« Una Nueva Constitución Ahora » : Une nouvelle Constitution pour le Chili ?

Par Carolina Cerda-Guzman

<b> « Una Nueva Constitución Ahora » : Une nouvelle Constitution pour le Chili ? </b> </br> </br> Par Carolina Cerda-Guzman

Depuis le 7 octobre 2019, le Chili connaît un mouvement social d’une ampleur sans précédent. Parmi les revendications d’ordre économique, un slogan, d’une autre nature, fait rapidement son apparition. Au nom de « Una nueva Constitución Ahora », les manifestants demandent le changement de Constitution, afin de mettre fin au legs, notamment économique, de la dictature d’Augusto Pinochet. Si la classe politique est divisée sur les modalités de mise en œuvre de ce processus constituant, un référendum prévu en avril 2020 devrait donner le dernier mot au peuple chilien.

 

Since October 7, 2019, Chile has experienced an unprecedented social movement. Among the economic demands, a slogan, of another nature, emerges rapidly. In the name of « Una nueva Constitución Ahora », the protesters ask for a new Constitution, in order to put an end to the economic legacy of the dictatorship of Augusto Pinochet. If the political class is divided on the modalities of implementation of this constituent process, a referendum scheduled for April 2020 will give the last word to the chilean people.

 

Par Carolina Cerda-Guzman, Maître de conférences à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, CERCCLE (EA 7436)

 

 

La hausse d’un ticket de métro peut-elle conduire à l’adoption d’une nouvelle Constitution ? Aussi improbable que cela puisse paraître, il semblerait qu’un tel scénario soit en train de s’écrire au Chili.

 

Ce pays d’Amérique du Sud, peuplé de 18 millions d’habitants, connaît actuellement la plus forte mobilisation sociale de son histoire : 1,2 millions d’entre eux étaient dans les rues de la capitale pour manifester le 25 octobre dernier. Comme les petites histoires font la grande histoire, ce mouvement est parti de l’annonce, le 6 octobre 2019, d’une nouvelle hausse de 30 pesos du prix du ticket de métro à Santiago. Dès le lendemain, des étudiants expriment leur mécontentement en organisant des evasiones masivas, c’est-à-dire des fraudes massives, en sautant par-dessus les tourniquets du métro. La semaine suivante, les manifestations prennent de l’ampleur et les étudiants sont rejoints par d’autres couches de la société. Le vendredi 18 octobre, les manifestations et dégradations faites sur les lignes du métro sont telles que des lignes entières sont fermées. Des milliers de personnes se trouvent alors contraintes de marcher dans les rues, augmentant ainsi les confrontations avec les forces de l’ordre. Avec la nuit, les affrontements se font encore plus forts : des barricades sont formées, des incendies surviennent et des saccages sont perpétrés. Le Président de la République, Sebastián Piñera, déclare l’état d’urgence ; qui sera finalement levé une semaine plus tard. C’est ainsi que débute ce que certains appellent la « Révolution d’octobre », d’autres le « Printemps chilien » ou enfin, de manière plus idiosyncratique, la « Révolution des 30 pesos ».

 

Dans les premiers jours de ce mouvement social, les revendications étaient principalement d’ordre économique : annulation de l’augmentation tant contestée, mais également hausse des pensions de retraite et de la prise en charge des soins de santé. Puis très rapidement une nouvelle revendication apparait : celle d’une nouvelle Constitution. Cette demande est reprise par la grande majorité des manifestants qui la placent au cœur de l’agenda politique. La perspective d’une nouvelle Constitution suscite nécessairement l’intérêt de tout constitutionnaliste. Chaque expérience de mise en œuvre du pouvoir constituant originaire, où qu’elle ait lieu, est utile pour nourrir la réflexion et donc la connaissance de ce pouvoir, dont on sait à quel point il tend parfois à échapper à la compréhension des juristes, du fait de sa nature « a » ou « pré-juridique ». Dans le cas chilien, deux questions sont au cœur de la problématique. La première porte sur les raisons justifiant l’adoption d’une nouvelle Constitution ; la seconde sur les modalités envisagées pour y procéder.

 

 

I. Une nouvelle Constitution maintenant : Pourquoi ?

Les raisons avancées pour la création d’une nouvelle Constitution peuvent être très diverses : accession à l’indépendance, volonté de changement de régime ou nécessité de corriger les imperfections de la Constitution précédente. Le Chili se trouve clairement dans ce dernier cas.

 

Le texte actuellement en vigueur est habituellement désigné sous le terme de « Constitution de 2005 », titre trompeur qui laisse entendre qu’elle aurait été promulguée en 2005. En réalité, cette Constitution est née en 1980, sous la dictature d’Augusto Pinochet. Mais elle est appelée « Constitution de 2005 » car cette année marque l’adoption d’une révision d’ampleur du texte constitutionnel, qui d’après son initiateur (le Président de la République de l’époque, Ricardo Lagos) aurait transformé sa nature et donc impliquait un changement de nom. Pourtant, malgré cet effort de modernisation, la révision de 2005 masque mal les origines dictatoriales de la Constitution. Pour le comprendre, il est nécessaire de revenir sur la conception de cette Constitution si décriée.

