Les Pentagon Papers ou la politique entre mensonges et dissimulations [Par Cécile Guérin-Bargues]

Les Pentagon Papers ou la politique entre mensonges et dissimulations [Par Cécile Guérin-Bargues]

Directed by Steven Spielberg, « The Post » (or « Pentagon Papers » in France)  depicts the true story of attempts by journalists to publish the Pentagon Papers, classified documents regarding the 30-year involvement of the United States government in the Vietnam War. The film is a good reminder of a series of events that teaches lessons which remain accurate today. As H. Arendt has shown, the basic issue raised by the Paper is the use of deception and outright lies in governmental decisions making processes. Moreover, the publication gave rise to a landmark decision by the United States Supreme Court on First Amendment rights to freedom of the press. 

 

Au-delà de ses qualités intrinsèques et de son caractère un peu opportuniste, le dernier film de Steven Spielberg est l’occasion de replonger dans un épisode phare des années 70 : la publication controversée des Pentagon Papers relatifs à la guerre du Vietnam. Celle-ci jette une lumière crue sur l’usage du mensonge en politique, problématique analysée en son temps par H. Arendt et qui demeure d’une grande actualité. Par ailleurs, la publication est suivie de multiples procès, riches d’enseignements quant au sens et à la portée du 1er amendement.

 

Cécile Guérin-Bargues, Professeur à l’Université Paris Nanterre, UMR CTAD / Institut Michel Villey

 

« Secrecy (…) and deception,

the deliberate falsehood and the outright lie

used as legitimate means to achieve political ends,

have been with us since the beginning of recorded history »

 

Hannah Arendt, « Lying in Politics, Reflections on the Pentagon Papers », in Crises of the Republic, Harvest Books, 1972, p. 4.

 

En ces temps un peu froids, le constitutionnaliste las des températures réfrigérantes qui règnent dans son bureau peut être tenté de se réfugier dans les salles obscures. Steven Spielberg ayant eu la bonne idée de passer du navet Robertdahlien à la fresque historico politique tendance histoire juridictionnelle, son choix est vite arrêté : ce sera les « Pentagon Papers ». Par cette expression populaire, on désigne en réalité une gigantesque étude de plus de 7000 pages [1] rédigée en 1967 par une trentaine d’experts civils et militaires à la demande de Robert McNamara, alors secrétaire à la défense. Le document, qui couvre la période 1945-1967 retrace l’origine de l’engagement des Etats-Unis au Vietnam. Il montre combien les gouvernements successifs des Etats-Unis ont intensifié l’intervention et généralisé le conflit à l’insu du Congrès, tout en sachant pertinemment que la guerre avait fort peu de chance d’être gagnée. Confidentiel, le rapport est communiqué clandestinement au New York Times qui décide d’en diffuser le contenu sous forme d’articles à partir du 13 juin 1971. Après la publication du second volet de révélations, le département de la Justice obtient d’un tribunal fédéral une injonction interdisant au Times de poursuivre la publication. Pour la première fois dans l’histoire des Etats-Unis [2], et en dépit du 1er amendement de la Constitution qui protège la liberté de la presse, un journal est soumis à la censure. Ode au quatrième pouvoir, le film retrace avec maestria la prise de relais du Times par le Washington Post.  Il a pour principal intérêt de rappeler l’épisode de la publication de ces Pentagon Papers, dont le souvenir a été largement estompé par le séisme provoqué, quasi concomitamment, par le Watergate. Il a pourtant, comme ce dernier, accru la défiance à l’égard de la classe politique et renforcé la contestation des opérations militaires dans le Sud-Est asiatique.

 

Excellent réalisateur, Steven Spielberg est également un producteur averti. Ici, tout concorde pour insérer l’œuvre dans l’air du temps, quitte à simplifier les enjeux et à réécrire un peu l’Histoire.

 

Le New York Times ne s’y est pas trompé dénonçant, lors de la sortie du film aux Etats-Unis sous le titre significatif de « The Post », le peu de cas qui y était fait de la prise de risque du Times, premier récipiendaire, analyste et publieur des Pentagon Papers et d’ailleurs récompensé à ce titre par l’obtention du prix Pulitzer en 1972. L’injonction faite au Times de mettre un terme à la publication constitue en effet, pour le Washington Post, une aubaine que ses journalistes ont su saisir en rédigeant, en quelques heures à peine, une étude – nécessairement superficielle – du monumental dossier. Elle permet au Washington Post, non pas seulement de défendre la liberté de la presse, mais aussi de profiter de la place laissée vacante pour rattraper son retard et accéder ce faisant à la cour des grands.

