Retour sur la tentative avortée d’une démission d’un ministre iranien et ses leçons sur le régime constitutionnel iranien

Par Gabriel Behaghel et Elsa Ducruy

<b> Retour sur la tentative avortée d’une démission d’un ministre iranien et ses leçons sur le régime constitutionnel iranien </b></br> </br> Par Gabriel Behaghel et Elsa Ducruy

Le 25 février 2019, la démission du ministre des affaires étrangères iranien, Mohammad Javad Zarif, a révélé des tensions politiques en Iran. Dès le lendemain, le président Hassan Rohani et le Guide Suprême Ali Khamenei se sont opposés à sa démission.

 

On February 25, 2019, the resignation of the Iranian minister of Foreign Affairs, Mohammad Javad Zarif, revealed political tensions in Iran. The following day, President Hassan Rohani and Supreme Leader Ali Khamenei opposed his resignation.

 

Par Gabriel Behaghel et Elsa Ducruy, étudiants du certificat de droit public*, M1 Droit public Paris II.

 

 

La République islamique d’Iran a pour particularité d’être fondée sur deux « souverainetés », l’une religieuse et l’autre populaire. Le rapport de concurrence qui existe entre ces deux « souverainetés » se manifeste notamment dans les relations que le Président de cette République entretient avec le Guide Suprême, ce dernier étant l’autorité la plus influente du pays depuis que l’institution fut incarnée dès l’origine par Khomeiny[i]

 

Ainsi, lors de la visite à Téhéran du Président syrien Bachar-Al-Assad, une rencontre a été organisée avec le Guide Suprême, à laquelle Ghassem Soleimani, un général du corps des gardiens de la révolution (Pasdaran), a assisté en tant que conseiller du Guide. Cependant, lorsque le Président iranien s’est entretenu avec son homologue syrien, le ministre des affaires étrangères n’a pas été convié. Celui-ci a donc déclaré aux médias avoir perdu toute crédibilité internationale et a démissionné, ce qui révèle en réalité des problèmes de séparation des pouvoirs au sein de la République islamique d’Iran.

 

 

I. Une séparation des pouvoirs effective entre les organes politiques

En se fondant sur le concept de séparation fonctionnelle des puissances tels que théorisé par Montesquieu dans son ouvrage De l’esprit des lois, la séparation des pouvoirs renvoie à l’idée que les fonctions de l’État ne doivent pas être concentrées dans un seul organe pour garantir la liberté des individus.

 

Dans le cas de l’Iran, la Constitution adoptée en 1979 abolit la monarchie et rompt avec les régimes précédents en donnant au gouvernement les moyens d’éviter la tyrannie, l’autocratie et la monopolisation des pouvoirs, ainsi que l’article 3 paragraphe 6[ii] l’affirme. Cette disposition reflète clairement la volonté de mettre en place une séparation effective des pouvoirs. D’ailleurs, l’article 57[iii] formule explicitement l’indépendance mutuelle des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, les articles 58 à 61 matérialisant cette séparation en attribuant chaque fonction à un organe distinct.

 

En effet, la fonction législative est exercée par le peuple, soit par la voie du référendum soit par l’intermédiaire de l’Assemblée islamique consultative (Majles), représentante du peuple. Les cours de justice s’acquittent de la fonction judiciaire et, pour finir, la fonction exécutive dépend du Président et de ses ministres. Selon l’article 113 de la Constitution, le Président est le chef de l’exécutif mais au sein de son gouvernement, le ministre des affaires étrangères joue théoriquement un rôle important. En effet, c’est lui qui propose la nomination des diplomates à l’approbation du Président, ainsi que le prévoit l’article 128 de la Constitution. Dès lors, le fait de ne pas convoquer le ministre à une rencontre stratégique avec un chef d’État étranger contrevient manifestement aux règles du fonctionnement normal des institutions tel qu’il devrait découler de la lettre de la constitution.

