La composition du nouveau gouvernement : quels enseignements pour l’analyse politique ? Par Nicolas Roussellier
La nomination du Premier ministre comme le choix des membres du nouveau gouvernement permet de faire le point sur les origines de ces acteurs en termes de formation politique. La question des filières privilégiées de recrutement des gouvernants se trouve ainsi posée sous un nouveau jour. Alors que le choix de Jean Castex souligne la capacité d’autorecrutement de la haute fonction publique pour le sommet de l’Etat, les dernières élections municipales semblent faire émerger des filières nouvelles et potentiellement concurrentes.
The recent appointment of both the Prime Minister and members of the government sheds a new light on the origins of these actors in terms of political education. It raises the question of privileged channels for recruiting top political leaders under the Fifth Republic. While the choice of Jean Castex underlines the self-recruiting capacity of the senior civil service for the summit of the state, the municipal elections mark the rise of a new type of channel which could reveal competitive in the near future.
Par Nicolas Roussellier, maître de conférences en histoire à Sciences Po Paris
Après l’analyse offerte par Armel Le Divellec[1] et qui se plaçait sous le regard du droit constitutionnel, on voudrait ici proposer ici, et à titre de complément, une approche d’histoire politique. On sait que le choix d’un nouveau Premier ministre, associé à la recomposition d’une équipe gouvernementale, intéresse toujours la perspective de l’historien. L’épisode peut être replacé soit dans le moyen terme soit même dans le long terme. Un sujet plus saillant que les autres me parait ici pouvoir retenir l’attention ; la question des filières de recrutement de la classe politique et de leur éventuelle mutation. En somme, et pour faire simple : comment les membres du gouvernement ont-ils été recrutés ? Selon quels critères préférentiels l’ont-ils été ? Et enfin quelles sont les indications ainsi données pour une évolution non pas seulement circonstancielle mais plus structurelle de notre vie politique ?
Le recrutement d’un nouveau Premier ministre au sein de la haute fonction publique n’a en lui-même rien de surprenant. Une telle filière est un peu la marque de fabrique de la Cinquième République. Elle a été mise en valeur depuis l’origine même du régime en opposition avec la tradition de la république parlementaire[2]. Elle n’a jamais été reniée depuis lors. Jean Castex rejoint donc une liste déjà longue commencée par Georges Pompidou en 1962, continuée ensuite par les cas de Couve de Murville, de Raymond Barre et de Dominique de Villepin pour ne citer que les plus marquants. D’autres, tels Balladur ou Bérégovoy, étaient des parlementaires de fraîche date lorsqu’ils ont été nommés à Matignon et peuvent être donc rattachés à ce modèle de filière. La touche originale qu’il faut cependant associer au nouveau Premier ministre est la petite ville de Prades. Jean Castex en est le maire depuis 2008. C’est un point qui, à l’évidence, offre une ressource politique non négligeable. Dans ce moment initial où le nouveau gouvernement doit imprimer sa marque dans les médias et en direction de l’opinion publique, cette touche de « terroir » est bienvenue. Gageons cependant que, au-delà du discours du « terrain », et dans un délai assez rapide, face à la gravité de la crise économique et sociale, ce sont les qualités – ou les défauts – d’un spécialiste des sommets de l’Etat qui seront placés au premier plan.