 

Dans le film, cette logique mercantile qui, dans les années 70 déjà, présidait largement aux choix éditoriaux est un peu sacrifiée. Il s’agit en effet de laisser toute sa place à la figure héroïque de Katharine Graham, propriétaire du Washington Post. A l’heure où la cause des femmes domine le débat public nord-américain et où le Président multiplie ses critiques à l’égard de la presse, retracer la transformation de l’héritière humiliée par le paternalisme de son entourage en courageuse patronne de pressene pouvait qu’être tentant…

 

Enfin, aux côtés du triomphe de la liberté de la presse sur la raison d’Etat et de l’icône féministe incarnée par une impeccable Meryl Strip, la figure du lanceur d’alerte constitue le troisième pôle de cette trinité hollywoodienne destinée à séduire l’académie des Oscars. Ce premier lanceur d’alerte, ce fut Daniel Ellsberg [3], vétéran désabusé de la guerre du Vietnam, analyste de la Rand Corporation – un think tank conseillant l’armée américaine. Ayant participé à la rédaction du fameux rapport McNamara, il est l’un des rares à y avoir accès. Avec l’aide de son collègue Anthony Russo, du linguiste Noam Chomsky et de l’historien Howard Zinn, il ventile les « Pentagon Papers » aux médias avec une intelligence de fin stratège, destinée à contourner les injonctions de cesser toute publication [4], puis les remet au ­sénateur de l’Alaska Mike Gravel, qui parvient à les inscrire au registre du Congrès. L’effet est immédiat : l’ampleur du mensonge achève de discréditer la classe politique et de détériorer le soutien de l’opinion à l’intervention américaine au Vietnam.

 

Au-delà du caractère un peu opportuniste de certains des choix effectués par le réalisateur pour traiter de l’affaire, le film a pour principal intérêt d’évoquer, sans évidemment les approfondir, deux aspects essentiels sur lesquels nous aimerions ici revenir : la problématique du mensonge en politique (I) et la dimension juridictionnelle des Pentagon Papers  (II).

 

I. L’attrait du mensonge en politique

 

Les Pentagon Papers montrent la tendance des gouvernements américains, à partir de Kennedy, à mentir délibérément à l’opinion publique afin de soutenir des opérations militaires dont nombre d’experts doutaient pourtant des chances de succès, voire du bien fondé. Le mensonge est ici utilisé aux fins de propagande, destinée à démontrer la nécessité de l’intervention et à conforter l’image, sur le plan international, d’un pays puissant et d’un allié sûr, prêt à sacrifier les siens à la lutte contre le communisme [5]. L’intervention dans le Sud-Est asiatique se voulait en effet partie prenante d’une stratégie d’endiguement de la menace communiste. Or celle-ci était fondée sur la célèbre théorie des dominos [6] dont, si l’on en croit les Pentagon Papers, beaucoup d’experts civils et militaires travaillant pour le gouvernement, dès 1964, étaient conscients de l’extrême fragilité [7]. Sur le plan interne, il s’agissait de tromper le Congrès, afin d’obtenir de lui les subsides nécessaires à la continuité et au renforcement d’opérations militaires décidées unilatéralement par les présidents Kennedy puis Johnson, au nom de leur seule autorité constitutionnelle de commandant en chef [8]. Sans que le Congrès n’ait été consulté, c’est un véritable corps expéditionnaire fort de 12 000 hommes qui débarque sur les côtes du Vietnam du sud sous l’administration Kennedy. Au début de l’administration Johnson en 1964, les effectifs s’élèvent à 23 000 hommes. En 1968, ils dépasseront les 500 000 [9].

