« Pour en finir avec le (fantasme du) constitutionnalisme dogmatique » Par David Mongoin
Ces dernières semaines, la question de savoir si le président peut utiliser l’article 11 pour initier une révision constitutionnelle s’est de nouveau posée avec une certaine acuité. Ce billet qui défend la thèse de la licéité de la voie référendaire cherche à montrer que les principaux arguments qui lui sont opposés sont soit fragiles soit incohérents. La vérité n’est pas de ce monde (constitutionnel).
In recent weeks, the question of whether the President of the French Republic can use Article 11 to initiate a constitutional review has arisen again. This post, which defends the thesis of the legality of the referendum to amend the Constitution, seeks to show that the main arguments against it are either fragile or incoherent. Truth is not part of this (constitutional) world.
Par David Mongoin, Professeur de droit public à l’Université Jean Moulin (Lyon 3), Directeur du Centre de droit constitutionnel
Ce billet, dont le titre s’inspire de celui de l’article de Denys de Béchillon mis en ligne sur le site du Point le 13 février 2019 (« Pour en finir avec le (fantasme du) référendum constituant »)[1], ne peut se réclamer d’aucune autre légitimité que celle de l’incompréhension devant la thèse défendue sans nuance selon laquelle le président de la République ne pourrait, sans commettre une grave irrégularité juridique, initier une révision constitutionnelle par le truchement de l’article 11 de la Constitution. Une telle thèse peut certes être défendue, mais on ne saurait le faire en laissant penser qu’elle est définitive. C’est donc à un exercice de réfutation auquel nous allons nous livrer dans ce billet.
Pour parodier Marx, disons qu’en France les controverses constitutionnelles se répètent pour ainsi dire deux fois, la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce.
On le sait, de Gaulle, ayant estimé en 1962 que le moment était advenu de modifier le texte de la Constitution pour en sauvegarder l’esprit, s’est fondé, afin de se dispenser du consentement du Parlement induit par l’article 89, sur l’article 11 pour modifier le mode de désignation du président de la République. En 1962, plus que le fond du projet de révision constitutionnelle, c’est surtout la procédure retenue qui a « ému », pour ne pas dire plus, la communauté des juristes et la classe politique. Le Conseil constitutionnel considérera néanmoins prudent de décliner sa compétence relativement au contrôle de la loi adoptée par référendum (décision du 6 novembre 1962), tant il lui était difficile de déjuger a posteriori le peuple. Politiquement opportune mais juridiquement contestable, cette décision a en tout cas eu pour effet de fixer jusqu’à aujourd’hui sinon les termes du débat du moins le principe de l’injusticiabilité de la loi référendaire.
C’est bien les interminables échos de cette initiative gaullienne qui nous parviennent encore aujourd’hui. Or, il semble désormais définitivement acquis pour de (trop) nombreux auteurs, dont notre collègue Denys de Béchillon, que le recours à l’article 11 pour opérer une révision constitutionnelle serait inconstitutionnelle. Une telle thèse est-elle pourtant si certaine ?
Une des questions essentielles est de déterminer si cet exercice de l’article 11 est constitutionnel, c’est-à-dire s’il s’agit d’une « coutume constitutionnelle » ou d’une simple « pratique politique », possiblement inconstitutionnelle. Disons sans détour qu’à nos yeux il existe bel et bien une coutume constitutionnelle. Cet épisode de la révision constitutionnelle de 1962 a d’ailleurs pour singularité de conjuguer une modification formelle de la Constitution (article 6) avec une modification informelle consistant dans l’extension coutumière des modes de révision. De la même façon que la Constitution a été complétée par l’instauration « coutumière » d’une responsabilité du Premier ministre devant le président de la République, elle a été complétée par l’instauration « coutumière » d’une procédure de révision constitutionnelle fondée sur l’article 11 de la Constitution. C’est d’ailleurs bien cette vue qu’exprimera François Mitterrand à la revue Pouvoirs en 1988. A la question posée par Olivier Duhamel : « Admettez-vous que l’article 11 (…) soit utilisé pour une révision constitutionnelle (…) ? », il répondra sans équivoque : « L’usage établi et approuvé par le peuple peut désormais être considéré comme une des voies de la révision, concurremment avec l’article 89 ». Reconnaissons néanmoins que l’argument de la « coutume constitutionnelle », par nature indécidable car dépendant de l’« idée » que l’on se fait du droit constitutionnel, ne saurait suffire. Partons alors des principaux arguments des contempteurs de la voie de l’article 11 afin d’apprécier leur solidité.
