Jean-Jacques Urvoas jugé par la CJR ? L’ombre d’un doute Par Cécile Bargues
La mise en examen de Jean Jacques Urvoas par la Cour de Justice de la République remet en lumière un privilège de juridiction dont la suppression est prévue par le projet de révision constitutionnelle. La procédure étant particulièrement lente devant cette juridiction atypique, que deviendraient, en cas de disparition de la CJR, les affaires pendantes ?
The french Law Court of the Republic has recently reappeared back on stage due to the recent indictment of Jean Jacques Urvoas, the former Minister of Justice. This prosecution is taking place while a draft constitutional law contemplates removing this court specialized in assessing the criminal responsibility of members of government. The slow pace of the procedure before this court raises the question of the future of pending cases.
Cécile Guérin-Bargues, Professeur de droit public à l’Université Paris Nanterre. Centre de Théorie et d’Analyse du Droit / Institut Michel Villey
La mise en examen pour « violation du secret professionnel » de l’ancien garde des sceaux Jean-Jacques Urvoas, le mardi 19 juin par la commission d’instruction de la Cour de Justice de la République (CJR) remet sur le devant de la scène une institution contestable et contestée. « Fille naturelle de l’affaire du sang contaminé » [1], la CJR a été créée par la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 afin de rapprocher du droit commun le régime juridique des actes délictueux ou criminels commis par les ministres dans l’exercice de leurs fonctions. Toutefois, elle est restée de ce point vue au milieu du gué, puisqu’elle demeure un privilège de juridiction : si les actes ministériels répréhensibles sont soumis à l’application du droit pénal et de la procédure pénale, ils n’en sont pas moins jugés par une cour au sein de laquelle siègent, aux côtés de trois magistrats de l’ordre judiciaire, douze parlementaires désignés par leurs pairs. Nous ne reviendrons pas, pour l’avoir déjà fait à maintes reprises [2], sur la nécessité de supprimer cette juridiction baroque fondée sur le postulat que l’on peut à la fois poser le principe de la responsabilité pénale des ministres et la faire sanctionner par une juridiction politique. L’affaire Urvoas, qui intervient dans un contexte de possible suppression de la CJR, offre cependant l’occasion de revenir sur la procédure de cette juridiction atypique qui, source de lenteur (I) et de complexité (II), pose de manière particulièrement aigüe le problème du destin des affaires pendantes (III).
1. Une procédure chronophage
Commençons par rappeler les faits de cette affaire Urvoas, jusqu’ici saisie par deux des trois composantes de cette juridiction tripartite qui, régulièrement menacée de disparition, semble paradoxalement avoir l’éternité devant elle: la commission des requêtes et la commission d’instruction.
Depuis septembre 2016, M. Solère, député des Hauts de Seine, fait l’objet d’une enquête préliminaire ouverte par le parquet de Nanterre pour « fraude fiscale, blanchiment, corruption, trafic d’influence et recel d’abus de biens sociaux » [3]. Lors d’une perquisition menée à son domicile en juin 2017 dans le cadre de cette procédure, l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales avait saisi « une note confidentielle émanant de la Direction des affaires criminelles et des grâces détaillant les investigations en cours à son sujet » [4] qui lui auraient été communiquée par Jean-Jacques Urvoas, alors Garde des Sceaux, en violation du secret professionnel protégé par l’article 226-13 du code pénal [5]. Ces éléments susceptibles d’engager la responsabilité pénale du ministre avaient alors été transmis à la commission des requêtes de la CJR. Instance sui generis, dont l’intervention suspend les délais de prescription et dotée d’une composition originale – trois magistrats du siège à la Cour de cassation, deux conseillers d’Etat et deux conseillers maîtres à la Cour des comptes – la commission des requêtes est en effet seul juge de l’opportunité des poursuites. Le 16 janvier, elle rendit un avis favorable à la saisine de la commission d’instruction, ce qui fut fait dès le lendemain par le Procureur général près la Cour de cassation.
Le 20 juin, la commission d’instruction a décidé la mise en examen de l’ancien Garde des sceaux. Organe collégial exclusivement formé de magistrats du siège à la Cour de cassation, la commission d’instruction témoigne en général, face à d’anciens ministres, d’une propension à instruire à charge comme à décharge supérieure à ce dont bénéficie le justiciable ordinaire. On a vu ainsi, à plusieurs reprises, la commission refaire intégralement les informations judiciaires dans des dossiers qui, déjà instruits par les juges de droit commun, auraient sans doute pu être renvoyés en l’état. Tel fut le cas des affaires impliquant Charles Pasqua dans les années 2000, déjà instruites par le pôle financier de Paris [6]. Il en fut de même plus récemment dans l’affaire dite de Karachi, trois ans ayant séparé la transmission des dossiers déjà instruits à la commission d’instruction de la CJR, de la mise en examen par cette dernière d’Edouard Balladur le 29 mai 2017. Il n’en va pas différemment dans les affaires relativement simples. Ainsi, Ségolène Royal, Ministre déléguée auprès du ministre de l’éducation nationale, ne fut jugée par la CJR que le 16 mai 2000, soit plus de deux ans après la saisine de la commission d’instruction [7], alors qu’il s’agissait en l’espèce de propos avérés susceptibles de mettre en cause sa responsabilité pour complicité de diffamation envers des fonctionnaires publics [8].Bien que le contexte soit différent, le constat n’en est pas moins ici identique : dans l’affaire Urvoas, il y aura instruction afin de déterminer si l’ancien garde des Sceaux peut bénéficier d’un non-lieu ou doit être renvoyé devant la juridiction de jugement de la CJR. Pourtant, « vu la relative simplicité du dossier, une procédure plus rapide avec un renvoi devant la formation de jugement sans information judiciaire préalable aurait été privilégiée en droit commun», expliquait un proche du dossier dans Le Mondedu 20 juin [9].
