Inquiétant Wisconsin Par Cécile Guérin-Bargues
Après une vive controverse politique et juridictionnelle, la primaire démocrate et les élections locales furent maintenues dans le Wisconsin en pleine pandémie. Les conditions déplorables dans lesquelles s’est tenu le scrutin furent la conséquence directe d’une décision de la Cour suprême qui fait écho aux efforts des conservateurs pour limiter l’exercice du suffrage. A quelques mois de l’élection du collège électoral, une telle décision ne peut qu’inquiéter quant à la loyauté du processus et aux risques d’intrumentalisation de la pandémie à des fins partisanes.
After intense political and jurisdictional controversy, the Democratic primary and the local elections were maintained in Wisconsin in the midst of the pandemic. The deplorable conditions in which the election was held were the consequence of a decision of the supreme court which echoes the efforts of the Conservatives to limit the exercise of suffrage. A few months before the election of the electoral college, such a decision can only worry about the risks of instrumentalization of the pandemic for partisan purposes.
Par Cécile Guérin-Bargues, Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)
Les Etats-Unis ont récemment connu, dans l’Etat du Wisconsin, un épisode similaire à celui que la France a vécu lors du premier tour des élections municipales le 15 mars. Cet Etat du Midwest a en effet maintenu contre vents et marées, le 7 avril dernier, la primaire présidentielle démocrate et différents scrutins locaux, alors que le gouverneur démocrate Tony Evers avait décidé un confinement général obligatoire dès le 25 mars. Dans les semaines qui précédèrent l’élection, les risques liés à la pandémie étant chaque jour plus apparents, les commissions électorales furent submergées de demandes de vote par correspondance et par procuration, tandis qu’un nombre croissant d’assesseurs faisait défaillance. Pourtant tant le gouverneur démocrate – dans un premier temps au moins – que les élus républicains firent tout leur possible pour maintenir l’élection au risque d’apparaitre au mieux comme incapables de prendre la mesure de la pandémie, au pire comme suffisamment cyniques pour tenter d’en tirer avantage (I). Comme toujours aux Etats-Unis, l’affaire n’a pas tardé à prendre un tour juridictionnel, diverses procédures étant introduites afin d’obtenir le maintien ou au contraire le report de l’élection et donnant finalement lieu à une très contestable décision de la Cour suprême pourtant traditionnellement peu encline à intervenir dans l’organisation des opérations de vote au sein des états fédérés (II).
De la négation de la pandémie à son instrumentalisation
Contrairement à ce qui commençait à se pratiquer dans d’autres Etats, le gouverneur Tony Evers opta dans un premier temps pour le maintien des élections. Ce n’est que le 4 avril que, face aux critiques de ses alliés démocrates, il se résolut à convoquer une session spéciale des deux chambres destinée à obtenir l’organisation du vote par correspondance. Mais l’assemblée législative locale, dominée par les républicains, s’ajourna quasi immédiatement sans prendre la moindre décision.[1]
Cette volonté à l’origine transpartisane de maintenir les opérations électorales peut surprendre. Elle s’explique par le fait que devaient être organisés, ce 7 avril, deux types de scrutins, le premier s’inscrivant dans le cadre de la primaire démocrate, le second permettant de pourvoir à plusieurs centaines de charges électives, qu’ils s’agissent de fonctions juridictionnelles ou de conseils d’établissements scolaires à renouveler.
Pour le gouverneur démocrate, il fallait d’abord éviter que ces fonctions officielles électives demeurassent vacantes pendant la durée de la pandémie. Il convenait ensuite et surtout d’organiser les primaires du parti démocrate, élections qui s’inscrivent dans le cadre de l’Etat, mais dont l’intérêt est évidemment national. Rappelons en effet qu’en ce qui concerne l’élection présidentielle, le processus démocratique se déroule aux Etats-Unis, du fait de la structure fédérale du pays, en ordre bien plus dispersé et beaucoup plus en amont que chez nous. Dans ce système fondamentalement bipartisan, seul le candidat qui bénéficie de l’investiture démocrate ou républicaine a une chance réelle de remporter l’élection. Certes, l’investiture est accordée au cours d’une convention nationale, grand barnum médiatique dont les résultats sont généralement connus d’avance et qui rassemblent les délégués nationaux. Mais ces derniers sont élus dans le cadre des Etats fédérés, soit via des caucus ouverts aux seuls militants – dans 1/5ème des Etats seulement – soit, cas plus général, via l’organisation de primaires ouvertes auxquelles tout le corps électoral peut participer, comme dans le Wisconsin.
