Vote par correspondance : adaptation pragmatique ou risque inconsidéré ? Par Bruno Daugeron
Le recours au vote par correspondance est vanté pour permettre le vote à distance et ne pas décourager la participation aux prochaines échéances électorales. S’il permet de s’adapter au nouveau contexte sanitaire, les risques qu’il fait courir à l’intégrité du vote demeurent nombreux.
The use of mail-in voting is touted to enable remote voting and not to discourage participation in future elections. While it allows for adaptation to the new sanitary context, it poses numerous risks to the integrity of the vote.
Par Bruno Daugeron, Professeur de droit public à l’université de Paris – Descartes. Directeur du centre Maurice Hauriou (EA1515)
Le vote par correspondance est actuellement vanté comme une technique permettant de poursuivre les opérations de vote en s’adaptant aux contraintes sanitaires. Le rapport remis par l’ancien président du Conseil constitutionnel, J.-L. Debré, au Premier ministre le 13 novembre 2020 sur l’organisation des prochaines consultations électorales « Quelle date et quelle organisation pour les élections régionales et départementales ? » le préconise notamment comme une solution possible (septième des neuf points)[1]. La question avait d’ailleurs déjà été posée au printemps dernier pour le second tour, décalé de trois mois, des élections municipales, idée finalement abandonnée faute de pouvoir organiser un vote par correspondance dans des conditions sérieuses en des délais aussi courts. Les nouvelles règles sanitaires qui varient de décret en décret la font se poser à nouveau pour les prochaines élections, régionales, départementales voire, hélas, pour l’élection présidentielle de 2022. Les débats parlementaires autour du projet de loi, devenue la loi n°2020-1379 du 14 novembre 2020 autorisant la prorogation de l’état d’urgence sanitaire et portant diverses mesures de gestion de la crise sanitaire, ont même conduit le Sénat à adopter un amendement sur ce sujet que l’Assemblée nationale a finalement supprimé. Présentée comme une nouveauté salvatrice en cette période où la « distanciation » est imposée comme la nouvelle norme sociale, il ne va pourtant pas, en réalité, sans poser de sérieuses questions s’agissant de l’organisation de la compétition électorale, à commencer par celui de loyauté des élections. Le procédé n’est en effet ni si nouveau ni surtout aussi salvateur qu’on pourrait le croire.
Fausse nouveauté
Bien qu’il paraisse comme une nouveauté à l’heure du règne technicien le vote par correspondance n’est pas une pratique nouvelle : la loi du 12 avril 1946 avait permis pour les élections générales et certaines consultations nationales de voter par correspondance. Cette possibilité était ouverte aux militaires stationnés sur et hors du territoire métropolitain, aux fonctionnaires en déplacement, et même aux malades et aux « femmes en couches » dans les maternités…[2] De fait, c’est une technique de vote qui a pu se révéler utile dans et pour certaines situations et qui est d’ailleurs pratiquée, selon des modalités diverses, dans plusieurs États comme par exemple la Suisse et même, on l’a récemment vu, les États-Unis. Mais cela n’a pas empêché en France sa suppression par la loi du 31 décembre 1975, en contrepartie de quoi furent élargies les conditions du vote par procuration. Exhumant des extraits des débats parlementaires de cette loi, la grande presse a souligné à l’envi les raisons qui avaient conduit à sa suppression : la fraude électorale massive à laquelle sa mise en œuvre avait pu donner lieu, spécialement en Corse, réputée ne faire qu’une avec cette pratique. Le ministre de l’Intérieur de ce début de septennat giscardien, Michel Poniatowski, tout en se gardant de stigmatiser une région ou encore un parti politique en particulier dans des pratiques douteuses détaillait à l’Assemblée nationale, le 4 décembre 1975, les manifestations de la fraude : « bourrage d’urnes à l’aide d’enveloppes contenant elles-mêmes d’autres enveloppes multiples avec faux, usage de faux et faux émargements, envoi par le maire des bulletins d’une seule liste quand il y en avait deux, ou de deux quand il y en avait trois »…
Autres temps, autres mœurs ? C’est ce que l’on soutient. De telles pratiques ne seraient plus possibles aujourd’hui, nous dit-on, car les conditions techniques auraient considérablement progressé notamment au regard du respect des standards internationaux du vote, comme ceux de l’OSCE. De même, les archaïsmes du code électoral de la France des années soixante et soixante-dix seraient dernière nous, en particulier le fait de confier au seul maire sa mise en œuvre pratique, de ne pas opérer un contrôle de la domiciliation sérieux des électeurs votant par correspondance ou encore de ne pas vérifier scrupuleusement l’identité des votants. Quelques adaptations mineures, le recours à une autorité indépendante, et les choses seront réglées. Notre inquiétude ne porte pas sur la capacité, si le principe était retenu par le législateur à l’avenir de son organisation matérielle. Les services du ministère de l’intérieur, techniquement compétents sont aptes à élaborer de toute pièce un cadre administratif et logistique avec du matériel dédié dans le respect de « bonnes pratiques » internationales quelconques une fois passés les premiers errements de tout nouveau système. Il n’en reste pas moins vrai que sa mise en œuvre en France au prétexte de la situation sanitaire n’en pose pas moins plusieurs difficultés qui sont aussi et surtout des questions de principe. Et parmi eux, c’est un autre point qui pose plus de problème car il est central pour tout scrutin : le respect du secret du vote.