 

Les Pentagon Papers témoignent notamment d’un décalage constant entre version officielle et chronologie décisionnelle et sont, à cet égard, particulièrement accablants pour Lyndon Johnson. Ayant accédé à la présidence des Etats-Unis du fait de l’assassinat de J. F. Kennedy, il a pour adversaire, pendant la campagne présidentielle de 1964, le sénateur conservateur Barry Goldwater. Tandis que ce dernier réclame le bombardement du territoire nord-vietnamien, L. B. Johnson promet de ne pas s’impliquer davantage dans le conflit. Loin de ces engagements publics, le rapport McNamara montre combien l’année 1964 joua un rôle crucial dans l’extension du conflit. Dès février 1964, le gouvernement américain se met à appliquer le plan d’opération 34 A, élaboré par la CIA afin de contraindre Hanoi à abandonner son soutien au Viet-cong et au Pathet Lao (mouvement communiste laotien). Des chasseurs bombardiers, placés sous le commandement d’officiers de la CIA, pilonnent les objectifs ennemis, des satellites espions recueillent des renseignements, tandis que des saboteurs et des agitateurs sont parachutés sur le territoire nord vietnamien, afin notamment de faire sauter les positions stratégiques. [10] La décision d’étendre le conflit est donc largement antérieure à l’incident du Tonkin qui permet à L. B. Johnson d’obtenir du Congrès, le 7 aout 1964, le vote d’une résolution quasi – unanime [11], qui l’autorise à déclencher une opération militaire dans le sud-est asiatique. Le casus belli est ici fourni par des tirs, largement montés en épingle, qu’auraient essuyés deux cuirassés américains dans le golfe du même nom les 2 et 4 août 1964, bâtiments dont on sait aujourd’hui qu’ils servaient de soutien aux opérations 34 A et dont on ne peut dès lors considérer qu’ils auraient été gratuitement agressés. [12]

 

Certes, comme le soulignait Hannah Arendt dans l’essai  d’une remarquable acuité que lui a inspiré l’affaire des Pentagon Papers, l’histoire du mensonge en politique est loin d’être récente : « la véracité n’a jamais figuré au nombre des vertus politiques, et le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques » [13]. Pas plus que sur le plan chronologique, le mensonge en politique ne saurait d’ailleurs être cantonné sur le plan géographique. Sans même remonter à l’affaire Dreyfus, cas symptomatique de mensonge au nom de la raison d’Etat – ne pas affaiblir l’image de l’armée française face à l’Allemagne – la France a largement connu son lot de contre-vérités assénées par les plus hautes autorités [14]. Est-ce à dire que l’homo politicus serait plus enclin au mensonge que son concitoyen ? H. Arendt semble le penser et insiste sur l’attrait spécifique que peut avoir le mensonge pour l’homme politique, tant celui-ci semble faire écho à des caractéristiques quasi ontologiques. Homme d’action s’estimant maitre de son propre avenir, sinon de celui de la collectivité, l’homme politique peut être tenté de s’ériger également en maitre du passé [15]. Homme de raison, il peut en outre éprouver une attirance parfaitement rationnelle pour le mensonge. En effet, « la tromperie n’entre jamais en conflit avec la raison, car les choses auraient très bien pu se passer de la manière dont le menteur le prétend. Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur a le grand avantage de savoir d’avance ce que le public souhaite ou s’attend à entendre. Sa version a été préparée à l’intention du public, en prêtant une attention tout particulière à sa crédibilité, tandis que la réalité a cette habitude déconcertante de nous confronter à l’inattendu, auquel nous n’étions nullement préparés » [16].

 

Toutefois, à y réfléchir plus avant, il semblerait que l’on puisse distinguer deux grandes catégories de mensonge, l’une et l’autre pouvant se révéler particulièrement utiles, au moins à court terme, dans le domaine politique.

 

La première relève de la dissimulation du réel. Ainsi a agi l’administration Johnson en tenant soigneusement secret un certain nombre d’opérations et en dissimulant la puissance de la guérilla communiste. L’homme politique plie alors la réalité à ce qu’il estime qu’elle devrait ou aurait dû être, afin de se débarrasser de la contingence déconcertante de la réalité [17] : pour L. B. Johnson par exemple, il s’agissait de la construction de la « Great Society » en lieu et place de l’enlisement dans le bourbier Vietnamien.