 

Le 11 septembre 1973, les Forces Armées chiliennes opèrent un coup d’Etat visant à renverser le Président de la République de l’époque, Salvador Allende, qui avait accédé à ces fonctions par la voie des urnes en 1970. Le palais présidentiel est bombardé et l’état de siège est décrété. Cette dictature, qui fera plus de 3 200 morts et disparus et autour de 38 000 personnes torturées, durera jusqu’en 1990.

 

D’un point de vue institutionnel, la dictature est menée par une Junte militaire, au sein de laquelle Augusto Pinochet prend rapidement le leadership. Selon le décret-loi n°1 du 11 septembre 1973[1], cette Junte dispose du « Mandat suprême de la Nation », lequel comprend l’exercice des pouvoirs exécutif, législatif et constituant. Ce dernier est rapidement utilisé afin de réorganiser les pouvoirs au profit de la Junte militaire[2]. Celle-ci se voit confier tous les pouvoirs auparavant dévolus au Président de la République et au Congrès national (dissout depuis le 13 septembre 1973) auxquels s’ajoutent de nouveaux pouvoirs tels que la révocation des fonctionnaires ou l’octroi de la personnalité juridique à des corporations privées. Cependant, la Junte précise que la Constitution de 1925 (celle en vigueur la veille du coup d’Etat) n’est pas pour autant abrogée. Elle demeure applicable mais sa suprématie est subordonnée à l’état d’exception ainsi qu’à d’autres textes de valeur constitutionnelle adoptés par la Junte.

 

Toutefois, le maintien de ce fantôme de Constitution apparaît très vite encombrant pour la Junte et la nécessité d’adopter un tout nouveau texte constitutionnel se fait rapidement sentir. Une Commission, dite Commission Ortúzar, dont les membres ont été nommés par la Junte, est mise en place dès le 24 septembre 1973[3] afin de préparer un avant-projet de Constitution. Au terme de plusieurs années de discussions et d’échanges avec la Junte militaire, un projet de texte constitutionnel est enfin arrêté et il est soumis à une ratification populaire le 11 septembre 1980[4]. Lors de ce référendum, dont les conditions de mise en œuvre ne permettent pas d’assurer la sincérité du vote[5], le « Oui » l’emporte avec 67,04% des voix.

 

Dans un premier temps, seules sont appliquées les dispositions transitoires de la Constitution, lesquelles maintiennent le fonctionnement de la Junte militaire. Les dispositions permanentes de la Constitution, quant à elles, n’ont vocation à être appliquées qu’après un délai de 8 ans, au terme duquel devra être ratifié par le peuple le nom d’un nouveau Président de la République. Ainsi, du fait de cette longue période transitoire, la Constitution de 1980 fut dans l’immédiat davantage un outil de stabilisation dictatoriale qu’un outil de transition démocratique. Contrairement aux attentes de la Junte militaire, le nom d’Augusto Pinochet n’est pas ratifié par le peuple, puisque le « Non » l’emporte avec 55,9% des voix lors du référendum de 1988.

 

La fin du pouvoir d’Augusto Pinochet signe alors le début de la véritable transition démocratique. Durant cette période, la Concertation des partis en faveur du « Non » négocie avec la Junte militaire pour opérer une réforme constitutionnelle. Cette négociation parvient à obtenir le retrait des dispositions les plus dictatoriales (comme l’interdiction des partis marxistes), mais échoue à obtenir l’adoption d’une nouvelle Constitution. Cette transition pactée, tant vantée à l’étranger car faite sans effusion de sang ou esprit de revanche, a certes permis une transition en douceur mais elle a conduit au maintien d’une Constitution à la légitimité plus que fragile.

 

Conscients de cette faiblesse, les différents gouvernements démocratiques chiliens ont chacun opéré différentes révisions de la Constitution. Entre 1990 et 1994, trois réformes constitutionnelles majeures sont adoptées qui permettent notamment la démocratisation des municipalités et la mise en place de gouvernements régionaux. Puis intervient la fameuse révision de 2005, qui revoit le rôle de l’Armée dans le fonctionnement des institutions, en restaurant la subordination des Forces Armées au Président de la République et surtout procède à la suppression des sénateurs nommés et des sénateurs à vie de la seconde Chambre.