Vrai danger ?
On sait que son principe est posé par l’article 3 de la Constitution de 1958 : « Le suffrage peut être direct ou indirect dans les conditions prévues par la Constitution. Il est toujours universel, égal et secret ». On sait aussi que le Conseil constitutionnel dans la décision 82-149 DC du 18 novembre 1982 en a étendu le bénéfice, au nom du fait qu’elles exprimaient elles aussi un « suffrage politique », « notamment » aux élections municipales, c’est-à-dire, considère-t-on à toutes les élections locales, pour les faire bénéficier d’une protection juridique qui n’était a priori prévue que pour les élections nationales et plus précisément celles désignant des représentants de la nation et pour le référendum. Deux raisons majeures s’opposent, selon nous, à ce nouvel enthousiasme pour le vote par correspondance. La première est symbolique ; la seconde est d’ordre pratique.
La première entorse potentielle au secret du vote est le fait que l’électeur « à distance » devra se passer de l’isoloir. L’entorse est certes volontaire et la liberté de l’électeur reste en principe entière pour voter pour qui il l’entend. Mais le vote par correspondance généralisé, ou en tout cas étendu bien au-delà de ce que l’on a déjà pu connaître par le passé, le priverait du passage par l’isoloir et donc du moment où il est absolument seul pour préparer son suffrage à la faveur d’un rituel qui contribue à ériger les individus en citoyens et manifeste l’universalité du suffrage (on a célébré en 2013 le centenaire de la loi du 29 juillet 1913 sur le secret du vote créant l’urne et l’isoloir)[3]. Si le vocabulaire du droit constitutionnel n’était pas sujet à tant d’emphase quand il est question des principes du fonctionnement des institutions politiques, on dirait volontiers que le vote par correspondance porte atteinte à l’un des derniers cérémonials républicains à une époque où ils ne sont pas si nombreux à survire et au moment même où l’État entend défendre les « valeurs » de la République. D’autant que le véritable effet ne viendra qu’après. Quelle sera la prochaine étape ? Derrière les contraintes sanitaires, on ne manquera pas de se féliciter des économies qui pourront être faites par la diminution du nombre de bureaux de vote. Puis viendra le vote électronique sur internet pour toutes les élections, à l’image du recensement des soutiens des électeurs à l’initiative parlementaire du référendum « d’initiative partagée » sur la proposition de loi visant à affirmer le caractère de service public national de l’exploitation des aérodromes de Paris ?[4] Une fois commencée, la banalisation et la « domestication » du vote électronique risque de ne plus s’arrêter. La chose peut être à craindre et nous ne pensons pas qu’il s’agisse là absolument d’un progrès.