Le recrutement de celui qui a été plusieurs fois membre de cabinets ministériels et secrétaire général adjoint de la présidence de la République (ce qui le rapproche là aussi de Bérégovoy, Balladur et Villepin[3]) est peut être plus intéressant pour l’indication indirecte, c’est-à-dire en creux, qu’il fournit. La nomination de Jean Castex sonne en effet comme le double échec de la filière de recrutement par le parti politique et de la filière de recrutement par le Parlement. Les deux filières sont d’ailleurs très proches l’une de l’autre. Ces viviers traditionnels, de longue durée qui nous renvoient à l’histoire parlementaire du 19e siècle (et pas seulement sous les Républiques) semblent à nouveau subir un revers. L’avenir indiquera s’ils sont définitivement asséchés. Si c’était le cas, cela soulignerait combien le régime politique français se signale par son originalité vis-à-vis des autres démocraties européennes, singulièrement l’Allemagne et la Grande-Bretagne[4]. L’échec du parti LREM créé à la suite de l’élection du président Macron est ici patent. Non seulement le parti du Président ne réussit pas à faire émerger une figure de « premier-ministrable » mais le recrutement ou la promotion de ses membres à l’intérieur de l’équipe gouvernementale est lui-même très limité. Le tout est probablement assez déprimant pour les membres du groupe parlementaire (dans l’attente de la nomination des secrétaires d’Etat) qui ont eu le sentiment d’avoir été humiliés en apprenant d’une façon bien curieuse la nouvelle composition du gouvernement[5]. Figurent au tableau la nomination d’Olivier Véran en février dernier comme ministre de la Santé, de Barbara Pompili comme ministre de la Transition écologique[6] ou les recrutements comme ministres délégués de Nadia Hai (chargée de la Ville) et de Brigitte Bourguignon (Autonomie), ainsi que quelques promotions en interne du rang de secrétaire d’Etat à celui de ministre délégué (Jean-Baptiste Djebbari et Marlène Schiappa). La récolte est maigre, c’est le moins que l’on puisse dire. Ni le parti ni son groupe parlementaire n’ont servi de viviers de recrutement préférentiels pour le gouvernement Castex. Ajoutons que les deux « têtes » d’affiche qui ont imprimé l’opinion via les médias lors de la formation du nouveau gouvernement (Roselyne Bachelot et Eric Dupond-Moretti) n’ont rien à voir avec le parti de La République en marche. Dans une Cinquième République qui assigne au groupe majoritaire le rôle de garant de la force et de la continuité du gouvernement, la perspective d’une promotion gouvernementale qui était offerte aux membres individuels servait de compensation à l’ascèse parlementaire. Fidélité et discipline, oui, mais à condition de garder l’espoir d’avancer dans le cursus honorum. Le fait de tarir un tel mécanisme pourrait avoir des effets non seulement sur le moral des troupes mais peut-être aussi sur leur acceptation de la discipline majoritaire à terme.
Mais cette question des filières de recrutement interroge d’une manière plus globale l’évolution de la vie politique française en ce début de 21e siècle. On sait que Max Weber, à la charnière du 19e et du 20e siècle, s’était forgé une vision positive de la vie politique britannique. Il soulignait l’autonomie et la force de la filière parlementaire qu’il considérait comme un moyen particulièrement efficace d’éducation des futurs gouvernants. Contrairement aux « bureaucrates » figés dans la routine des administrations publiques, les gouvernants anglais (à commencer par les Premiers ministres) étaient issus d’un long processus de sélection et de formation qui dépendait uniquement des partis et du Parlement. Un tel parcours aux yeux du sociologue allemand avait pour caractéristique principale l’intensité des luttes et des combats, une sorte de lutte pour la vie et donc l’émergence de leaders dignes de ce nom. S’il portait un regard négatif sur la classe politique française, c’est plutôt par préjugé. Il voyait la France encore dominée par les notables à l’ancienne et incapable de faire émerger des partis modernes et organisés. Il négligeait les spécificités des filières d’éducation politique propres à la France de la Troisième République qui ont bien été mises en lumière par les historiens[7]. Aujourd’hui, en France, la boucle du recrutement des gouvernants semble se resserrer de plus en plus ; allant des cabinets ministériels vers les postes de ministres et de premier ministre. Certes, la sélection par le combat, chère à Max Weber, doit pouvoir se retrouver dans les filières de la haute fonction publique (ni l’Elysée ni Matignon ne sont des lieux calmes où règne le « légal-rationnel » pour reprendre le vocabulaire du sociologue). Mais cette lutte ne se fait pas au grand jour, elle n’est pas publique, elle ne passe plus par la fonction de l’éloquence via le Parlement et pas non plus par la fonction d’élaboration doctrinale d’un parti politique traditionnel. Un Premier Ministre comme Jean Castex connaît le « terrain » par sa ville de Prades (et ses passages au Conseil régional et au Conseil départemental), il connaît aussi la machinerie gouvernementale (celle d’un ministère et celle de l’Elysée) ; mais il n’a pas eu à passer par les joutes parlementaires, il n’a pas eu à batailler au sein d’un parti pour construire une doctrine, une tendance, un programme, une rhétorique et une « idéologie » (un terme pourtant cher à Emmanuel Macron). Ni lui, ni la plupart des membres de son gouvernement.