L’organisation sans délai de la primaire entre Joe Biden et Bernie Sanders apparaissait par ailleurs d’autant plus importante que le Wisconsin n’est pas un Etat tout à fait comme un autre. D’une part, c’est précisément à Milwaukee que doit se dérouler la convention d’investiture démocrate, dorénavant repoussée à la mi-aout. D’autre part et surtout le Wisconsin, ancien bastion républicain, a gagné en importance dans la course à la présidence en devenant un Etat pivot (« swing State » ), dont les démocrates ont depuis 1988 systématiquement remporté les 10 grands électeurs, jusqu’à ce que Donald Trump en 2016 parvienne de justesse à l’emporter face à Hillary Clinton. Il en résulte que dans un Etat aussi disputé, toute modification de la composition du corps électoral peut avoir des répercussions considérables au niveau national. C’est précisément pour cette raison que les Républicains ont tenu, bien plus encore que les démocrates, à l’organisation des opérations électorales du 7 avril.
Quelque peu éclipsée par la primaire démocrate, une élection plus importante encore devait en effet se dérouler ce jour-là : celle d’un juge à la cour suprême de l’Etat[2]. L’élection mettait en lice le juge conservateur sortant – Daniel Kelly qui bénéficiait du soutien de Donald Trump – et une candidate progressiste, Jill Karofsky. Le vainqueur importait d’autant plus que sa voix sera décisive lors du jugement à venir d’une affaire pendante, initiée par une association conservatrice dont Daniel Kelly fut longtemps conseiller juridique[3] et dont les répercussions pourraient s’avérer non négligeables sur la composition du collège électoral appelé à désigner le président des Etats-Unis. La décision est en effet susceptible d’imposer à la commission électorale la suppression de plus de 200 000 électeurs des listes électorales du Wisconsin, sur quelques 4 millions d’inscrits. Or, la contraction du corps électoral est généralement favorable aux conservateurs. Dès lors, les républicains du Wisconsin ne pouvaient que prôner un maintien du vote le 7 avril, les opérations électorales étant bien davantage affectées dans les bastions démocrates urbains – Milwaukee ne compta le 7 avril que cinq bureaux de vote contre 180 ordinairement et Green Bay deux au lieu de 30 – que dans les zones rurales dominées par les conservateurs. Si le pari fut ici un échec, Jill Karofsky l’ayant largement emporté avec plus de 55 % des suffrages exprimés, il témoigne plus largement de la tendance, bien ancrée chez les conservateurs, à combattre les mesures protégeant l’exercice du droit de vote, par crainte qu’elles favorisent les démocrates en encourageant le vote des minorités et des populations citadines déshéritées. L’épisode du Wisconsin ne fit pas exception, mais il n’en est pas moins instructif et inquiétant pour l’avenir, en raison de la position adoptée par la Cour suprême.
De la multiplication des recours à une décision partisane
Après son échec à obtenir de l’assemblée législative du Wisconsin la transformation de l’élection en un vote par correspondance, le gouverneur tenta de la reporter au 9 juin par décret[4]. Sur recours des parlementaires républicains, le décret fut annulé par la Cour suprême du Wisconsin le 6 avril pour incompétence du gouverneur en la matière[5]. L’élection fut donc maintenue au 7 avril. Sollicitée dans l’intervalle par les démocrates, la cour fédérale du district ouest du Wisconsin, tout en critiquant l’absence de mesure prise par le corps législatif, refusa le 2 avril d’imposer un report au motif qu’une telle décision relevait de la compétence du Législateur et du gouverneur de l’Etat[6]. Toutefois, le juge accepta d’étendre de six jours– soit jusqu’au 13 avril – la date d’envoi des bulletins de vote par correspondance et d’en alléger les formalités. Le parti républicain contesta devant la Cour suprême des Etats Unis cette décision qui satisfaisait partiellement les démocrates.
