du FLNKS de participer à des discussions autres que bilatérales, du colonisé avec l’État colonisateur.

 

« L’accord de Bougival » annoncé le 12 juillet 2025 a été publié au Journal officiel le 6 septembre 2025 sans indication de ses signataires. La mise en scène médiatique contrastait avec la position du FLNKS, qui affirmait n’avoir paraphé qu’un projet destiné à ses instances internes. Après le rejet formel de ce projet, il n’existait donc aucun accord engageant les deux parties, si ce n’est un texte partagé entre l’État, les non-indépendantistes et les partis autonomistes. L’ancien ministre Manuel Valls a d’ailleurs reconnu le 21 octobre 2025 devant la délégation aux Outre-mer qu’il s’agissait d’un simple projet. Le FLNKS a introduit un recours devant le Conseil d’État pour inexactitude matérielle de la publication, une démarche inédite. Or, le Conseil d’État a soulevé un moyen d’ordre public, à savoir qu’un tel acte pourrait relever de la procédure législative et non du contrôle du juge administratif, étendant ainsi la notion « d’acte de gouvernement ». Une telle interprétation reviendrait à valider la publication d’un texte non conforme à celui signé, faisant de l’Outre-mer un laboratoire d’affaiblissement du contrôle juridictionnel au bénéfice d’un exécutif souverain.

 

Dans son avis du 1e octobre 2025, le Conseil d’État reconnaît que le texte de Bougival n’a pas été approuvé par l’une des parties, mais estime que cette absence d’accord ne fait pas obstacle à une réforme constitutionnelle. En droit strict, la souveraineté française lui donne raison ; politiquement, cette position entérine la rupture du consensus qui fondait la trajectoire des trente-cinq dernières années. Plus problématique encore, l’avis écarte toute analyse substantielle de la question de la souveraineté et relègue le droit international à une simple formule : le projet « ne contredirait pas les engagements internationaux de la France » (point 89), puisqu’il vise par l’intégration pérenne à la République à sortir du droit de la décolonisation. Une telle lecture occulte la condition essentielle de l’acceptation par l’Assemblée générale de l’ONU d’une sortie du processus de décolonisation qui est son caractère consensuel, notamment du point de vue du peuple colonisé. Le FLNKS, reconnu par l’ONU comme l’expression du peuple kanak et des populations concernées, ayant rejeté le texte, l’Assemblée générale ne pourra logiquement pas valider une sortie de la liste des territoires à décoloniser. Le Conseil d’État ne s’en soucie guère, mais les indépendantistes y voient une nouvelle forme de déloyauté.

 

Le projet de loi constitutionnelle déposé le 14 octobre 2025 traduit une absence d’accord tout en prétendant s’en réclamer. Inscrit puis retiré de l’ordre du jour du Congrès de Versailles, il manifeste l’embarras de l’exécutif. Parallèlement, le texte de Bougival envisageait un troisième report des élections provinciales, soit une prolongation de vingt-quatre mois de mandats expirés depuis mai 2024, prorogation inimaginable en Métropole. Dans sa décision du 6 novembre 2025[10], le Conseil constitutionnel approuve le report en avançant la nécessité de poursuivre des discussions en vue d’un « accord consensuel incluant une modification des règles de composition du corps électoral spécial qui aurait vocation à s’appliquer à ces élections », alors qu’aucune négociation réelle n’était en cours. La justification d’un « motif d’intérêt général » repose ainsi sur une fiction institutionnelle. Pour le FLNKS, au contraire, un retour aux urnes était indispensable pour restaurer la légitimité politique dans un contexte de crise profonde. Le contraste avec l’intransigeance du ministre Lecornu en 2021, qui avait refusé de reporter le troisième référendum demandé par le FLNKS en pleine pandémie, renforce le sentiment d’injustice : ce qui était impossible lorsque la demande venait des indépendantistes devient soudain nécessaire lorsqu’elle émane des Loyalistes.

 

Dans ce contexte, la lecture unilatérale du droit, la fermeture à toute perspective de décolonisation, et l’usage stratégique des institutions renforcent l’impression d’un État indifférent à la parole kanak et qui oppose à nouveau, dans une société divisée, le vote majoritaire à l’ébauche de consociativisme de l’accord de Nouméa. Chacun peut comprendre la logique institutionnelle française ; chacun peut comprendre, aussi, que les indépendantistes puissent se sentir trompés.

 

 

4. Un État apprenti sorcier : les risques politiques d’un processus imposé

Le calendrier prévu par le projet de Bougival relevait d’une véritable logique de contrainte : report par une loi organique des élections provinciales à juin 2026, réforme constitutionnelle modifiant le titre XIII, consultation locale dès février 2026, adoption de la loi organique spéciale au printemps, puis enchaînement des élections municipales et provinciales. Une telle succession de séquences institutionnelles, à un rythme aussi soutenu, supposait non seulement des majorités nationales pourtant incertaines, mais surtout l’adhésion du corps électoral calédonien à un « référendum de projet » censé refléter un consensus. Or soumettre à référendum un texte non partagé, fondé sur l’intégration à la France et l’ouverture du corps électoral aux ressortissants métropolitains, revient à reproduire les conditions qui ont embrasé la Kanaky-Nouvelle-Calédonie en mai 2024. Le processus apparaît ainsi comme la répétition d’une même erreur politique, en espérant un résultat différent.