Si le mode de formation du gouvernement Castex semble indiquer une tendance à l’autorecrutement de l’Etat sur l’Etat, cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de signe de renouvellement de la vie politique à une échelle plus large. Plusieurs des listes victorieuses lors des dernières élections municipales ont par exemple intégré des représentants du monde associatif et de ce qu’il est convenu d’appeler la « société civile ». Certes, ce n’est pas nouveau. Sauf que jusqu’à présent de tels représentants étaient plutôt placés en position de supplétifs et laissaient encore les premiers rôles (le futur maire) aux représentants des partis politiques classiques. Le cas le plus connu est celui des écologistes placés aux côtés des élus de gauche, notamment à Paris. Non seulement on voit s’inverser le rapport de force entre anciens partis et chefs de file de ces mouvements citoyens (comme à Marseille où le « Printemps marseillais » s’est construit sur le leadership de Michèle Rubirola et le rôle passé en second du PS local[8]) mais c’est là où le mouvement citoyen est le plus visible c’est-à-dire là où les partis s’effacent le plus, que les chances de victoire sont les plus élevées. Tout n’est d’ailleurs pas une question de marketing politique faisant la promotion du label « société civile ». Il faudra dorénavant suivre de près la capacité d’une filière propre et qui semble de plus en plus s’imposer : elle passe par l’appartenance à des ONG et aux formes nouvelles et multiples du militantisme environnemental et humanitaire dont de nouveaux maires comme Grégory Doucet à Lyon ou Léonore Moncond’huy à Poitiers sont de bonnes illustrations. Cette filière est d’ores et déjà en mesure de concurrencer les filières anciennes du parti ou de la notabilité.
Il y a donc l’esquisse ici d’une diffraction entre le mode de recrutement de la classe politique gouvernante placée au sommet de l’Etat et le recrutement par le local et par le bas. Entre ce sommet et cette base, il semble que ce soit formé un trou noir : s’y engouffrent dans une chute apparemment mortelle les partis politiques de type traditionnel et leurs filières de formation. C’est ici d’ailleurs la malchance du parti présidentiel La République en Marche qui s’est créé au moment même où le modèle du parti institutionnel était en perte de vitesse. Autant LREM continue de jouer son rôle dans le mécanisme du fait majoritaire en dépit d’un effritement des effectifs du groupe parlementaire, autant il semble avoir bien du mal à exister comme parti d’élection. Difficile en effet de prétendre être un parti politique si on se révèle incapable de gagner des élections, surtout des élections locales qui constituent la première étape pour la formation de réseaux partisans vraiment structurés. C’est pire encore si le parti n’est pas en mesure de présenter des listes et des candidats crédibles. Le cas du triple fiasco parisien (la dissidence Villani, le retrait de Griveaux dans les conditions que l’on connaît, le choix d’Agnès Buzyn) est très révélateur de ce point de vue. Ajoutons que la raison d’être du parti et avec lui la raison d’être de son groupe parlementaire et de son travail fait dans l’Assemblée et dans les commissions, se trouve objectivement concurrencé par l’initiative de la Convention citoyenne pour le climat. Si l’image de cette dernière dans les médias semble avoir plutôt bonne, on peut s’accorder à dire qu’aucune des propositions formulées par elle n’aurait pas pu l’être par le travail d’une commission parlementaire. Le fait ainsi de sous-traiter de possibles législations publiques à une autre institution que les deux assemblées parlementaires souligne que l’idée de rénovation du parlementarisme par la co-construction qui avait été un élément initial important du macronisme (le ministre Macron y avait gagné des recrutements importants comme Richard Ferrand ou Christophe Castaner) est en panne.