 

Le second type de mensonge renvoie à une déformation du réel, plus qu’à sa dissimulation pure et simple. Tel fut le cas de « l’agression » du Golfe du Tonkin, dont l’ampleur fut à dessein très largement exagérée afin d’être plus aisément instrumentalisée. L’épisode n’est d’ailleurs pas sans rappeler, plus près de nous, l’usage que fit G. W. Bush de pseudo renseignements militaires pour justifier l’intervention en Irak. Paradoxalement, cette déformation du réel peut apparaitre plus efficace et donc plus pernicieuse encore que sa dissimulation pure et simple. En cas de dissimulation, le risque est en effet élevé de voir la réalité venir, un jour ou l’autre et dans sa brutalité, confondre le menteur [18]. En témoigne d’ailleurs l’épisode des Pentagon Papers. En revanche, l’actuelle domination de l’émotionnel, du réactionnel, voire du sensationnel en politique semble accroitre l’attrait pour le second type de mensonge, celui qui relève davantage de la déformation du réel, que de sa pure et simple dissimulation. En attirant l’attention de l’opinion publique sur une donnée dont il connait, sinon le caractère mensonger, du moins la probable inexactitude, l’homme politique qui ment contraint ses opposants à concentrer leurs attaques sur un problème donné. Mais ce faisant, l’objectif visé par le mensonge est atteint : celui qui en est à l’origine détermine sur quel terrain se concentrera le débat. La campagne du Brexit en fut à certains égards une parfaite illustration : en ne cessant d’exagérer les coûts pour le Royaume Uni de l’appartenance à l’Union Européenne, les partisans du Brexit ont réussi à focaliser le débat sur la question purement financière. Ce faisant, ils ont non seulement contraint leurs opposants à délaisser d’autres thématiques afin de leur porter la contradiction sur ce point précis mais, au-delà de la querelle des chiffres, sont parvenus à ancrer dans l’opinion publique l’idée que l’appartenance à l’Union coutait plus qu’elle ne rapportait.

 

Dès lors, que nous apprend l’affaire des Pentagon Papers ? Qu’une presse, dont la liberté d’écrire est protégée par l’absence de lien de vassalité avec des pouvoirs économiques et sociaux donnés et dont la liberté de publier est protégée par le droit est indispensable, non seulement à la construction d’une opinion publique informée, mais aussi à celle d’un récit historique à peu près respectueux de la véracité des faits. Il y a à cet égard, dans le film de S. Spielberg, une mise en image très pertinente de la connivence entre patrons de presse et hommes d’Etat qui facilite la pérennisation du mensonge. Ainsi, Kay Graham, propriétaire du Post fut non seulement proche, comme son rédacteur en chef, de Kennedy et de Johnson, mais aussi amie intime de McNamara, ancien secrétaire à la Défense, partie prenante donc de la politique de dissimulation relative au Vietnam, mais aussi commanditaire du récit de sa véritable histoire via les Pentagon Papers. D’où les hésitations de la première quand il s’agit de publier les travaux confidentiels effectués à la demande du second… A cet égard, l’actualité du film réside aussi et surtout en ce qu’il constitue un vibrant plaidoyer à l’encontre des conflits d’intérêts. C’est notamment la prise de conscience de la nécessité de s’affranchir de ces derniers qui permet à la vérité d’éclater. Néanmoins, on ne peut s’empêcher de se demander, en regardant les Pentagon Papers, si la même chose pourrait advenir de nos jours. Le film par son insistance sur les modes de production de la presse écrite des années 70 – esthétisée au point parfois d’en être un peu agaçante (travelling sur la salle de rédaction, gros plan sur les rotatives…) – fait en effet un peu froid dans le dos tant nos modes d’information, à l’heure d’internet, se sont atomisés. Il en découle certes une impossibilité pour le pouvoir politique de les contrôler, même en cas de publication de documents confidentiels (les fameux « leaks »), mais aussi la formation d’un terreau favorable à la propagation de la rumeur et du mensonge, le démenti lui-même risquant d’être noyé sous un torrent d’information dépourvu de toute espèce de hiérarchisation. Donald Trump l’a bien compris, lui qui préfère délaisser les traditionnelles conférences de presse, au bénéfice d’un usage intensif, voire intempestif, de Twitter. Néanmoins, loin de ces considérations car résolument ancré dans les années 70,  le film évoque également sans trop s’y attarder les batailles judiciaires consécutive à la publication, par le New York Times puis le Washington Post du rapport McNamara.

