Retour sur la décision de la Cour de Justice de la République, Balladur/Léotard du 4 mars 2021 (2/2)

Par Cécile Guérin-Bargues

<b> Retour sur la décision de la Cour de Justice de la République, Balladur/Léotard du 4 mars 2021 (2/2) </b> </br> </br> Par Cécile Guérin-Bargues

II. Une décision emblématique des travers de la CJR

L’arrêt du 4 mars apparait non seulement dans la droite ligne du déroulement des audiences, mais porte la marque de cet éclatement des procédures inhérent à l’existence d’un privilège de juridiction. Ainsi, déterminer si les anciens ministres se sont rendus coupables des délits de complicité d’abus de biens sociaux (ABS) et/ou de recel du produit de ces délits au préjudice des sociétés DCN-I et SOFRESA, supposait au préalable que la Cour s’assure de l’existence d’un fait principal punissable, c’est-à-dire d’un ABS. Son existence est reconnue par la CJR au détriment tant de la SOFRESA que de la DCN-I, via la mise en lumière de la responsabilité de leurs présidents respectifs à l’époque : M. Douffiagues, décédé en 2011,et M. Castellan, condamné par le tribunal correctionnel. La précision est importante, non seulement parce qu’elle ouvre à la CJR la possibilité de retenir éventuellement la responsabilité des ministres pour des faits de complicité ou de recel, mais aussi en ce qu’elle lui permet de corroborer l’appréciation portée par le tribunal correctionnel de Paris le 15 juin 2020.

 

Du point de vue de l’existence de l’ABS au préjudice de la DCN-I, et donc de la responsabilité de D. Castellan[1], la congruence est nette entre CJR et tribunal correctionnel. Un constat identique pourrait être fait au regard de la responsabilité de M. Donnedieu de Vabres, décrit par le tribunal correctionnel, qui l’a condamné pour ABS[2], comme « le conseiller principal de M. F. Léotard »[3] et par la CJR comme « son plus proche collaborateur »[4]. Le tribunal correctionnel avait souligné que « l’intervention du réseau K n’a pu se réaliser qu’avec l’accord constant et éclairé du Ministre de la défense, M. F. Léotard »[5].  Les termes de la CJR sont similaires : « l’intervention du réseau K n’a été rendue possible qu’avec l’accord du ministre de la défense et de M. Donnedieu de Vabres »[6], M. Léotard étant « au courant de tout en temps réél »[7]. Rien d’étonnant dès lors à ce que la CJR ait retenu la responsabilité de M. Léotard, pour avoir « joué un rôle central et moteur dans la préparation et la réalisation des abus de biens sociaux »[8].

 

L’articulation de l’arrêt de la CJR et de la décision du tribunal correctionnel est évidemment plus complexe en ce qui concerne M. Balladur et ceux qui ont été condamnés, dans le volet non ministériel, en raison notamment du rôle qu’ils ont pu jouer pour abonder le compte de l’AFICEB. On songe ici aux condamnations de M. Gaubert et Bazire, que le tribunal correctionnel a notamment fondées sur leur connaissance de l’origine douteuse des fonds versés le 26 avril 1995.

 

Certes, la CJR, dans son arrêt du 4 mars, ne semble pas dupe des éléments à charge à l’encontre de l’ancien Premier ministre. Elle considère que M. Balladur « ne pouvait raisonnablement ignorer que ses comptes de campagne étaient déficitaires ». Elle ajoute que l’ancien Premier ministre « qui a admis avoir porté une attention toute particulière au montant des dépenses (…) ne pouvait omettre de s’intéresser également au montant des ressources susceptibles de les financer ». Elle souligne par ailleurs la proximité entre le montant et la date du retrait opéré sur le compte en Suisse de l’un des intermédiaires et celui « très opportunément » versé sur le compte de l’AFICEB. Enfin, elle rappelle que figurent dans le dossier des déclarations de M. Takieddine désignant M. Bazire et Balladur comme destinataires de ce même retrait. Admettons, comme le fait la Cour nonobstant ces éléments, que l’ancien Premier ministre devait être relaxé du délit de recel, faute pour le dossier d’avoir pu établir « la connaissance par M. Balladur de l’origine frauduleuse des fonds ». Il n’en demeure pas moins difficile à comprendre que la CJR puisse souligner que les considérations ci-dessus mentionnées « sont insuffisantes pour établir (…) que les sommes en cause ont eu pour destination finale le compte bancaire de l’AFICEB ». On rappellera en effet que le tribunal correctionnel a porté sur ces mêmes faits une appréciation diamétralement opposée, en condamnant M. Bazire pour recel pour avoir, en ce qui concerne le dépôt litigieux d’avril 1995 eu une « parfaite connaissance de l’origine douteuse » de ces fonds « à savoir, le retour d’une partie des commissions litigieuse octroyé au réseau (…)  sous la forme de rétro commissions»?