 

La séparation est effective entre les trois branches du pouvoir civil, mais il apparaît nettement que, au sein de la branche exécutive, la répartition des fonctions est confuse. En fait, la Constitution iranienne s’inspire en partie de la répartition des pouvoirs au sein de la Constitution de la République française de 1958, et il est donc possible de déterminer de manière comparative les pouvoirs que la Constitution iranienne a entendu confier à chaque institution.

 

Ainsi, si l’on compare les rôles du Président et du Premier ministre français à ceux du Guide Suprême et du Président iraniens, le Guide Ali Khamenei semble remplir des fonctions qui sont à la fois présidentielles et primo-ministérielles, le Président Hassan Rohani ne conservant que quelques fonctions de type ministériel, et privant ainsi certains de ses ministres de prérogatives qui ressortissent normalement de leur sphère de compétence. D’ailleurs, la fonction de Premier ministre en est devenue inutile et a été supprimée par la révision constitutionnelle de 1989, qui a toutefois créé des vice-présidents ainsi qu’un premier vice-président pour appuyer le Président.

 

Le Président iranien est en fait plus proche des fonctions d’un Premier ministre que de celles d’un Président. L’article 87 de la Constitution iranienne confirme d’ailleurs cette idée puisque le Président doit obtenir la confiance du Majles pour former son gouvernement, alors que cela relève du Premier ministre dans la Constitution française. Le problème de séparation des pouvoirs au sein de la branche exécutive est donc récurrent en Iran, et semble provenir initialement de la répartition inégale des fonctions entre le Guide Suprême et le Président, qui place le Président dans une position complexe selon que sa politique concorde ou non avec celle du Guide. Il s’agira maintenant de s’interroger sur la séparation des pouvoirs au sein des institutions religieuses.

 

 

II.  Une apparente concentration des pouvoirs dans les institutions religieuses

A côté des institutions politiques, la Constitution iranienne reconnaît les institutions religieuses qui doivent assurer le respect de la loi religieuse (Charia). A la tête de ces organes, le Guide Suprême occupe une place primordiale puisque sa fonction consiste à vérifier l’application des préceptes religieux dans toutes les branches de l’État. A cette fin, l’article 110 de la Constitution[iv] lui confère le pouvoir de déterminer la politique du pays, celui de commander les forces armées, de nommer aux emplois religieux et judiciaires, et de coordonner les relations entre les pouvoirs.

 

Par ailleurs, de nombreux organes sont proches des institutions religieuses. Ainsi, le président de la Cour Suprême doit être un jurisconsulte ayant reçu une formation religieuse, et il est nommé par le Guide après avis des membres de la Cour. De même, la moitié des membres du Conseil des Gardiens de la Constitution, qui vérifie la compatibilité de tout texte législatif à la Constitution et à la Charia, est nommée par le Guide. Pour finir, le « Conseil du discernement » – la formulation est assez savoureuse – tranche les éventuels conflits entre le Majles et le Conseil des Gardiens. Tous ses membres sont par ailleurs choisis par le Guide. Celui-ci a aussi une emprise directe sur le pouvoir militaire puisqu’il est le chef non seulement des armées civiles, mais aussi de l’armée religieuse, les Pasdaran, reconnue par la Constitution à l’article 150.

 

L’incident susmentionné révèle à merveille l’existence de deux mondes distincts puisque le Président syrien a rendu visite séparément au Guide Suprême et au Président. La juxtaposition des institutions religieuses et politiques peut donc conduire à penser qu’il n’existe pas de réelle séparation des pouvoirs en Iran. En effet, la supervision des institutions politiques par le Guide ne fait-elle pas obstacle à la séparation des pouvoirs ? Afin de répondre à cette question, il faut se demander si une séparation fonctionnelle existe ou non au sein des institutions religieuses elles-mêmes.