 

II. La dimension juridictionnelle des Pentagon Papers

 

Les suites juridictionnelles de la publication des Pentagon Papers furent beaucoup plus complexes et longues que le laisse évidemment penser le film de S. Spielberg. A la décision de la Cour suprême refusant de confirmer l’injonction de faire cesser toute publication sont venues s’ajouter la décision Gravel v. US, relative à la publication de l’étude en tant que document officiel du Congrès, ainsi que les poursuites à l’encontre de Daniel Ellsberg.

 

Lorsque le New York Times commence à publier sa série d’articles sur les Pentagon Papers, le gouvernement obtient de la Cour d’appel de New York une injonction de cesser la publication sur le fondement de l’article 793 de l’Espionage act de 1917, qui interdisait la publication de documents susceptibles de mettre en danger la sécurité nationale. Toutefois, une demande similaire faite à l’encontre du Washington Post est rejetée par la Cour d’appel du District de Columbia. Cette contradiction de jurisprudence incite la Cour suprême à accepter de statuer sur l’affaire, ce qui donne lieu à la décision New York Times Co. v. United States [19].

 

La question posée à la Cour consiste à déterminer s’il y a des raisons suffisantes de suspendre la liberté de parole et de presse garantie par le Premier amendement. Le 30 juin 1971, six juges sur neuf confirment le droit pour les deux quotidiens de publier le rapport. La décision de la Cour, bien que très brève, précise que tout système ayant pour effet de limiter a priori la liberté d’expression est présumé contraire à la Constitution. Elle en déduit que pour être valide une telle restriction doit être très solidement justifiée par le gouvernement [20].

 

Parmi les opinions concurrentes, celle du Justice Black est certainement la plus intéressante, tant sa conception de la liberté de la presse apparait extensive. Il se réfère à l’intention des Pères fondateurs pour justifier l’étendue de la protection que le 1er amendement offrirait à la liberté de la presse et rejeter ce faisant toute possibilité de censure. Il rappelle en effet que le Bill des droits, qui comprend les 10 premiers amendements de la Constitution américaine, a été adoptée en 1791 afin de couper court aux critiques tenant à l’absence de déclaration des droits au sein du texte de 1787 et donc aux risques d’empiètement du pouvoir fédéral sur les états fédérés. Selon le Justice Black, « le Bill des droits a eu pour conséquence de transformer la constitution originaire en une nouvelle Charte en vertu de laquelle aucune branche du gouvernement ne saurait limiter la liberté de la presse, de parole, de religion et de rassemblement » [21]. En optant pour un premier amendement en vertu duquel « le Congrès ne pourra faire aucune loi ayant pour objet (…) de limiter la liberté de parole ou de presse» [22], « les Pères fondateurs ont accordé à la liberté de la presse la protection qui lui est nécessaire pour remplir le rôle central qui est le sien au sein de notre démocratie. La presse est au service des gouvernés et non des gouvernants. (…) La presse a été ainsi protégée de manière à être en mesure d’exposer les secrets du gouvernement et d’en informer le peuple.» [23]. Dès lors, on ne saurait accepter la thèse défendue par le gouvernement selon laquelle découlerait des prérogatives que la Constitution reconnait au Président en matière de relations internationales et en tant que commandant en chef des forces armées, le pouvoir  implicite [24] de faire cesser la publication au nom de la sécurité nationale. Pareille conceptionaurait pour effet « de réduire à néant le Premier amendement et de détruire la liberté fondamentale et la sécurité de ceux-là même que le gouvernement entend protéger » [25].

 

Les impératifs liés à la sécurité nationale semblent ainsi disqualifiés comme étant susceptibles de limiter la liberté de la presse. Toutefois, sur ce dernier point, l’ensemble des juges ne semble pas parler d’une seule voix. D’une part, deux des trois opinions dissidentes refusent de se joindre à l’opinion majoritaire, au motif qu’elle ne prêterait pas une attention suffisante aux prérogatives de l’exécutif et aux impératifs de la sécurité nationale [26]. D’autre part et surtout, parmi les juges aux opinions concurrentes, deux sur six soulignent combien la responsabilité du pouvoir exécutif en matière de sécurité nationale peut justifier de garder confidentiel un certain nombre d’information. Ce n’est que parce qu’ils estiment insuffisants les check and balances en matière de défense nationale et de relation internationale – ie. le contrôle du Président par les pouvoirs législatif et judiciaire – qu’une telle publication peut être autorisée [27]. Il en résulte que, contrairement à la vision un peu simpliste qu’en a le film de Spielberg, la décision ne saurait être considérée comme offrant à la presse une pleine liberté de publier des documents confidentiels.