 

L’arrêt rendu par la CJR le 4 mars 2021 illustre une fois encore le caractère fondamentalement insatisfaisant de ce privilège de juridiction. La récurrence des contradictions dans l’appréciation de faits identiques ou connexe n’est en réalité que la manifestation la plus éclatante des conséquences absurdes du principe d’indépendance des procédures. Ce dernier aboutit en effet à pervertir l’ensemble du système. Faute pour la Cour d’être en mesure de contraindre les coauteurs ou complices des ministres à venir témoigner devant elle afin de leur éviter d’avoir à s’auto incriminer alors qu’ils sont mis en cause devant les juridictions ordinaires, le temps du procès est décevant. La durée initialement prévue pour la tenue des audiences tant attendues dans l’affaire Balladur/Léotard fut d’ailleurs en définitive écourtée, en raison du désistement des témoins, ce qui est pour le moins paradoxal dans une procédure qui n’a pas particulièrement brillée par sa célérité. La possibilité d’adresser une déclaration écrite à la CJR apparait à cet égard comme un pis-aller qui ouvre la voie à toutes les stratégies contentieuses. En témoigne celui envoyé à la Cour par M. Bazire qui soutenait l’hypothèse de l’abondement des comptes de campagne de M. Balladur par les fonds secrets de Matignon. Sans doute eut-il été plus instructif d’entendre M. Bazire sur ce point, que de lire le contenu de son courrier dans le Canard enchainé du matin. Car, si fonds secrets il y eut, une illégalité aurait certes été commise en 1995, mais la perspective d’une condamnation pour recel de biens provenant d’un ABS se serait éloignée, tant pour les ministres devant la CJR que pour les mis en cause dans le volet non ministériel de l’affaire… dont l’appel est en cours. Faute pour M. Bazire d’être venu témoigner, de cette piste à peine évoquée par l’arrêt, on ne retiendra rien d’autre que les vives dénégations de Pierre Mongin ancien directeur de cabinet du Premier ministre déposant, lui, devant la CJR.

 

Enfin, on peut se demander si cet obstacle systémique à la manifestation de la vérité que constitue ce principe largement factice d’indépendance des procédures n’incite pas la CJR à privilégier la condamnation morale sur la rigueur du droit. En témoigne la curieuse combinaison, au sein de l’arrêt du 4 mars, des contradictions qui mènent à la décision de relaxe de M. Balladur et de la sévérité des propos de la Cour qui accompagnent la condamnation de l’ancien ministre de la défense : « M. Léotard a, délibérément et de façon répétée, fait bénéficier des intermédiaires, qu’il a contribué à recruter malgré l’existence de réseau d’intermédiaires encore actifs, d’une rémunération dont les modalités de versement se sont révélées exorbitantes et ont systématiquement évolué au mépris des intérêts financiers immédiats des sociétés, propriété de l’État, placées sous la tutelle de son ministère (…) Ce faisant, il agit au mépris de l’intérêt général dont il avait également la charge dans un contexte politique marqué notamment par l’approche d’échéances électorales majeures ». La précision contextuelle surprend, tant elle remet en mémoire le lien, dont la Cour a pourtant souligné qu’il était impossible à établir, entre la rémunération des intermédiaires et l’élection présidentielle de 1995. Il n’est pas interdit d’y voir une sorte de message subliminal à l’attention de M. Balladur. Reste à savoir si ce type d’allusion codée relève véritablement du rôle d’une juridiction digne de ce nom.

 

Ce nouvel arrêt témoigne une fois encore des difficultés qui découlent de l’étroitesse de la compétence personnelle de la CJR. Parce qu’il s’agit d’une juridiction spéciale réservée aux membres et anciens membres du gouvernement pour les crimes et délits commis dans l’exercice de leurs fonctions, ses arrêts s’accompagnent quasi systématiquement d’une procédure parallèle devant les juridictions ordinaires. La décision Balladur/Léotard du 4 mars s’inscrit de ce point de vue dans la lignée de la plupart des procès antérieurs organisés devant la CJR: affaire du sang contaminé (1999) ou affaire Lagarde (2016) dans lesquelles, comme ici, des membres de cabinets ministériels étaient parallèlement mis en cause devant les juridictions ordinaires ; situation identique faite aux complices du ministre dans l’affaire Gillibert (2004), voire au ministre lui-même pour des faits connexes mais sans lien avec l’exercice des fonctions ministérielles (Pasqua, 2010). Ce principe d’indépendance des procédures est d’autant plus contestable qu’il en résulte sans surprise une appréciation différente de faits identiques ou connexes ce qui aboutit à des décisions d’une sévérité contrastée, quand elles ne sont pas parfaitement contradictoires. Rien d’étonnant dès lors à ce que la suppression de cette juridiction ait pu être régulièrement envisagée. Il n’en est que plus inquiétant de constater qu’une telle juridiction puisse, à la faveur notamment des plaintes liées à la gestion de l’actuelle pandémie[9], être toujours davantage sollicitée.

 

 

Par Cécile Guérin-Bargues, Professeure de droit public à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)

 

 

[1] Trois ans d’emprisonnement, dont un avec sursis, et 50 000 euros d’amende.

[2] Cinq ans d’emprisonnement, dont deux avec sursis, et 120 000 euros d’amende

[3] Jugement du tribunal correctionnel (TC) précité, p. 416

[4] CJR, Balladur, Léotard, 4 mars 2021, § 290.

[5] TC p. 416.

[6] CJR, Balladur, Léotard, 4 mars 2021, § 296.

[7] Idem. § 297.

[8] Ibid. §297.

[9] https://blog.juspoliticum.com/2020/07/09/cjr-et-plaintes-penales-contre-les-ministres-la-machine-infernale-est-lancee-par-olivier-beaud-et-cecile-guerin-bargues/