Ces garanties procédurales spécifiques accordées aux ministres ne sont pas simplement à l’origine d’un allongement des procédures. Elles sont également source de sérieuses difficultés.
2. Les difficultés inhérentes à l’éclatement des procédures
Il est probable que dans le cadre de son instruction, la commission de la CJR procède à plusieurs auditions du principal intéressé, mais aussi de Thierry Solère, bénéficiaire des informations indûment divulguées. Notons toutefois que ce dernier, faute de bénéficier du privilège de juridiction ministériel, ne pourra être mis en cause pour recel de violation du secret professionnel que devant les juridictions ordinaires. On pourrait alors se retrouver devant la problématique épineuse des contradictions de jurisprudence, lorsque CJR et juridictions ordinaires sont amenées à juger pénalement des mêmes faits. La rocambolesque affaire du casino d’Annemasse est là pour en témoigner : Michel Tomi et sa fille furent condamnés pour corruption active de Charles Pasqua en 2009 par la Cour d’appel de Paris [10], tandis que la CJR, un an plus tard, relaxa l’ancien ministre de l’Intérieur du chef de corruption passive [11]. La Cour de cassation n’y trouva rien à redire, au motif « qu’il n’existe aucune primauté des juridictions saisies à l’égard de l’autre, chacune d’entre elle étant maîtresse de sa décision » [12].
Il n’est pas certain hélas qu’une telle hypothèse de contradiction de jurisprudence demeure d’école, même en cas de suppression de la CJR. En effet, l’adoption du projet de loi constitutionnelle présenté en Conseil des ministres le 9 mai dernier ne mettrait pas nécessairement un terme au regrettable éclatement des procédures juridictionnelles. Tout en maintenant une commission des requêtes chargée d’un rôle de filtre, le projet n’opte pas, contrairement à ce qui a souvent été préconisé [13], pour la compétence, à l’égard des ministres, des tribunaux de grande instance. Il prévoit en effet la compétence de la Cour d’appel de Paris pour juger les ministres poursuivis pour des actes commis dans l’exercice de leurs fonctions. Le choix de la Cour d’appel de Paris pour les ministres, s’il s’explique sans doute par la volonté de confier les dossiers qui les impliquent à des magistrats aguerris n’en est pas moins surprenant : il aboutit en effet à supprimer pour les seuls membres du gouvernement un degré de juridiction et pérennise l’absence d’identité de juridiction pour membres du gouvernement et complices ou co-auteurs, sauf à espérer qu’une loi organique vienne prévoir la possibilité de jonction des poursuites les concernant.
Imaginons toutefois, ce qui n’est pas encore tout à fait chose faite, que la révision constitutionnelle soit menée à bien, entrainant abrogation des articles 68-1, 2 et 3 de la Constitution relatifs à la CJR. Qu’adviendrait-il des affaires pendantes ?
3. Le destin incertain des affaires pendantes
Parmi les rares affaires aujourd’hui soumises à la commission d’instruction de la CJR, un premier réflexe consisterait à distinguer le cas Urvoas, qui est relativement simple, de celui, autrement plus complexe, d’Edouard Balladur. Ce dernier est en effet soupçonné, alors qu’il était Premier ministre d’avoir financé sa campagne présidentielle de 1995 à l’aide de rétrocommissions illégales perçues sur des contrats de vente de sous-marins par la France au Pakistan. La tentation serait grande dès lors de conclure que la CJR pourrait avoir le temps, avant de disparaitre, de juger au moins l’ancien garde des Sceaux. Ce serait néanmoins faire bon marché des lenteurs d’une telle procédure d’exception, que nous avons déjà soulignées au stade de l’instruction mais qui se pérennisent à celui de la formation de jugement. Cette dernière suppose en effet de réunir trois hauts magistrats et 24 parlementaires – les suppléants étant tenus d’assister, comme aux assises, à l’intégralité des débats – ce qui n’est pas chose aisée. Or on voit mal le pouvoir en place inciter en la matière à la célérité. Pourquoi en effet exposer à une inévitable médiatisation une affaire Urvoas qui pourrait être pour la majorité doublement gênante ? D’une part, car elle implique, dans son volet non ministériel, Thierry Solère, transfuge décidemment encombrant pour la République en Marche. D’autre part et surtout, car elle est susceptible de jeter une lumière crue sur le récurrent débat relatif à l’indépendance du Parquet que la discussion sur le projet de loi constitutionnelle, avec son volet relatif à la composition du Conseil Supérieur de la Magistrature, ne manquera pas de rouvrir.
