Les dernières élections législatives aux Fidji :une étape dans la transition constitutionnelle de la république militaire Par Géraldine Giraudeau
Les Fidjiens ont récemment élu leurs parlementaires pour un mandat de quatre ans. Il s’agissait du deuxième scrutin général sous l’égide du texte constitutionnel voté en 2013, après plusieurs crises institutionnelles graves. Le renouvellement de Franck Bainimarama au poste de premier ministre invite à formuler quelques observations sur ce petit Etat archipélagique dont l’histoire constitutionnelle est particulièrement intense et riche d’enseignements.
Fijian recently elected their parliamentarians for a new four-year session. This was the second general poll for the constitutional order instituted in 2013 after several serious institutional crises. The renewal of Franck Bainimarama as Prime Minister calls for observations on this small archipelagic state whose constitutional history is particularly intense.
Par Géraldine Giraudeau, Professeur à l’Université de Perpignan, en délégation à l’Université de la Nouvelle-Calédonie, Larje
Le maintien au pouvoir de Franck Bainimarama et de son parti
Le 14 novembre 2018, les Fidjiens ont élu la nouvelle formation du Parlement national pour quatre ans, donnant une majorité nette au mouvement Fidji First, et reconduisant ainsi le premier ministre Franck Bainimarama au pouvoir. Il s’agissait du premier renouvèlement du parlement monocaméral depuis l’entrée en vigueur de la constitution de 2013.
Pour appréhender ce suffrage, il convient de garder à l’esprit le nombre limité d’électeurs et d’élus concernés. Les 458 532 bulletins comptés ont permis d’élire les 51 parlementaires, avec 50,02 % des voix pour le parti fondé par le premier ministre. Le principal parti d’opposition, le SODELPA (parti social libéral démocrate), s’est donc trouvé assez largement distancé (39,45 % des voix)[i].
Cet évènement est l’occasion de s’intéresser à cet Etat insulaire du Pacifique, récemment mis sur le devant de la scène pendant la COP23. Le grand public a ainsi été sensibilisé à la vulnérabilité de l’archipel face aux changements climatiques, en raison de sa géographie particulière : la croissance des ouragans dans la région est forte, la montée des eaux menace ces atolls de faible altitude, et le réchauffement de la mer blanchit les récifs de corail. Son fonctionnement institutionnel est moins connu et rarement analysé dans les études de droit comparé. La trajectoire constitutionnelle des Fidji, dont les élections de novembre dernier constituent une étape importante, est néanmoins intéressante à plusieurs égards, en ce qu’elle concentre, sur une échelle réduite, un nombre impressionnant de problématiques liées au processus de construction étatique : décolonisation, prise en compte des structures coloniales juridiques et institutionnelles dans les modes de gouvernance, difficultés liées à la discontinuité territoriale, divisions ethniques et culturelles au sein de l’Etat avec des rivalités historiques, tâtonnements dans les modèles constitutionnels explorés, inscription dans le temps de la transition démocratique, crises, coups d’Etats…la liste n’est pas exhaustive.
La promesse militaire d’une démocratie
Un des paradoxes du scrutin du 14 novembre est qu’il appuie la légitimité démocratique du premier ministre Bainimarama et de son parti, alors que le leader militaire est arrivé au pouvoir par la force en 2006. Les signes d’une transition démocratique, certes inaboutie, existent. Le multipartisme est installé, avec huit partis enregistrés, dont six ayant présenté des candidats aux élections générales et trois seulement représentés du fait du seuil des 5%. La représentation des femmes au sein du Parlement a augmenté sensiblement après les derniers résultats, plaçant en la matière les Fidji au premier rang des petits Etats insulaires du Pacifique. Dix femmes parlementaires ont finalement été élues sur les 51 membres de la Chambre fidjienne, dont une occupant la fonction de Présidente de l’Assemblée (Speaker) depuis 2014[ii].
La constitution en vigueur aux Fidji, datée de 2013, a la particularité d’avoir supprimé les quotas ethniques et il n’existe donc plus de sièges réservés en fonction de tels critères. La loi fondamentale antérieure prévoyait en effet d’assurer une représentation minimum des Taukei (Fidjiens autochtones) et des Indo-Fidjiens, ainsi que de quelques autres minorités. Il semble que la suppression de la dimension ethnique dans l’organisation institutionnelle ait favorisé le parti Fidji First[iii].
Les Fidji ont donc peut-être trouvé un modèle amené à perdurer, après un parcours semé d’embûches. La tâche n’était pas simple, pour cette société tour à tour qualifiée de « complexe », de « divisée », ou de « fragmentée » du fait de son histoire et de la nécessaire coexistence de plusieurs communautés.
Comme pour les autres territoires du Pacifique, sa colonisation fut assez tardive : découvertes au cours du 18è siècle par des navigateurs hollandais et britanniques, ces îles ne firent l’objet d’une véritable appropriation qu’en 1874 par la Couronne britannique. Cette occupation s’explique notamment par les perspectives de rendement de diverses cultures, en particulier le santal et le coton et s’est faite au prix de durs affrontements. Ces batailles de pouvoir ont opposé à la fois des Européens et les divers groupes d’un archipel divisé entre les chefferies Fidjiennes et les revendications de certains leaders venant des proches Tonga[iv].
Presqu’un siècle plus tard, le 10 octobre 1970, l’indépendance des Fidji fut officiellement proclamée, en faisant ainsi le trentième Etat du Commonwealth. Entre cette date et aujourd’hui, la République fidjienne connut pas moins de quatre coups d’Etats et le même nombre de constitutions. Le premier texte de 1970 consacrait d’abord une sorte de compromis entre revendications ethniques, celui de 1990, après plusieurs coups d’Etats, était plus nationaliste et assurait une primauté du peuple autochtone. La constitution de 1997 tentait de revenir à un certain compromis en s’appuyant notamment sur des systèmes électoraux complexes, mais a échoué à prévenir les graves tensions entre « ethno-nationalistes » et militaires[v]. Après le coup d’Etat de 2006, plusieurs années de crise ont dû être dépassées pour aboutir au vote du texte actuel.