 

Il faut d’abord admettre que le Guide exerce une grande influence, en vertu non seulement des dispositions du texte constitutionnel, mais aussi de la pratique. Toutefois, il n’est pas l’unique institution religieuse du pays, et une certaine mécanique des pouvoirs s’est mise en place. Ainsi, le Conseil de discernement, le Conseil des Gardiens de la Constitution aussi bien que l’Assemblée des experts ont des fonctions déterminantes dans le système religieux iranien, en secondant le Guide souvent mais aussi, plus rarement, en jouant le rôle de contre-pouvoirs.

 

Ces contre-pouvoirs sont cependant plus symboliques qu’effectifs de sorte que le contrôle institutionnel de l’action du Guide est donc mince, sans être inexistant. Il est d’ailleurs renforcé par le système religieux iranien, puisque le Guide est soumis comme tous les citoyens à la loi ainsi qu’indiqué à l’article 107 de la Constitution iranienne[v]. La loi comprend notamment la Charia, et le Guide doit donc veiller à sa bonne interprétation, sous peine de voir son autorité et sa légitimité contestées, notamment par le reste du clergé iranien.

 

 

III. La séparation des pouvoirs en Iran : possibilité théorique, complexité pratique

Ainsi, la séparation des pouvoirs existe en Iran, puisqu’elle est posée clairement en ce qui concerne les institutions politiques et que la mécanique des institutions religieuses peut être comprise comme une forme de séparation des pouvoirs au sens large. La séparation des pouvoirs existe enfin sous une troisième forme, entre les institutions politiques et religieuses. En effet, le Guide supervise toutes les institutions, mais il doit cependant composer avec la légitimité démocratique du Président et du Majles.

 

Les pouvoirs du Guide sont bien plus conséquents que ceux du Président, comme le montre bien l’article 110 énumérant les compétences du Guide. Si l’on effectue de nouveau le parallèle entre les constitutions française et iranienne, le Guide cumule des fonctions présidentielles et d’autres qui ressemblent à celles d’un Premier ministre (déterminer la politique générale de l’Iran notamment). La compétence du Président n’est donc que résiduelle, bien qu’il soit la deuxième personnalité la plus importante du pays selon l’article 113 de la Constitution, qui indique aussitôt que son pouvoir ne s’exerce que dans les cas où le Guide n’est pas déjà compétent. Ainsi, bien que la comparaison ait ses limites, le Guide se rapproche dans ses fonctions d’un Président, dans un système présidentialiste comme celui pratiqué en France, et le Président de la République d’Iran remplit quant à lui les fonctions de Premier ministre. Cette comparaison peut être illustrée par l’article 134 de la Constitution iranienne qui précise que le Président est responsable devant le Majles des actions de ses ministres, ce qui est une caractéristique classique de la fonction de Premier ministre. De même, la Constitution iranienne s’apparente à la pratique présidentialiste française consistant pour le Président à déterminer la politique générale de la nation, à cette différence près – et elle est majeure – que cette fonction est confiée en Iran au Guide.

 

Par conséquent, lorsque le Président iranien s’oppose politiquement au Guide, la situation peut être rapprochée des périodes de cohabitation survenues en France. La spécificité iranienne est que la « cohabitation » n’est pas exceptionnelle mais presque habituelle, d’où la nécessité pour le Président iranien de conserver sa légitimité, exercice particulièrement difficile avec si peu de pouvoirs. En conséquence, le choix du Président de participer à des négociations diplomatiques sans son ministre des affaires étrangères peut être analysé comme une tentative d’exercer effectivement son pouvoir, dans le contexte d’une rude concurrence des légitimités.

