Un « lit de justice » contestable : la réintroduction du délit de consultation de sites terroristes
La décision du Parlement de réintroduire dans notre droit pénal un délit de consultation de sites terroristes abrogé quelques jours plus tôt par le Conseil constitutionnel est critiquable à plusieurs points de vue. En premier lieu les dispositions nouvelles sont tout aussi contraires à la Constitution que les anciennes, en dépit des précautions dont leur rédaction a été assortie. En second lieu on doit admettre que l’arrangement des pouvoirs établi par l’article 62 de la Constitution donne au Conseil constitutionnel le dernier mot sur l’interprétation de la constitution. En faisant fi de l’autorité qui s’attache aux décisions du Conseil, le législateur s’est arrogé un pouvoir qui n’appartient en définitive qu’au seul pouvoir constituant.
On peut admettre que l’idolâtrie contemporaine du juge constitutionnel, adoré telle une bouche de la vérité constitutionnelle, est parfois excessive. On peut reconnaître d’une part la dimension politique de la justice constitutionnelle en tant que telle et, d’autre part, les motifs d’opportunité politique qui guident bien des décisions du Conseil constitutionnel – à commencer sans doute par la décision n°2016-611 QPC du 10 février dernier dont il sera question ici. On peut enfin critiquer les errements du Conseil en de nombreux points de sa jurisprudence. On doit cependant désapprouver la décision du Parlement de réintroduire au sein de notre droit pénal des dispositions abrogées quelques jours plus tôt par une décision du Conseil constitutionnel (dispositions qui figurent désormais à l’article 24 de la loi du 28 février 2017 sur la sécurité publique).
C’est la raison pour laquelle je partage un grand nombre des prémisses de la belle tribune du professeur Denis Baranger (JP Blog, 16 février 2017) sans souscrire à la conclusion qu’il en tire.
I. Une inconstitutionnalité persistante
Rien n’interdit au législateur de tirer les conséquences d’une décision du Conseil constitutionnel ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle celui-ci n’hésite pas à reporter l’abrogation de dispositions législatives contraires à la Constitution. Encore faut-il que le législateur ne s’enferre pas dans une inconstitutionnalité persistante. Tel est pourtant le cas ici.
On ne s’attardera pas ici sur les vices qui ont été susceptibles d’affecter la procédure législative. On sait que c’est à l’occasion d’une commission mixte paritaire (CMP) que le délit de consultation a été rétabli – et les commentateurs n’ont pas manqué de souligner l’entorse faite à la règle de « l’entonnoir » dégagée par le Conseil constitutionnel à partir de l’article 45 de la Constitution (v. pour sa formulation définitive, la décision n° 2005-532 DC du 19 janvier 2006). Or cette question est désormais dénuée de pertinence dès lors que la loi du 28 février n’a pas fait l’objet d’un contrôle a priori et que l’irrégularité de la procédure législative n’est pas invocable en QPC.
En revanche, il convient de souligner que l’article 24 de la loi du 28 février demeure, quant à son contenu, tout aussi inconstitutionnel que la disposition censurée par le Conseil dans sa décision n° 2016-611 QPC.
Il est vrai que les membres de la CMP ont, de bonne foi, souhaité se conformer aux exigences posées par le Conseil constitutionnel. Certes, certains parlementaires (en particulier certains députés de l’opposition) n’ont pas hésité à adopter une attitude martiale à l’endroit du Conseil constitutionnel, suspecté de vouloir livrer la France à Daech. Mais ce n’est certainement pas le cas de l’ensemble des membres de la CMP, ni de l’ensemble des parlementaires qui ont soutenu cette adjonction. L’intention des parlementaires n’est cependant ici pas pertinente : le texte adopté demeure contraire à la Constitution.