 

C’est également pour une solution en demi-teinte qu’opte la Cour suprême dans l’affaire Gravel. Ayant reçu copie des Pentagon Papers, le sénateur Gravel décide d’en lire une partie au sein d’une sous-commission parlementaire dont il assure la présidence. La manœuvre n’est pas sans intérêt dans le contexte de la polémique relative à la publication des Pentagon Papers. Aux Etats-Unis en effet, les commissions et sous-commissions du Congrès bénéficient, dans le cadre du contrôle du pouvoir exécutif, d’une influence beaucoup plus importante qu’en régime parlementaire. Une large publicité entoure leurs travaux, qui sont en principe publics. Par ailleurs, le Sénateur Gravel n’avait pas grand-chose à craindre : les actes accomplis par les membres des commissions du Congrès bénéficient en effet de la protection de l’article premier, section 6, clause première de la Constitution [28] à condition toutefois qu’ils aient un objectif législatif, cette dernière notion étant jusque-là largement entendue. Avec l’aide d’un assistant parlementaire, le sénateur s’arrange donc pour faire annexer les 47 volumes de l’étude au titre des documents parlementaires [29] et négocie leur publication par une maison d’édition privée.

 

L’assistant parlementaire est alors cité à comparaitre dans le cadre de l’enquête relative à la publication des Pentagon Papers. La constitutionnalité de la citation à comparaitre est contestée au motif qu’il bénéficierait, comme le sénateur, de la protection de l’irresponsabilité parlementaire. Il est vrai que jusqu’au début des années 1970, la Cour suprême a eu de cette dernière une conception relativement extensive et la considérait comme une garantie essentielle accordée au peuple américain et destinée à protéger son droit de voir ses représentants exercer librement leurs fonctions [30]. Toutefois, distinguant les activités législatives des activités politiques, la Cour Suprême, dans la décision Gravel, limite la protection que l’irresponsabilité confère à l’assistant parlementaire aux seuls actes en lien avec la réunion de la commission (préparation de l’intervention du Sénateur, inclusion des volumes dans le Congressional record…) [31]. En revanche, elle rejette l’idée selon laquelle les négociations tenant à la publication des Papers par un éditeur privé feraient partie intégrante de la « sphere of legitimate legislative activity » [32] et refuse sur ce point d’annuler la citation à comparaitre.

 

La décision, qui est loin d’être unanime (5 voix contre 4), laisse place à de vigoureuses opinions dissidentes. Ainsi, le Justice Douglas considère que les membres du Congrès ayant vocation à informer chambres parlementaires et citoyens, le processus de republication devrait, dans son ensemble, bénéficier de la protection de l’irresponsabilité [33].  Plus encore, il se livre à une condamnation virulente de l’affaire des Pentagon Papers, stigmatisant la frilosité des journalistes et le gout immodéré des hommes politiques pour le secret, source première de désinformation [34]. Il estime par exemple qu’à 99, 5 % la classification du rapport ne se justifiait pas par la protection de la sécurité nationale, mais avait simplement vocation à interdire la dissémination d’informations propres à remettre en cause le récit officiel [35]. Il plaide en conséquence, mais en vain, pour une conception en l’espèce extensive du privilège parlementaire.

 

Quant à Daniel Ellsberg, il ne devra lui-même son non-lieu qu’aux erreurs procédurales qui ont émaillées les poursuites dont il fut l’objet. Activement recherché mais passé dans la clandestinité lors de la publication par le New York Times, il finit par se rendre le 28 juin 1971. Il est inculpé par un tribunal de Los Angeles sous onze chefs d’accusation, dont la violation de la loi sur l’espionnage de 1917. Sa ligne de défense ressemble aux arguments développés par le Justice Douglas dans la décision Gravel : elle consiste à insister sur l’illégalité du classement des Pentagon Papers en tant que documents confidentiels, celui-ci étant destiné à éviter que les citoyens américains et non une puissance étrangère puissent en prendre connaissance. Ses avocats, défenseurs chevronnés en matière de droits civiques, s’efforcent de démontrer que la loi de 1917 ne s’applique pas à la divulgation non autorisée de document à la presse. Le juge apparait manifestement partial et le prévenu risque 115 ans de prison [36]. Néanmoins, le procès tourne court, certaines des conversations d’Ellsberg ayant été illégalement enregistrées, tandis que le bureau de son psychiatre a fait l’objet d’une perquisition sans mandat, par d’ex-agents de la CIA, avec l’aval probable du Président Nixon [37]. Ecoutes illégales et intrusion par effraction discréditent d’autant plus la procédure que, tandis que le procès Ellsberg s’enlise, deux des trois anciens employés de la Maison-Blanche soupçonnés d’avoir fouillé le cabinet du médecin sont arrêtés au sein des locaux du parti démocrate à Washington, dans l’immeuble dit… du Watergate. Mais ceci est une autre histoire, sur laquelle s’achève d’ailleurs le film de Spielberg, bel et bien révélée cette fois par le Washington Post et contée, il y a longtemps déjà, par Alan Pakula [38].