Aujourd’hui, l’Etat fidjien est une République parlementaire, avec un président chef des armées mais ayant surtout un rôle traditionnel et symbolique. Ce dernier est nommé par le parlement pour un mandat de trois ans renouvelable une fois. Le premier ministre est un parlementaire élu qui dirige le gouvernement. Lorsqu’un parti remporte les élections générales à la majorité absolue, son leader est nommé à cette fonction, sinon les candidats au poste sont identifiés et font éventuellement l’objet d’un vote entre les élus[vi]. Le pouvoir militaire est très présent et les membres des forces armées fidjiennes participent d’ailleurs régulièrement aux opérations de maintien de la paix de l’ONU. Le contrôle des institutions par l’armée pose bien sûr un certain nombre de questions et la construction d’un Etat de droit est inachevée. En outre, malgré le développement des transports, la discontinuité territoriale de l’archipel continue de constituer une difficulté, avec un certain nombre de disparités entre les 300 îles (dont une centaine inhabitées), auxquels s’ajoutent plus de 540 ilots parsemés sur environ 3 millions de km2. Il existe par exemple un statut spécial d’autonomie et la reconnaissance de droits coutumiers pour quelques terres et leurs habitants, à l’instar de l’île de Rotuma[vii].
Vers un renforcement du rayonnement international des Fidji ?
La représentation du multipartisme et la bonne tenue des élections est également un signe positif envoyé aux partenaires du gouvernement fidjien. En quelques temps, ce « confetti » du Pacifique est devenu un acteur incontournable des relations politiques et économiques de la région. La transition démocratique fidjienne s’inscrit elle-même dans un contexte internationalisé.
On le sait, le droit international, traditionnellement réputé neutre par rapport aux modes de gouvernance, promeut désormais activement le modèle démocratique notamment par le biais de textes à valeur recommandatoire – on pense notamment à l’agenda 2030 pour le développement dans le cadre de l’ONU. Le rôle joué en la matière par les organisations internationales est intéressant dans le cas des Fidji. En 2009, face aux multiples crises et à la réticence de Bainimarama pour organiser de nouvelles élections et assurer le retour de la démocratie après son coup d’Etat, l’Etat fidjien fut suspendu à la fois du Commonwealth et du Forum des îles du Pacifique[viii]. En réaction, le gouvernement avait alors créé sa propre organisation régionale en 2013 : le Forum de développement des îles du Pacifique dont le siège est à Suva, en excluant de fait la Nouvelle-Zélande et l’Australie.
Aujourd’hui, les relations internationales des Fidji sont intenses. Il s’agit d’une économie active au sein du Pacifique[ix]. La présidence de la COP 23 par le pays a bien entendu contribué à relayer les préoccupations environnementales et climatiques de l’archipel et des Etats voisins.
Aussi, les Fidji mettent en œuvre une intense politique maritime depuis déjà plusieurs années. L’application du droit codifié dans la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer a transformé cet archipel en un immense espace marin et sous-marin, à l’instar de beaucoup d’Etats insulaires du Pacifique (presque 1 millions 283 000 km2 de zone économique exclusive pour 18 333 km2 de terre, sur laquelle sont exercés des droits souverains d’exploration et d’exploitation des ressources). En 2009, le gouvernement fidjien a également déposé devant la commission spécialisée des Nations Unies une demande visant à faire valoir ses droits sur un plateau continental étendu au-delà des 200 milles marins, comme le prévoit la convention de Montego Bay[x]. Ces nouvelles limites du domaine sous-marin exploitable pourraient ainsi contribuer à asseoir le développement économique de l’archipel.
Fort de ces éléments, reste à savoir comment l’Etat fidjien inscrira ce modèle constitutionnel dans la durée, et comment il pourra se détacher de la figure d’un homme effectivement au pouvoir depuis plus de 12 ans.
[i] Presse locale consultée le 20 novembre 2018 : http://fijisun.com.fj/2018/11/15/fiji-elections-2018-official-results-2/.
[ii] Le pourcentage de femmes candidates est passé de 18 à 24% entre 2014 et 2018, et le nombre d’élues est passé de 8 à 10. https://www.pacwip.org/current-elections/fiji/ (Pacific women in Politics).
[iii] Voir l’analyse détaillée de S. Ratuva, « Coups d’Etat et récupération : transformations politiques et ingénierie constitutionnelle aux Iles Fidji », in Larje, L’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, PNUC, pp. 97-112, en particulier pp. 101 e suiv.
[iv] « Fiji. » Britannica Academic, Encyclopædia Britannica, 28 Jun. 2018.
academic-eb-com.proxy.univ-nc.nc/levels/collegiate/article/Fiji/117356. Accessed 27 Nov. 2018.
[v] S. Ratuva, loc. cit., notamment pp. 100-101.
[vi] Article 52 de la constitution.
[vii] Voir Lee-Anne Sackett, Romitesh Kant and Jason Titifanue, « The Rotuma Bill n°6 of 2015: what is at stake for Rotuma ? », working paper, Suva 2018, SGDIA working papers series n°4, USP, 9 p.
[viii] Fidji a été réadmis en 2014, voir par exemple la décision du Comité d’action ministérielle du Commonwealth, 44ème session, 2014.
[ix] Voir les données de la Banque mondiale : https://donnees.banquemondiale.org/pays/fidji.
[x] https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/iles-fidji/presentation-des-fidji/.