 

L’histoire récente de la Nouvelle-Calédonie éclaire ces dérives. Dès 1986, Michel Levallois, ancien secrétaire général du Haut-commissariat, dénonçait l’écart entre un discours d’ouverture et une pratique centrée sur la restauration de l’ordre, au détriment des Mélanésiens[11]. Cette ambivalence se reproduit aujourd’hui : les appels au dialogue coexistent avec le maintien durable de vingt escadrons de gendarmerie, donnant le sentiment que la fragilité du camp kanak constitue l’une des conditions tacites du processus engagé. Le parallèle avec le référendum du 13 septembre 1987 est éclairant. Organisé par le ministre Bernard Pons, il avait enregistré un résultat écrasant en faveur du maintien dans la France, dans un contexte d’abstention massive des Kanak. Levallois avertissait alors que la France risquait de se retrouver face à un peuple autochtone éliminé de fait des institutions, dominé par une majorité démographique non autochtone récente transformée en majorité électorale. « Les Européens de Nouvelle-Calédonie se sentent fondés à soutenir que le peuple kanak n’existe plus que comme une composante minoritaire de la Nouvelle-Calédonie, et que les indépendantistes ne représentent rien[12] ». La rhétorique contemporaine opposant un « peuple calédonien » indifférencié à un peuple kanak renoue avec cette logique d’effacement.

 

Un projet d’un référendum anticipé avant toute modification de la Constitution, contrairement au calendrier de Bougival, a été annoncé à Nouméa par la ministre des Outre-mer le 14 novembre 2025. Il en existe deux précédents qui ne rassurent guère et relèvent tous deux de la mise en œuvre d’une loi spéciale : la consultation de 1987, qui avait tranché l’avenir du pays contre la participation effective de l’une de ses composantes, autochtone et principale intéressée, ou la consultation sur Mayotte de 2000 qui violait de manière ouverte le droit international de la décolonisation. En persistant dans cette voie, le président de la République donnerait l’impression de vouloir rééditer les erreurs du passé, comme s’il avait inventé une machine à remonter le temps.

 

Cette proposition se heurte à plusieurs obstacles juridiques majeurs. Le premier est la recherche de son fondement constitutionnel : le titre XIII de la Constitution est désormais inopérant, les trois consultations prévues par l’accord de Nouméa ayant déjà été menées ; l’article 11 conduirait nécessairement à une consultation nationale et l’article 53 relatif aux modifications de territoire paraît inadapté. La seule hypothèse juridique résiderait dans l’adoption d’un texte législatif spécifique fondé sur le point 18 du préambule de 1946 sur la décolonisation[13], permettant d’organiser une consultation sur l’avenir institutionnel du pays.

 

La seconde difficulté est celle du périmètre des votants, pour autoriser une consultation seulement locale. La décision du Conseil constitutionnel n° 2000-428 DC du 4 mai 2000 relative à la consultation de la population de Mayotte est éclairante. Dans cette décision, qui validait l’hypothèse du périmètre d’un référendum local, le Conseil constitutionnel avait justifié le recours à un suffrage local en considérant que la Constitution de 1958 avait distingué « le peuple français » des « peuples des territoires d’outre-mer », auxquels est reconnu le droit à la libre détermination et à la libre expression de leur volonté. Toutefois, cette distinction doit aujourd’hui être articulée avec l’article 72-3 de la Constitution qui, depuis 2003, reconnaît non plus des « peuples » mais des « populations » d’outre-mer intégrées au sein « du peuple français ». Comme l’a souligné le professeur Félicien Lemaire, la révision constitutionnelle intervenue après la décision sur Mayotte fait peser une incertitude sur la persistance de la catégorie des « peuples » d’outre-mer[14]. Il faudrait ainsi démontrer que cette faculté de consultation subsiste et résoudre deux difficultés supplémentaires : la Nouvelle-Calédonie, régie spécifiquement par le titre XIII, entre-t-elle encore dans ce périmètre ? Et, même à admettre que le peuple kanak et les autres populations intéressées constituent le dernier « peuple » d’outre-mer reconnu, selon quel corps électoral organiser la consultation ?

 

La détermination du corps électoral local constitue un troisième point d’achoppement. Toute restriction du droit de suffrage devrait être précisément justifiée et constitutionnellement sécurisée. Les corps électoraux propres aux élections provinciales et aux consultations référendaires pour la Nouvelle-Calédonie ne visent que des scrutins spécifiques et ne pourraient être étendus sans fondement constitutionnel clair. Permettre la consultation des seuls Calédoniens sur le projet de Bougival était justement l’objet de l’article premier du projet de loi constitutionnelle. À défaut, on aboutirait paradoxalement à un vote ouvert à l’ensemble des Français résidant en Nouvelle-Calédonie, en contradiction avec la logique même de l’accord de Nouméa, alors même que le Conseil constitutionnel avait validé la pérennité du corps électoral citoyen pour les provinciales sans révision constitutionnelle préalable[15].