 

Ce choix reflète aussi la situation politique dans laquelle est placée le Président Rohani. Peu soutenu au Majles, il cherche à se rapprocher du Guide afin de continuer à exercer le pouvoir exécutif. Son refus de la démission de Mohammad Javad Zarif, tout comme le soutien ultérieur du Guide en faveur du ministre pour qu’il reste en poste, révèlent les luttes politiques iraniennes, intensifiées depuis la sortie des Etats-Unis de l’accord de Vienne de 2015 qui avait assuré au Président sa réélection en 2017. Dans une telle situation, c’est la tendance politique du Majles qui détermine les pouvoirs du Président, ce qui rend nécessaire pour ce dernier de regagner la confiance du premier.

 

Pour conclure, il semble que la séparation des pouvoirs en Iran soit possible si l’on se réfère au texte constitutionnel, mais que la pratique révèle un déséquilibre en faveur du Guide. Ainsi s’expliquent les difficultés politiques actuelles du Président Rohani, obligé de s’arroger les fonctions de son ministre des affaires étrangères pour conserver la confiance du Majles, et pour mettre en action lui-même une partie du pouvoir exécutif.

 

 

[*] Cette étude a été effectuée dans le cadre de l’enseignement de méthode du professeur Denis Baranger dans le cadre du Certificat Fondements du droit public.

[i] Pour avoir une compréhension globale du système iranien, voir ZUBAIDA Sami, « Law and Power in the Islamic World », 2003, I.B. Tauris, pp.182-219.

[ii] Article 3 paragraphe 6: « En vue d’atteindre les objectifs mentionnés à l’article 2, le gouvernement de la République islamique d’Iran a le devoir de mettre en œuvre tous les moyens dont il dispose dans les domaines suivants: […] 6.anéantissement de tout despotisme et de toute autocratie, ainsi que de toute tentative de monopolisation du pouvoir.

[iii] Article 57: « Les pouvoirs de souveraineté dans la République islamique d’Iran sont le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, qui agissent sous le contrôle de la régence exécutive absolue et du Guide divin de la communauté islamique des croyants, conformément aux articles suivants de la présente loi. Ces pouvoirs sont indépendants l’un de l’autre ».

[iv] Article 110: « Les devoirs et les pouvoirs du Guide:

1. Définition des politiques générales du régime de la République islamique d’Iran après consultation avec le Conseil de discernement de l’intérêt du régime.

2. Supervision de la bonne exécution des politiques générales du régime.

3. Décrets d’appel au référendum.

4. Commandement suprême des forces armées.

5. Déclaration de guerre, proclamation de la paix, ordre de mobilisation des forces armées.

6. Nomination, révocation et acceptation de la démission:  

a. des jurisconsultes religieux membres du Conseil des Gardiens
b. de l’autorité suprême du pouvoir judiciaire 
c. du directeur de l’organisation de la radiophonie et de la télévision de la République islamique d’Iran
d. du chef d’état-major général des armées
e. du commandant en chef du corps des gardiens de la révolution islamique des commandants suprêmes des forces armées et de sécurité.

7. Arbitrage des conflits et organisation des relations entre les trois pouvoirs.

8. Règlement des difficultés au niveau du régime insolubles par la voie ordinaire, par le truchement du Conseil de discernement de l’intérêt du régime.

9. Signature du décret de nomination du Président de la République après son élection par le peuple. La qualification des candidats à la Présidence de la République sur le point de savoir s’ils remplissent les conditions fixées dans la présente loi doit être confirmée avant les élections par le Conseil des Gardiens, ou pour la première élection, par le Guide.

10. Révocation du Président de la République, en tenant compte des intérêts du pays, après arrêt de la Cour suprême en cas de violation de ses obligations légales, ou après un vote de l’Assemblée consultative islamique sur son incapacité selon l’article 89.

11. Droit de grâce ou de réduction des peines pour les personnes condamnées, dans les limites des critères islamiques et sur proposition du chef du pouvoir judiciaire.
Le Guide peut déléguer une partie de ses obligations et de ses pouvoirs à une autre personne. »

[v] Article 107 alinéa 6: « A l’égard des lois, le Guide est l’égal de tous les autres citoyens »