 

[1] History of U.S. Decision-Making Process on the Vietnam Policy.

[2] New York Times Co. v. United States, 403 U.S. 713 (1971), p. 402.

[3] S. Blumenfeld, « Le premier lanceur d’alerte », Le Monde, samedi 20 janvier 2018, p. 16.

[4] M. Duberman, Howard Zinn, une vie à gauche, Lux, 2013, p. 204-209.

[5] Hannah Arendt, p. 15.

[6] Développée par le président Eisenhower dans une conférence de presse du 7 avril 1954, la théorie des dominos postule que le basculement d’un Etat dans le camp communiste ne peut qu’entrainer celui des pays voisins.

[7] « To the question of President Johnson in 1964, « Would the rest of Southern Asia necessarily fall if Laos and South Vietnam came under North Vietnamese control », the CIA answer was, « With the possible exception of Cambodia, it is likely that no nation in the area would quickly succumb to Communism as a result of the fall of Laos and South Vietnam », Hannah Arendt, p. 24, citant les Pentagon Papers, p. 6.

[8] La guerre du Vietnam qui, comme celle de Corée,  n’en a d’ailleurs jamais eu le statut juridique faute d’avoir été déclarée par le Congrès, incita ce dernier à adopter le 7 novembre  1973, en dépit du veto de Richard Nixon, le War Powers Resolution Act. Il impose au pouvoir exécutif de rendre compte au Congrès dans les 48 heures de tout engagement militaire de longue durée et dispose, qu’à moins d’une attaque contre les Etats-Unis, les troupes devront être retirées dans les 60 jours – avec prolongation possible de 30 jours – si la guerre n’est pas déclarée ou l’utilisation des forces armées autorisée.

[9] F. L. Schoell, Histoire des Etats-Unis, Payot, 1991, p. 311.

[10] A. Kaspi, Les Américains, édition augmentée, t.2, Seuil, 2008, p 520.

[11] Unanimité à la Chambre des Représentants, deux voix contre au Sénat.

[12] A. Kaspi, op. cit., p. 520-521.

[13] Hannah Arendt, « Lying in Politics, Reflections on the Pentagon Papers », in Crises of the Republic, Harvest Books, 1972, p. 4.

[14] On rappellera pour mémoire qu’une émission satirique, il n’y a pas si longtemps, brocardait quotidiennement un Super-Menteur de Président et que, plus récemment, un ministre des finances, face à la représentation nationale, affirmait avec aplomb n’avoir jamais détenude compte à l’étranger.

[15] « Men who act, to the extent that they feel themselves to be the masters of their own futures, will forever be tempted to make themselves master of the past, too ». Hannah Arendt, op. cit., p. 12-13.

[16] « [deception] It never comes into a conflict with reason, because things could indeed have been as the liar maintains they were. Lies are often much more plausible, more appealing to reason, than reality, since the liar has the great advantage of knowing beforehand what the audience wishes or expects to hear. He has prepared his story for public consumption with a careful eye to making it credible, whereas reality has the disconcerting habit of confronting us with the unexpected, for which we were not prepared. » Hannah Arendt, op. cit., p. 6.

[17] Hannah Arendt, op. cit., p. 13.

[18] « Under normal circumstances the liaris defeated by reality, for which there is no substitute ; no matter how large the tissue of falsehood that an experienced liar has to offer, it will never be large enough, even if it enlists the help of computers, to cover the immensity of factuality. » Hannah Arendt, op. cit., p. 7.