Mais c’est une autre raison qui, selon nous, soulève le plus de problèmes. Comme pour le vote électronique, malgré l’intense promotion qui lui est faite depuis des années sous prétexte d’avancées des « nouvelles technologies », le vote par correspondance présente un inconvénient majeur : il fait perdre à l’électeur la trace matérielle de son vote qui n’est ni introduit par lui-même dans une urne (transparente depuis la loi n° 88-1262 du 30 décembre 1988) ni délégué à une personne (à tous les sens du terme) de confiance comme pour le vote par procuration tel qu’il est organisé aux articles L. 75 et L 78 du code électoral. Même si dans les éléments de langage qui tiennent parfois lieu de vocabulaire juridique aux parlementaires il n’était question que de « sécuriser » le déroulement du scrutin, se posent à l’évidence et justement des problèmes de sécurité… de la confidentialité du vote et de son éventuelle manipulation. Il peut en effet arriver bien des choses à une enveloppe identifiée comme « vote par correspondance ». Comment s’assurer du respect de l’intégrité du bulletin de vote pendant tout son acheminement ? Comment être certain qu’il arrive bien à son destinataire sans avoir été volé, détruit, égaré, substitué ? Comment être sûr qu’il soit réellement comptabilisé en même temps que les autres suffrages et ne soit pas considéré comme une variable d’ajustement en fonction du résultat auquel on souhaiterait parvenir ? Toutes les questions posées – sans jamais recevoir de réponses convaincantes – par la courageuse et tenace Chantal Enguehard à propos du vote électronique, dont le vote par correspondance n’est qu’une version archaïque, et qui sont plus que jamais d’actualité dans un contexte où la méfiance grandit. C’est d’ailleurs à partir d’une comparaison avec ce dernier que l’informaticienne et mathématicienne en avait longuement étudié les méfaits dans un long et passionnant article publié dans le numéro 2 de la revue Jus politicum en 2010. Pour aborder les problèmes posés par le vote électronique, elle commençait par une comparaison en détaillant ceux soulevés par le vote par correspondance dont les caractéristiques sont d’une troublante actualité :
« Le vote par correspondance postale, écrit-elle, est tributaire des services d’acheminement du courrier dont la fiabilité varie beaucoup selon les pays. Ce canal doit être considéré comme un tunnel opaque sur lequel il n’est pas envisageable d’exercer une surveillance systématique (car l’acheminement de courrier se déroule en divers lieux et à différents moments). Plusieurs types d’incidents peuvent subvenir : le service postal peut connaître des dysfonctionnements ou fonctionner selon des délais incertains ; les enveloppes peuvent être bloquées en fonction de leur provenance : les enveloppes de vote par correspondance, facilement identifiables, peuvent faire l’objet de substitutions ; même si les services postaux sont censés respecter le secret des missives, les enveloppes peuvent être ouvertes et les votes dévoilés, au mépris de la confidentialité du vote et il existe aussi des techniques pour connaître le contenu d’enveloppes sans même les ouvrir. Il serait théoriquement envisageable de sécuriser les services postaux en généralisant l’utilisation de courriers recommandés et d’enveloppes inviolables, mais, outre le coût démesuré de telles mesures, il semble illusoire de l’étendre à des pays où n’existe même pas la notion de courrier recommandé »[5].
Même si elle considère plus grossière la manipulation du vote par correspondance que ne peut l’être le piratage d’une machine à voter[6], cette informaticienne critique ne les range pas moins dans la même catégorie : celle des techniques qui font perdre à l’électeur la trace tangible de son vote alors que le vote par procuration, réalisé dans les conditions actuelles, continue, lui, de la garantir car l’électeur sait à quelle personne il le confie et prend tous les risques en connaissance et en conscience, de confier à tel ou tel son suffrage[7]. En somme, si le vote électronique, c’est le vote par correspondance en pire, le vote par correspondance ce sont les mêmes problèmes que le vote électronique en moins sophistiqués. C’est donc bien au vote par correspondance que remontent les problèmes de principe.
Les conditions douteuses du dépouillement de plusieurs centaines de milliers de bulletins de vote pour l’élection du président des États-Unis d’Amérique de novembre 2020, malgré le silence pour le moins étonnant des médias français étant donnée la multiplication de recours devant des juridictions d’Etat fédérés qui n’étaient pas tous fantaisistes, devraient pourtant inciter à la prudence. Car toutes les précautions du monde et la « modernisation des procédures » ne remettront pas ce fait en cause : de même que pour le vote électronique l’électeur s’en remet à une machine dont il ignore tout de la programmation avec les risques de manipulation, fût-elle « tech », de son suffrage, le vote par correspondance n’est pas placé dans l’urne par un électeur ou son mandant. Le respect des standards internationaux – l’on pourrait citer ici le fameux « Code de bonne conduite en matière électorale » de la Commission de Venise se contentant de souhaiter que « La fraude et l’intimidation ne doivent pas être possibles »[8] ! – ne change rien à des fraudes qui par principe échappent à ces normes de « soft law » à moins de mobiliser des moyens considérables qui rendent alors le vote par correspondance plus sophistiqué et aussi procédural que le vote par procuration.