 

En dépit de ces nombreuses modifications, certains piliers de la Constitution dictatoriales sont restés intacts, en particulier les dispositions ayant une portée économique. En effet, la dictature militaire ne fut pas uniquement marquée par l’importance de sa répression politique, mais aussi par sa dimension économique. Lors de cette période furent appliquées les idées économiques néo-libérales de l’Ecole dite de Chicago, fondée sur la pensée de Milton Friedman. Si la Constitution n’impose pas expressis verbis une telle politique économique, la manière dont sont consacrés certains droits, en particulier de nature sociale et environnementale, empêche la mise en place d’une politique économique d’inspiration plus sociale qui ne soit pas basée sur le néo-libéralisme. L’article 19 n°16 reconnaît ainsi le droit à la négociation collective pour les travailleurs mais précise immédiatement que le législateur est compétent pour l’interdire dans certains cas, sans préciser lesquels. L’article 19 n°18 impose quant à lui à l’Etat l’obligation de garantir à tous les habitants l’accès aux prestations de santé de base, tout en indiquant que cette sécurité sociale peut être assurée aussi bien par des institutions publiques que privées. Enfin, l’article 22 interdit à l’Etat d’établir des discriminations en matière économique. Toutes ces dispositions constituent le legs vivant de la dictature. Dans la mesure où aucune révision de la Constitution n’est parvenue à le remettre en cause, la mise en place d’une toute nouvelle Constitution semble être la seule option possible, reste à voir sous quelles modalités.

 

 

II. Une nouvelle Constitution maintenant : Comment ?

Dans les premiers jours de la contestation, le pouvoir exécutif chilien est resté sourd aux demandes portant sur le changement de Constitution, préférant axer sa réponse sur les demandes sociales. Ainsi, le 22 octobre 2019, Sebastián Piñera présente un « Nouvel Agenda Social », dans lequel il annonce, entre autres, une augmentation des pensions les plus basses, un programme de réduction du prix des médicaments et la création d’un mécanisme de stabilisation des tarifs de l’électricité. Du point de vue institutionnel, les seules réformes évoquées sont la réduction du nombre de parlementaires et la diminution de leur indemnité.

 

Mais face à la multiplication des remises en cause de la Constitution (le 6 novembre, le mémorial de Jaime Guzman, un des rédacteurs de la Constitution, est vandalisé), le Président de la République prend de nouveau la parole le 12 novembre pour annoncer son accord pour l’adoption d’une nouvelle Constitution.

 

Cependant, loin d’apaiser les tensions, cette prise de parole déclenche de nouvelles discussions sur le processus à suivre. Dans son allocution télévisée, Sebastián Piñera précise que cette nouvelle Constitution doit être faite dans le cadre de « nos institutions démocratiques », laissant entendre que l’adoption de la nouvelle Constitution ne pourra se faire qu’avec les institutions existantes. Cette annonce vient en réalité confirmer le communiqué produit par le Gouvernement deux jours auparavant dans lequel les ministres s’étaient prononcés en faveur de l’adoption d’une nouvelle Constitution à travers un Congrès constituant, c’est-à-dire en remettant au Congrès actuel le pouvoir constituant.

 

Dans la mesure où le Président bénéficie d’une confortable majorité au Parlement, le choix d’une telle procédure permettait à l’Exécutif de contrôler le contenu de la nouvelle Constitution. Néanmoins, de nombreux partis politiques ont exprimé leur mécontentement face à un tel choix. Dès le 13 novembre, des partis de l’opposition ainsi que les partis de la coalition pro-présidentielle (la coalition Chile Vamos) entament des négociations. Celles-ci aboutissent le 15 novembre. Un accord pour la paix sociale et une nouvelle Constitution est signé, dans lequel est annoncé la mise en place d’un référendum pour avril 2020. Ce référendum portera sur deux questions. La première vise à consulter la population sur son souhait d’adopter une nouvelle Constitution et la seconde sur la procédure à suivre, sachant que deux options seront proposées : celle visant à créer une Convention mixte constitutionnelle, composée à partie égale de membres élus à cet effet et de parlementaires déjà en exercice, suivie d’une ratification par référendum ; ou celle visant à instaurer une Convention constitutionnelle, composée uniquement de membres élus à cet effet en octobre 2020, suivie elle aussi d’une ratification référendaire. La parole reviendra donc au peuple, ce qui, dans un processus constituant, demeure la meilleure option possible. Quant à la crise sociale, s’il est difficile d’affirmer qu’elle se soit calmée, son ampleur s’est du moins légèrement réduite. L’annonce le 3 décembre dernier d’un plan de soutien à l’économie à hauteur de 5 milliards de dollars ne répondant qu’en partie aux demandes des manifestants, le mouvement social risque encore de perdurer.

 

 

[1] Décret-loi n°1 du 11 septembre 1973, Diario Oficial, 18 septembre 1973.

[2] Décret-loi n°527 du 17 juin 1974, Diario Oficial, 26 juin 1974.

[3] Cette commission est officialisée ultérieurement par le décret suprême n°1 064 du 25 octobre 1973 (publié dans le JO n°28.699 du 12 novembre 1973).

[4] Décret-loi n° 3 465 (convocation au référendum) du 8 août 1980.

[5] Il n’y avait pas de registre électoral, les bulletins blancs étaient comptabilisés comme des votes « oui », les partis politiques étaient interdits, etc. Pour une analyse sur la régularité de cette consultation populaire, voir la prochaine publication des actes du colloque organisé par Florian Savonitto le 28 novembre 2019 à l’Université de Bordeaux sur « Dictatures » et consultations électorales en Europe et aux Amériques.

 

Crédit photo: Cameramemories, Flickr.com, 18/11/2019, CC 2.0, aucune modification