On sait que la Cour suprême dispose d’un large pouvoir discrétionnaire dans le choix des affaires à traiter. Dès lors qu’elle ait choisi de se pencher sur une simple décision de première instance – qui plus est relative à l’organisation des élections au sein d’un Etat fédéré – surprend à double titre. D’une part, sensible à la logique étatique bien plus que fédérale des élections, elle se garde en général, d’interférer avec l’interprétation des législations électorales retenues par les juridictions des Etats[7]. D’autre part, il s’agissait là d’une demande de sursis à exécution (application for stay), moyen qui n’est accordé que de manière exceptionnelle par la Cour suprême en cas de non épuisement préalable des recours.[8] L’impression prévaut donc que la Cour suprême tenait absolument à statuer quitte à s’écarter assez largement de la pratique habituelle.
Rendue à la majorité des cinq juges conservateurs – contre quatre progressistes – la décision de la Cour suprême[9] fait en effet pleinement le jeu des républicains[10]. Si elle ne remet pas en cause la date limite de réception des votes par correspondance repoussée au 13 avril par le juge de district, elle exige qu’ils aient été renvoyés à la commission électorale au plus tard le jour de l’élection, soit le 7 avril. Un grand nombre de formulaires n’étant à cette date même pas parvenu aux électeurs du Wisconsin, l’ajout de cette condition paralyse largement les effets du report de la date de réception et aboutit à priver plusieurs dizaines de milliers d’électeurs la possibilité de voter. Ce faisant, la décision s’inscrit dans la lignée de l’offensive républicaine destinée à restreindre le droit de suffrage que la majorité conservatrice de la Cour suprême n’a de cesse d’encourager[11].
On ne compte plus en effet les lois des Etats fédérés qui, sous couvert de lutter contre la fraude électorale, s’attachent à rendre plus contraignante l’inscription sur les listes électorale ou l’exercice du droit de vote, par exemple en exigeant la production d’une pièce d’identité officielle ou d’une preuve de citoyenneté que détiennent rarement les populations les plus défavorisées. C’est ainsi que la Cour Roberts a validé en 2008 une loi de l’Indiana qui subordonnait à la production d’une pièce d’identité avec photo l’exercice du droit de vote[12]. Dix ans plus tard elle déclara conforme à la Constitution une loi de l’Ohio qui permettait, au motif d’un supposé déménagement, la désinscription des électeurs qui se sont abstenus six années d’affilée[13]. Entre temps, en 2013, la Cour Roberts par 5 voix contre 4 a considéré que la section 5 du Voting rights act ne se justifiait plus au regard des circonstances actuelles[14]. Depuis 1965, celle–ci subordonnait les modifications des règles locales d’accès au vote à un strict contrôle fédéral garantissant, dans la lignée des XIVe et XVe amendements, que le changement ne discrimine aucune minorité protégée et accorde bien à la population noire, surtout dans les Etats du sud, une citoyenneté effective.
La lecture de l’opinion de la Cour donne le curieux sentiment d’être face à une juridiction sur la défensive. Cette impression transparait déjà à partir de la forme même de la décision. Rendue « per curiam », c’est-à-dire au nom de la Cour et donc techniquement sans opinion majoritaire ou minoritaire, elle laisse supposer une décision relativement consensuelle qui serait plus institutionnelle qu’individuelle. Le consensus n’en est pas moins factice comme en témoigne non seulement l’existence d’une opinion dissidente vigoureuse, rédigée par le juge Ginsburg et endossée par les juges Breyer, Sotomayor et Kagan, mais aussi la contestation systématique, par l’opinion de la Cour, des arguments avancés par les juges dissidents.
Sur le fond maintenant, plusieurs éléments méritent ici d’être soulignés. D’une part, la Cour insiste largement sur le fait que sa décision doit être lue comme statuant sur une question précise et technique, relative au vote par correspondance et ne saurait être interprétée comme un avis sur la manière dont il convient d’organiser les élections dans un contexte de pandémie[15]. D’autre part, la motivation de la Cour combine un argument de principe – la nécessité d’éviter de modifier les règles électorales à la veille d’un scrutin – et un élément procédural, selon lequel la prolongation de la date d’envoi accordée par le juge de district n’aurait pas été sollicitée initialement par la partie demanderesse. Or l’argument de principe peine à convaincre dès lors qu’en ajoutant une condition à la validité des bulletins de votes par correspondance la Cour suprême modifie la règle du jeu électoral plus tardivement encore que le juge de district. Quant à l’élément procédural, la Cour tout en le soulignant paradoxalement à trois reprises est bien obligée d’en reconnaitre le caractère non déterminant[16], les demandeurs l’ayant sollicité oralement et rien n’interdisant au juge de district de repousser une date limite d’envoi qu’aucune loi du Wisconsin n’imposait[17] .