Les railleries sur la teneur d’une jurisprudence jugée vieillotte du juge de l’élection – Conseil constitutionnel ou Conseil d’État – des débuts de la Ve République réputés ne révéler que les turpitudes d’un « cas Corse » n’y changent rien. Car le problème se sent dans toute son ampleur quand c’est le recours au mode opératoire même qui rend suspecte la participation, aux États-Unis en 2020 comme en Corse dans les années soixante-dix[9]. Et en matière de fraude électorale, les procédés les plus empiriques et grossiers ne sont pas les moins courants comme l’a montré l’épisode de la « fraude à la chaussette », déjà oublié, des élections municipales de Perpignan en 2008[10]. Une telle modification doit donc être murement réfléchie et l’argument de l’adaptation aux techniques modernes relativisé. En matière électorale, il est urgent d’être prudent.
[1] Jean-Louis Debré, Quelle date et quelle organisation pour les élections régionales et départementales ?, Paris, 13 novembre 2020, p. 4 : « Envisager le développement du vote par correspondance ou par internet dans des conditions assurant sa fiabilité technique et matérielle, afin d’assurer la sincérité du scrutin ». Pour consulter le rapport : https://www.vie-publique.fr/rapport/277160-quelle-date-et-organisation-pour-elections-regionales-et-departementales
[2] V. C. Rabany, Guide général des élections, Paris, Berger-Levrault, 1957, p. 91
[3] Duvergier 1913, p. 589-598.
[4] https://www.referendum.interieur.gouv.fr/
[5] Chantal Enguehard, « Vote par internet : failles techniques et recul démocratique » http://juspoliticum.com/article/Vote-par-internet-failles-techniques-et-recul-democratique-74.html
[6] « Lors d’un vote par internet, écrit-elle, les fraudeurs peuvent opérer depuis n’importe quel point du globe, quels que soient le lieu d’où l’électeur vote et le trajet suivi par son bulletin. Une personne seule peut suffire pour attaquer un scrutin. Il peut aussi s’agir d’une organisation étrangère bien financée. Si l’attaque est correctement menée, il est impossible d’en retrouver les auteurs. », ibidem.
[7] Pour une comparaison et un avis également réservé, v. le billet de J.-P. Camby et J.-E. Schoetll https://blog.leclubdesjuristes.com/faut-il-retablir-le-vote-par-correspondance/
[8] V. le Rapport sur la compatibilité du vote à distance et du vote électronique avec les standards du Conseil de l’Europe adopté par la Commission de Venise lors de sa 58ème session plénière (Venise, 12-13 mars 2004) mais dont les « standards » d’exigence restent quand même très flous :« 15. D’après la ligne directrice I.3.2. du Code de bonne conduite en matière électorale, le vote par correspondance ne doit être admis que si le service postal est sûr et fiable. Il peut être limité aux personnes hospitalisées, aux détenus, aux personnes à mobilité réduite et aux électeurs résidant à l’étranger. La fraude et l’intimidation ne doivent pas être possibles. », p. 5.
[9] Comme par exemple dans l’affaire des élections municipales de Campile en 1974 : « La proportion anormalement élevée du nombre d’électeurs ayant utilisé cette procédure de caractère exceptionnel par rapport au nombre de votants étant par elle-même révélatrice de l’existence de manœuvres susceptibles d’avoir porté atteinte à la sincérité du scrutin ». Il en concluait à l’annulation de l’ensemble du scrutin CE, 14 février 1974, Élections municipales de Campile (Corse), p. 104, Tables, p. 987.
[10] « Considérant qu’il résulte de l’instruction que dans le bureau de vote n° 4, le président du bureau a été surpris, à 19 heures, alors que commençait le dépouillement de la septième enveloppe de centaine, en possession de bulletins de vote en faveur de la liste de M. AO susceptibles d’être substitués à d’autres bulletins de vote ; qu’il a, à la suite de cet incident, à nouveau été surpris alors qu’il tentait de faire disparaître des enveloppes contenant des bulletins de vote en faveur des listes de M. AO et de Mme BD qu’il détenait sur lui », CE, 8 avril 2009, Élections municipales de Perpignan, n° 322243.
Crédit photo: Kathleen Tyler Conklin, Flickr, CC 2.0