Au total, la formation du gouvernement Castex semble indiquer une priorité absolue accordée au régalien. Dans la période à venir qui sera marquée par les plans sociaux, la montée du chômage et les formes variées de mobilisation sociale (y compris de la part des fonctionnaires régaliens…), le gouvernement Castex est fondé sur le recrutement de « spécialistes » qui sont appelés à garantir le caractère efficace et « opérationnel » de l’Etat. Jean Castex en est l’exemple même en étant devenu Premier ministre après avoir été le Monsieur Covid ou le Monsieur Déconfinement du gouvernement précédent, ce qui supposait au plus haut point de savoir être le machiniste en chef de l’Etat régalien. Qu’une telle évolution se fasse au détriment du parti comme du Parlement, et accentue par conséquent une évolution vers l’autorecrutement de la haute fonction publique sur elle-même, vient confirmer que la vie politique française ne cesse de muter depuis l’année sans pareille de 2017.
[1] Ce blog du 10 juillet 2020 [http://blog.juspoliticum.com/2020/07/10/la-nomination-du-gouvernement-pierre-de-touche-du-parlementarisme-negatif-de-la-ve-republique-une-lecture-constitutionnelle-par-armel-le-divellec/]
[2] Quand Alexandre Millerand, l’un des précurseurs du présidentialisme républicain de la Cinquième, a choisi comme ministre des Finances un non-parlementaire (François-Marsal), c’était encore très mal perçu à l’époque au sein du monde parlementaire.
[3] Balladur a été secrétaire général adjoint puis secrétaire général sous la présidence de Pompidou. Bérégovoy a été secrétaire général pendant la première année du premier septennat de Mitterrand. Villepin a été secrétaire général pendant la durée du premier mandat de Chirac.
[4] Il est significatif de parcourir les biographies des membres du cabinet Johnson : la quasi-totalité des membres sont des parlementaires et pour une grande majorité ont déjà trois ou quatre législatures d’expérience, les fonctions de whip et de sous-secrétaire d’Etat parlementaire étant souvent les premières marches de leur parcours.
[5] Voir Le Monde du 10 juillet : « Remaniement : tensions au sein de la majorité »
[6] Elle est membre du groupe LREM à l’Assemblée nationale et, à ce titre, elle peut être considérée comme une réussite de promotion du parti vers le gouvernement, mais son parcours précédent à gauche et auprès des Verts, en fait un cas particulier.
[7] Filières bien mises en valeur par les études des historiens notamment Gilles Le Béguec qui a souligné qu’en l’absence d’appareils de partis lourds, la République parlementaire française donnait la part belle aux organisations de jeunesse, à la filière du barreau et en particulier au rôle de la conférence du stage. Voir sa thèse pour le doctorat d’Etat, L’entrée au Palais-Bourbon : les filières privilégiées d’accès à la fonction parlementaire (1919-1939) et son livre La République des avocats (Armand Colin, 2003).
[8] Significativement, membre du parti des Verts depuis 2002, Michèle Rubirola a commencé sa carrière politique locale en adjointe alors que la maire de secteur était PS (2008). Mais, dans la structure du Printemps marseillais, elle passe en position de leader et Bruno Payan (chef de fil PS de l’opposition municipale) devient second.
Crédit photo: Julien Chatelain, Flickr, CC BY SA 2.0