A l’approche d’une élection présidentielle rendue particulièrement incertaine par les répercussions économiques de la pandémie et avec un président candidat dont on connaît le cynisme absolu, cette courte décision est lourde de menaces pour le bon fonctionnement de la démocratie américaine. Elle ne peut en effet que faire écho à l’acharnement des conservateurs à délégitimer l’ensemble des procédures destinées à faciliter l’exercice du suffrage – vote par correspondance ou vote anticipé – que les démocrates voudraient au contraire faciliter pour encourager la participation et limiter les risques de contagion. L’affaire n’est pas sans importance dans un pays où quelques dizaines de milliers de voix bien réparties peuvent faire basculer une élection.
Surprenante par son existence même et contestable par son dispositif, la décision de la Cour suprême a ainsi une portée qui va bien au-delà du seul Wisconsin. Elle porte en effet atteinte à l’autorité morale d’une Cour dont la polarisation, depuis la nomination des juges Neil Gorsuch et Brett Kavanaugh, est particulièrement marquée. Or, le temps n’est pas si lointain où ce fut à elle que revint le soin de désigner l’élu de la Nation, exercice qui pourrait à l’avenir se révéler d’autant plus redoutable que les Républicains, menés par Donald Trump, semblent bien décidés à ne reculer devant rien.
[1] L’Assemblée de l’État du Wisconsin comprend 63 républicains et 36 démocrates, tandis qu’au Sénat du Wisconsin 19 républicains font face à 14 démocrates.
[2] Reid J. Epstein, « Why Wisconsin Republicans Insisted on an Election in a Pandemic? », The New York Times, 7 avril 2020.
[3] Corentin Sellin, « Trump, le vengeur masqué », Les jours.fr, 11 avril 2020.
[4] State of Wisconsin, Executive order #74 Relating to suspending in-person voting on April 7, 2020, due to the COVID-19 Pandemic, 6 avril 2020. Cf. https://evers.wi.gov/Documents/COVID19/EO074-SuspendingInPersonVotingAndSpecialSession2.pdf
[5] Wisconsin Supreme Court, Wisconsin Legislature v. Tony Evers, 2020AP000608 – OA, 6 avril 2020.
[6] Democratic National Committee v. Bostelmann, United States District Court, W.D. Wisconsin, 2 avril 2020 ; T. Richmond, « Judge won’t delay Wisconsin election but extends voting », AP News, 3 avril 2020.
[7] L’exception confirmant la règle, ce point fut rappelé par le juge Renquist dans l’opinion majoritaire qui fonde la décision Bush v. Gore du 12 décembre 2000. Voir en ce sens C. Saunier, La doctrine des « questions politiques ». Etude comparée: Angleterre, Etats-Unis, France, Th. dactyl Paris II, 2019, p. 477.
[8] Rules of the Supreme court of the United States, règle n°23, alinéa 3. « An application for a stay shall set out with particularity why the relief sought is not available from any other court or judge. Except in the most extraordinary circumstances, an application for a stay will not be entertained unless the relief requested was first sought in the appropriate court or courts below or from a judge or judges thereof. »
[9] Republican National Committee v. Democratic National Committee 589 US 2020
[10] The US Supreme Court’s Activism in the Wisconsin Election, VerfBlog, 2020/4/22, https://verfassungsblog.de/the-us-supreme-courts-activism-in-the-wisconsin-election/.
[11] Pour une démonstration en ce sens, cf. Austin Sarat, « Why the Supreme Court made Wisconsin vote during the coronavirus crisis ? », The conversation, 14 avril 2020.
[12] Crawford v. Marion County Election Bd., 553 U.S. 181 (2008).
[13] Husted v. A. Philip Randolph Institute, 584 U.S. (2018).
[14] Shelby County v. Holder, 570 U.S. 529 (2013)
[15] Republican National Committee précité, p. 1 et p. 4.
[16] « And again, the plaintiffs themselves did not even ask for that relief in their preliminary injunction motions. Our point is not that the argument is necessarily forfeited, but is that the plaintiffs themselves did not see the need to ask for such relief ». idem. p. 2.
[17] The US Supreme Court’s Activism in the Wisconsin Election, VerfBlog, 2020/4/22, https://verfassungsblog.de/the-us-supreme-courts-activism-in-the-wisconsin-election/.
Crédit photo: Wisconsin Center for Investigative Journalism, Flickr, CC 2.0