C’est d’abord l’argument selon lequel les dispositions de l’article 89, contenues dans un titre spécial (titre XVI) explicitement consacré à « la révision constitutionnelle », devraient être comprises comme exclusives de tout autre mode de révision constitutionnelle. Cet argument de l’existence formelle d’une procédure spécifique dans le corps même de la Constitution n’entraîne aucunement l’inconstitutionnalité du recours à l’article 11 pour réviser formellement la Constitution, sauf à considérer qu’aucun référendum fondé sur l’article 11 ne serait constitutionnel, comme l’avait d’ailleurs signalé notre collègue Mathieu Carpentier aux lecteurs de ce blog, dans son billet du 21 février 2018. En effet, dans sa logique, un tel argument conduirait à conclure que là où il existe une procédure spécifique, il ne peut exister une procédure parallèle ou d’exception. En conséquence, aucun référendum ne serait constitutionnellement valide dès lors que l’on constate que la Constitution fixe une procédure spécifique d’adoption des lois ordinaires (article 39 et s.), mais aussi pour les lois organiques (article 46) ou encore pour les textes règlementaires…
C’est ensuite l’argument selon lequel il y aurait une incohérence logique interne au texte constitutionnel si l’on reconnaissait au président de la République la possibilité de recourir, sans accord préalable du Parlement, au référendum constituant (art. 11), alors que l’article 89 conditionne cette révision constitutionnelle à un tel accord ? On peut penser que la logique juridique formaliste a ses raisons que la raison constitutionnelle ignore. Toutes les dispositions de la Constitution sont génératrices d’ambiguïtés, et sont donc potentiellement absurdes ou incohérentes. C’est le cas, par exemple, dans le partage des compétences entre le chef de l’État et le chef du gouvernement. Ainsi, si le président est le chef des armées (art. 15), c’est pourtant le Premier ministre qui est « responsable de la défense nationale » (art. 21) et c’est aussi « son » gouvernement qui « dispose de la force armée » (art. 20). L’équivocité concerne également le pouvoir normatif propre à l’exécutif, puisque la compétence réglementaire de principe revient au Premier ministre (art. 21), tandis que le président de la République bénéficie d’une compétence exceptionnelle (art. 13). Bref, l’argument de l’incohérence ne saurait être retenu sauf à viser l’intégralité du texte constitutionnel. Si on peut sans nul doute regretter que par la voie de l’article 11 le Parlement n’ait, par définition, pas son mot à dire, ce n’est là qu’une position politique. Rappelons de surcroît que ce n’est que de façon tout à fait exceptionnelle que le Parlement n’a pas été associé à la modification formelle du texte constitutionnel, en tout cas si l’on s’en tient aux vingt-quatre révisions qui ont déjà été opérées.
C’est aussi l’argument de la rigidité. Le recours à l’article 11 n’affecte pas la nature rigide de la Constitution dans la mesure où les conditions posées à l’article 11 sont distinctes et, en un sens, plus complexes que celles qui président à l’adoption des lois ordinaires. On ne saurait en tout cas considérer, sans porter atteinte aux principes juridiques fondamentaux comme à la légitimité démocratique du régime de la Ve République, que la rigidité, qui n’est pas une prescription constitutionnelle, puisse empêcher le président d’initier une procédure visant à recueillir la décision du peuple souverain.