[19] 403 U.S. 713 (1971)/

[20] « Any system of prior restraints of expression comes to this Court bearing a heavy presumption against its constitutional validity. (…) The Government thus carries a heavy burden of showing justification for the imposition of such a restraint. ».  New York Times Co. v. United States, 403 U.S. 713 (1971), p. 714 (Per Curiam)

[21] « The Bill of Rights changed the original Constitution into a new charter under which no branch of government could abridge the people’s freedoms of press, speech, religion, and assembly », idem. p. 716.

[22] « Congress shall make no law (…) abridging the freedom (…) of the press ».

[23] « In the First Amendment, the Founding Fathers gave the free press the protection it must have to fulfill its essential role in our democracy. The press was to serve the governed, not the governors. (…) The press was protected so that it could bare the secrets of government and inform the people ». idem. p. 717.

[24] La constitution américaine confère en effet à chacune des branches du gouvernement un certain nombre de prérogatives explicites, mais aussi les pouvoirs implicites (implied powers) nécessaires à leur mise en œuvre. Il en résulte notamment que les fondements et l’étendue exacte des pouvoirs du Président font l’objet de débats récurrents auxquels la Cour Suprême a été contrainte de prendre part à de nombreuses reprises. Voir sur ce point la célèbre opinion du Juge R. Jackson dans le Steel Seizure Case de 1952 (Youngstown Sheet & Tube Co. v. Sawyer, 343 U.S. 579).

[25] « To find that the President has “inherent power” to halt the publication of news by resort to the courts would wipe out the First Amendment and destroy the fundamental liberty and security of the very people the Government hopes to make “secure.” » idem. p. 719.

[26] Voir les opinions des Justices Harlan et Blackmun, idem. p. 752

[27] Justice Potter Stewart and Justice Byron R. White, « In the governmental structure created by our Constitution, the Executive is endowed with enormous power in the two related areas of national defense and international relations.(…) largely unchecked by the Legislative and Judicial branches ( …). In the absence of the governmental checks and balances present in other areas of our national life, the only effective restraint upon executive policy and power in the areas of national defense and international affairs may lie in an enlightened citizenry — in an informed and critical public opinion which alone can here protect the values of democratic government. For this reason, it is perhaps here that a press that is alert, aware, and free most vitally serves the basic purpose of the First Amendment. For, without an informed and free press, there cannot be an enlightened people. » idem. p. 728.

[28] « Senators and representatives (…) for any speech or debate in either house, (…) shall not be questioned in any other place »

[29] Gravel v. United States, 408 U.S. 606 (1972), p. 609.

[30] Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre thèse, n°300. L’affaire Gravel y est brièvement traitée n° 312, 315 et 339.

[31] Pour une vision assez critique de la décision Gravel et de l’extension de l’immunité à des milliers de personnes non élues, cf. « the Speech and Debate Clause Protection of Congressional Aides », Yale Law Journal, 91:960 (1982), p. 961 à 973.

[32] Gravel v. U.S. 408 U.S. 606 (1972), p. 624.

[33] « As to Senator’s Gravel efforts to publish the subcommittee record’s contents, wide dissemination of this material as an educational service is as much a part of the Speech or Debate Clause philosophy as mailing under a frank a Senator’s or a Congressman’s Speech across the nation. » Idem, p. 636. Voir également p. 634 et 635 et dans le même sens l’opinion du Justice Brennan p. 661.

[34] « The story of the Pentagon Papers is a chronicle of suppression of vital decisions to protect the reputations and political hides of men who worked an amazingly successful scheme of deception on the American people. They were successful not because they were astute, but because the press had become a frightened, regimented, submissive instrument, fattening on favors from those in power and forgetting the great tradition of reporting», idem., p. 647.

[35] « Yet, as has been revealed by such exposés as the Pentagon papers (…), the government usually suppresses damaging news but highlights favorable news. In this filtering process the secrecy stamp is the officials ‘tool of suppression and it has been used to withhold information which in 99 ½ % of the cases would present no danger to national security. », idem., p. 641-642.

[36] « Le premier lanceur d’alerte », Le Monde du 20 janvier 2018, p. 16.

[37] Idem. Voir également « L’affaire des Pentagon Papers » Le Figaro du 15 juin 1971

[38]  All the President’s Men (Les hommes du Président), Time Warner, 1976.