On pourrait toutefois imaginer que la Constitution soit révisée courant 2019, mais que soit reportée à une date ultérieure la disparition de la CJR. Ce fut ainsi que procéda la loi organique du 8 aout 2016 [14] qui, après mains reports, ne fixa en définitive la suppression des juridictions de proximité qu’au 1erjuillet 2017. La pratique est assez fréquente en cas de suppression de juridiction, mais il s’agit en général de permettre une réorganisation juridictionnelle apte à absorber une charge contentieuse importante, ce qui n’est évidemment pas le cas de celle que laisserait derrière elle la disparition de la CJR. Surtout, on imagine mal le pouvoir constituant dérivé prévoir une telle disposition. Pourquoi en effet inciter à une ultime réunion d’une juridiction dérogatoire au droit commun que l’on entend en général faire disparaitre au nom du sacro-saint principe d’égalité devant la loi? Nul principe constitutionnel ne semble par ailleurs imposer de prévoir un régime transitoire pour des ministres dorénavant privés de leur privilège de juridiction. En témoigne a contrario l’article 68-3 de la Constitution qui, pour sortir enfin de l’impasse l’affaire du sang contaminé, n’hésita pas à prévoir que les dispositions instituant la CJR étaient applicables aux faits commis avant son entrée en vigueur. Si la compétence de la CJR put être imposée aux affaires en cours, la soumission au droit commun ne pourrait-elle pas l’être tout autant ? Il est probable dès lors que les affaires Urvoas et Balladur connaitront le destin classique des affaires pendantes devant une juridiction supprimée. Ainsi, en application de la loi organique du 8 août 2016, les procédures pénales en cours devant les tribunaux de police et les juridictions de proximité supprimés qui n’avaient pu être audiencées avant le 1erjuillet 2017 furent transférées en l’état aux tribunaux de police territorialement compétents. Sans doute n’en ira-t-il pas très différemment pour les affaires Urvoas ou de Karachi si d’aventure les tribunaux ordinaires devenaient enfin compétents pour juger de la responsabilité pénale des ministres pour les faits accomplis dans l’exercice de leurs fonctions.
[1] O. Beaud, La sang contaminé,Béhémoth, 1999, p. 53.
[2] Nous nous permettons ici de renvoyer à notre récent ouvrage Cécile Guérin-Bargues, Juger les politiques ? La Cour de Justice de la République, Dalloz, coll. Droit politique, 2017. Voir également, sur ce blog, http://blog.juspoliticum.com/2016/12/19/christine-lagarde-devant-la-cour-de-justice-de-la-republique-les-lecons-de-la-derniere-audience
[3] Affaire Urvoas-Solère : la Cour de justice de la République officiellement saisie, Le Monde.fr, 17 janvier 2018.
[4] « Jean-Jacques Urvoas a informé Thierry Solère d’une enquête le concernant », Le Monde.fr, 13décembre 2017
[5] « La révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. »
[6] Cf. Cécile Guérin-Bargues, Juger les politiques ? La Cour de Justice de la République, Dalloz, coll. Droit politique, 2017, p. 27-28 et p. 209 et s.
[7] La saisine de la commission d’instruction date du 8 avril 1998.
[8] Sur cette affaire et sa procédure, votre notre ouvrage précité, not. p. 169 à 188.
[9] Jean-Baptiste Jacquin et Simon Piel, « L’ex-garde des sceaux Jean-Jacques Urvoas mis en examen par la Cour de justice ».
[10] Cour d’appel de Paris, 18 septembre 2009 (n°RG 08-03960)
[11] C. J. R, 30 avril 2010, Pasqua(n°10-001)
[12] Cass. Crim., 8 avril 2010 (n°03-80.508 et 0986.242). Voir également Cass. Ass. Plén., 23 juillet 2010 (n°10-85505). Tous les documents précités sont reproduits et commentés dans notre ouvrage « Juger les politiques ? », p. 209 à 244.
[13] Voir par exemple les travaux de la commission Jospin qui, en 2012, prônait simplement, parce qu’elle correspond au siège des ministères, la compétence exclusivedutribunaldegrandeinstance deParis. Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, « Pour un renouveau démocratique », La documentation française, Paris, nov. 2012, Propositionn°19, p. 78 et s. Cette compétence ratione locispécifique n’avait pas été retenue par le projet de loi constitutionnelle relatif à la responsabilité juridictionnelle du Président de la République et des membres du gouvernement du 14 mars 2013, qui optait lui pour le droit commun : AN, doc. parl. n°816.
[14] Loi organique n° 2016-1090 du 8 août 2016 relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu’au Conseil supérieur de la magistrature. Sur sa longue histoire, Voir M. Marquette, « La réforme des juges de proximité », Dalloz actualité, 16 sept. 2016.