Ce sont enfin les enseignements de la jurisprudence. Sur ce point, c’est le Conseil d’Etat, qui se perçoit sans nul doute, et selon nous à juste titre, comme un juge constitutionnel à part entière, qui s’est prononcé le premier sur la question de savoir si la procédure de l’article 11 pouvait être utilisée pour réviser la Constitution dans son arrêt Sarran du 30 octobre 1998. Il l’a d’ailleurs fait pour la « beauté du geste » puisque non seulement ce n’était aucunement nécessaire en l’espèce pour écarter les moyens soulevés par les requérants et qu’en tout état de cause, il se juge incompétent pour statuer formellement sur la constitutionnalité de la loi, y compris référendaire. Reste qu’au bénéfice de la reconnaissance de deux domaines référendaires distincts – un domaine propre au référendum législatif délimité par l’article 11 et un domaine propre au référendum constitutionnel délimité par l’article 89 – que, soit dit en passant, l’on peine à « voir » dans le texte constitutionnel, le Conseil d’Etat en a déduit fort logiquement que les lois adoptées par la procédure référendaire de l’article 11 de la Constitution ne peuvent être que de nature législative. Comme le disait Picasso à propos de la création artistique : « On trouve d’abord, on cherche ensuite ». Le droit étant un art comme un autre et le Conseil d’Etat un incontestable artiste, il a donc « trouvé » l’inconstitutionnalité puis a « cherché » à la fonder, et l’a fait par une théorie des « deux domaines » qui découlerait – c’est parfaitement « clair » puisque c’est strictement tautologique – de la lettre même du texte. Pourtant, on remarquera que cette théorie des « deux domaines » reposant sur une approche « par matières » induit, là encore, qu’aucun référendum fondé sur l’article 11 ne peut être constitutionnellement valide. En effet, est nécessairement inconstitutionnel non seulement le référendum constituant (puisque seul l’article 89 porte, comme nous l’enseigne le Conseil d’Etat, sur la matière constitutionnelle), mais aussi le référendum législatif (puisque seul l’article 34 porte sur la matière législative). Une telle approche matérielle combinée avec l’approche formelle, évoquée plus haut, conduit donc à priver l’article 11 de tout effet utile.
Le Conseil constitutionnel, colocataire du Conseil d’Etat au Palais Royal, a pourtant été visiblement pleinement convaincu par cette irrésistible interprétation et s’est donc reconnu compétent en 2000 (décision Hauchemaille) pour connaître des recours dirigés contre les actes préparatoires au référendum, et notamment le décret de convocation. Ce que le Conseil constitutionnel, par la voix autorisée de son président actuel, dénie explicitement aujourd’hui au président de la République (la libre interprétation de ses compétences constitutionnelles), il se l’est pourtant accordée sans coup férir par cette décision, alors même que l’article 60 de la Constitution ne lui attribue en la matière pas d’autre compétence que consultative et que le décret de convocation était jusque-là qualifié d’ « acte de gouvernement », bénéficiant à ce titre d’une immunité juridictionnelle. Si on peut s’étonner de la mansuétude que l’on croit pouvoir discerner aujourd’hui dans une grande partie de la doctrine envers les interprétations du Conseil constitutionnel, le plus souvent qualifiées euphémistiquement d’« audacieuses », on ne saurait considérer en tout état de cause que par cette décision, le Conseil constitutionnel est désormais incontestablement en situation d’empêcher le président de la République de recourir à l’article 11 pour réviser la Constitution. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il ne l’a encore jamais fait et qu’ainsi la question de savoir s’il jugerait recevable, au regard même des conditions restrictives qu’il a lui-même posé dans sa décision de 2000, un moyen tiré d’un « détournement de procédure » du président de la République demeure pendante.