 

La jurisprudence du Conseil constitutionnel impose enfin que la question posée soit formulée de manière claire et loyale. Dans le cas du vote sur l’accord de Mayotte, cette clarté avait été admise car la consultation ne produisait pas d’effets normatifs. Une consultation portant sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, dotée d’effets potentiels majeurs puisque sous-entendant une révision constitutionnelle, ne pourrait bénéficier d’une telle justification. De plus, ce vote qui mènerait à un nouveau statut contredirait implicitement mais nécessairement le principe d’irréversibilité constitutionnelle de l’accord de Nouméa, toujours en vigueur sans révision constitutionnelle préalable. Il y a là des germes forts d’inconstitutionnalité.

 

Toute consultation binaire organisée dans l’esprit de Bougival ne pourrait produire qu’une polarisation frontale, massive et émotionnelle des deux identités du pays : deux peuples, deux drapeaux, deux avenirs. Elle consacrerait l’antagonisme au lieu de chercher à le dépasser.

 

Comme le rappelle Edwy Plenel, les révolutions haïtienne et algérienne ont révélé les contradictions d’une France se déclarant porteuse de valeurs universelles tout en les niant dans ses pratiques, « dans un double standard promis à une longue descendance[16] ». Cette tension perdure : la République demeure la dernière puissance coloniale directe. Tant que ce rapport au monde restera structuré par la préservation d’un empire résiduel, il empêchera l’émergence d’un imaginaire commun fondé sur la réciprocité.

 

Le 17 octobre 2025, l’Éveil océanien — troisième communauté du pays — a rappelé avec une grande lucidité « qu’imposer Bougival serait une faute, de celles qui causent la fin au lieu de celles qui ouvrent un commencement ». Cet avertissement souligne le danger politique d’un processus dépourvu d’assise consensuelle locale. Loin de stabiliser la Nouvelle-Calédonie, il pourrait précipiter une crise durable, nourrie par la défiance et la résurgence des fractures coloniales.

 

 

 

 

[1] Selon l’anthropologue Benoît Trépied, le nom Nouvelle-Calédonie n’est pas neutre. Le terme Kanaky-Nouvelle-Calédonie « marque la reconnaissance croisée du peuple kanak et des autres communautés », « Décoloniser la Kanaky-Nouvelle-Calédonie », Anacharsis éditions, Essais 2025, page 20.

[2] Accord de Bougival, NOR : MOMX2525134X publié au JORF du 6 septembre 2025.

[3] In Rapport des comptes économiques rapides de la Nouvelle-Calédonie (Cerom) du 30 septembre 2025.

[4] « La République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international » (al. 14 du préambule de la Constitution de 1946).

[5] In Bensa Alban et Wittersheim Éric, La présence kanak, Odile Jacob, 1996.

[6] Plenel Edwy, « Refoulement et persistance de la question coloniale », Mediapart 15 octobre 2021.

[7] Projet de loi constitutionnelle relatif à la Nouvelle-Calédonie, NOR : MOMX2524550L.

[8] Le ministre des Outre-mer a réussi à réunir du 5 au 7 mai 2025 toutes les forces politiques du pays en « conclave » dans un hôtel à Déva, commune de Bourail, en Nouvelle-Calédonie en laissant entendre une évolution des positions de l’Etat.

[9] Conseil d’Etat, avis n° 409985 du 1e octobre 2025 sur un projet de loi constitutionnelle portant création et organisation politique et institutionnelle de l’Etat de la Nouvelle-Calédonie, point 57.

[10] Conseil const. décision n° 2025-897 DC du 6 novembre 2025, Loi organique visant à reporter le renouvellement général des membres du congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie afin de permettre la poursuite de la discussion en vue d’un accord consensuel sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie.

[11] Michel Levallois, De la Nouvelle-Calédonie à Kanaky, au cœur d’une décolonisation inachevée, Vents d’Ailleurs 2018, p. 313.

[12] Ibid, p. 374.

[13] « Fidèle à sa mission traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires ; écartant tout système de colonisation fondé sur l’arbitraire, elle garantit à tous l’égal accès aux fonctions publiques et l’exercice individuel ou collectif des droits et libertés proclamés ou confirmés ci-dessus ».

[14] Félicien Lemaire, Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 35, dossier :  La Constitution et l’Outre-mer, avril 2012.

[15] Conseil const. décision n° 2025-1163/1167 QPC du 19 septembre 2025 – Association Un cœur, une voix et autre.

[16] Plenel Edwy, « Cette révolution anticoloniale que la France ne pardonne pas à l’Algérie », Mediapart 14 novembre 2025.