Dès lors que penser des injonctions, relayées par les journaux, du président actuel du Conseil constitutionnel faites au président de la République de ne pas s’écarter non pas tant de la lettre de la Constitution elle-même, mais de la lecture qu’il fait de la Constitution ? Sauf à considérer que le texte constitutionnel a une signification univoque et que le Conseil constitutionnel en est le seul oracle, cette leçon de droit constitutionnel « pour les nuls » ne doit pas abuser. Si la Constitution est tenue pour le droit suprême, juridiquement parlant, l’exécutif, comme tout organe de l’Etat, ne peut tirer de lui-même les pouvoirs qu’il entend exercer. Si un exécutif républicain n’a donc ni pouvoir inhérent ou implicite, ni prérogative d’aucune sorte, il a des pouvoirs ou plus justement des compétences qui découlent de la Constitution elle-même. A cet égard, il n’est pas nécessaire d’être un partisan de la « théorie réaliste de l’interprétation » pour considérer que le président est l’interprète authentique, c’est-à-dire juridiquement libre, là encore comme tout organe de l’Etat, d’interpréter ses propres compétences constitutionnelles. Or, le recours au référendum, bien que reposant formellement sur la « proposition du gouvernement » ou la « proposition conjointe des deux assemblées », est un « pouvoir propre » (i.e. non contresigné) du président. La décision de recourir au référendum est bien, pour reprendre le mot de Raymond Janot, la « chose » du président de la République. Il n’est même pas nécessaire de faire appel à la doctrine départementaliste (américaine) pour considérer que chaque organe de l’Etat a, au moins, un droit égal d’interprétation de ses propres compétences constitutionnelles.
Reste que l’évocation de cette doctrine n’est peut-être pas sans pertinence dans notre affaire car elle s’est déployée au bénéfice de la défense plus large d’une forme de « constitutionnalisme populaire » – au sens où, en dernière instance, le peuple doit pouvoir contrôler l’interprétation constitutionnelle des différents organes de l’Etat – contre le « constitutionnalisme juridictionnel », c’est-à-dire un constitutionnalisme dans lequel une juridiction, la Cour suprême en l’occurrence, doit avoir le dernier mot en matière d’interprétation constitutionnelle. Or, ce qui se joue aujourd’hui à l’arrière-fond de la question de la constitutionnalité du recours à l’article 11 semble bien être la question du dernier mot en matière d’interprétation constitutionnelle. Hier, dans ses Mémoires d’espoir, de Gaulle pouvait écrire : « Quelle que puisse être l’interprétation que l’on veuille donner à tel ou tel article [de la Constitution], c’est vers de Gaulle que se tournent les Français. » Aujourd’hui, tout conspire à laisser penser que c’est vers le Conseil constitutionnel qu’il conviendrait de se tourner. Il devrait être permis de penser qu’il s’agit d’une fausse alternative parce qu’il en est de l’interprétation des dispositions juridiques comme de la séparation des pouvoirs : la concentration est un problème, la distribution le moins mauvais des remèdes.
Constitutionnellement parlant, le président de la République nous semble donc libre de recourir au référendum constituant sur le fondement de l’article 11 et il ne commettrait ce faisant aucune irrégularité constitutionnelle. Le Parlement serait toutefois tout aussi libre de penser le contraire et de juger qu’il s’agit là d’un « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat » (article 68), comme le serait le Conseil constitutionnel de juger ce recours inconstitutionnel. Mais alors que se passerait-il dans cette dernière hypothèse, c’est-à-dire si l’interprétation de la Constitution donnée par le président de l’article 11 s’opposait à celle donnée par le Conseil constitutionnel ? La Constitution offre le mécanisme de résolution d’un tel conflit : le référendum…
Politiquement parlant, la nature irréductiblement plébiscitaire du référendum, encore durcie par les mœurs politiques françaises, appelle certainement une décision placée sous le signe de la prudence. Reste qu’elle relève strictement d’une appréciation d’opportunité politique, sur laquelle on peut légitimement tous avoir une opinion, mais dont la teneur revient in fine au seul président de la République.
Il n’y a donc pas une « vérité » constitutionnelle et ce n’est pas un moindre mérite de cette controverse de nous le rappeler.
[1] Il va de soi, mais certainement mieux en l’écrivant, que ce billet prend seulement prétexte de cet article de Denys de Béchillon et n’en constitue aucunement une réponse spécifique.