Dans sa décision du 10 février, le Conseil a appliqué son triple test de proportionnalité issu, dans sa formulation actuelle, de la jurisprudence Loi relative à la rétention de sûreté (Décision n°2008-562 DC du 21 février 2008) et inspiré par la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale allemande. Ce test exige que les atteintes portées à certaines libertés constitutionnellement garanties soient « adaptées, nécessaires et proportionnées à l’objectif poursuivi ». En matière de liberté d’expression et de communication, le test est appliqué dans un ordre différent, en plaçant la nécessité avant l’adaptation, selon le choix effectué par le Conseil dans sa décision Hadopi (Décision n°2009-580 DC du 10 juin 2009). V. à ce sujet D. Rousseau, P.-Y. Gadhoun et J. Bonnet, Droit du contentieux constitutionnel, 11e éd., Paris, LGDJ, 2016, p. 309-310 et p. 645. L’application de ce triple test par le Conseil constitutionnel appelle plusieurs observations.
D’une part, l’application de ce triple test de proportionnalité diffère de l’application du principe de nécessité et de proportionnalité des peines découlant de l’article 8 de la DDHC, où, sauf en certains cas, le Conseil opère avant tout un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation ou de la disproportion manifeste. Au contraire lors de l’application du triple test, le juge effectue un contrôle plein et entier de l’atteinte portée par la loi, fût-elle pénale, à une liberté constitutionnellement garantie.
D’autre part, l’inversion de l’ordre des éléments du contrôle en matière de liberté d’expression et de communication révèle un caractère séquentiel du contrôle, un « ordre lexical » de ses éléments. Le contrôle de la nécessité précède celui de l’adaptation et de la proportionnalité ; de sorte que lorsque l’atteinte n’est pas nécessaire, le contrôle de l’adaptation et de la proportionnalité stricto sensu est en principe superflu. Dans sa décision du 10 février dernier, le Conseil constitutionnel a d’abord affirmé, dans une série de paragraphes particulièrement fournis, que l’introduction dans notre droit pénal du délit de consultation de sites terroristes constituait une atteinte non nécessaire à la liberté de communication, eu égard aux dispositions législatives d’ores et déjà foisonnantes qui confèrent des pouvoirs étendus aux autorités administratives et judiciaires en matière de prévention et de répression des infractions à caractère terroriste. Par la suite il a relevé, à partir d’un faisceau disparate de considérations (tirées de l’intention de celui qui consulte le site, du caractère vague de l’exception de bonne foi, etc.), le caractère inadapté et disproportionné de l’atteinte au regard de l’objectif poursuivi. Il faut bien voir, cependant, que dès lors que l’absence de nécessité est constatée, les motifs tirés du caractère inadapté et disproportionné sont surabondants.
Dans leur volonté de bien faire, les membres de la CMP ont certes apporté au nouveau dispositif de répression de la consultation de sites terroristes un certain nombre de correctifs : ainsi est désormais exigée la preuve de l’adhésion de l’internaute à l’idéologie véhiculée par le site ; d’autre part, les exceptions à la loi sont plus clairement définies et délimitées. L’ensemble de ces ajouts procède de la prise en compte des motifs tirés du caractère inadapté et disproportionné du dispositif censuré par le Conseil. Le problème naturellement est que tout ceci, quelque louable que ce soit, ne permet pas de rendre le nouveau dispositif plus nécessaire que l’ancien, étant donné qu’il s’insère dans le même environnement législatif. D’ailleurs de nombreux parlementaires de la majorité qui, en dépit de leur réticence, ont voté en faveur du texte ou se sont abstenus, l’ont reconnu, puisqu’ils ont mis en avant le caractère virtuellement inutile de cette disposition pour expliquer qu’ils ne s’y soient pas opposés ! Quand bien même l’atteinte serait plus proportionnée, ou plus adaptée, au but poursuivi, elle n’en serait toujours pas nécessaire (c’est d’ailleurs ce que relève la Commission nationale consultative des droits de l’homme dans un avis relatif en date du 23 février 2017). Cette atteinte demeure, à ce titre, contraire à la Constitution – ou tout au moins contraire aux exigences résultant de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
II. Quelle autorité ?
La question demeure : pourquoi donc le Parlement devrait-il se plier aux exigences du juge constitutionnel ? Le professeur Baranger a tout à fait raison lorsqu’il affirme que les considérations que le Conseil consacre à la nécessité du dispositif relèvent de l’opportunité politique et que le Conseil s’arroge ainsi, en dépit des dénégations dont il est coutumier depuis sa jurisprudence IVG, un « pouvoir d’appréciation » analogue à celui dont bénéficie le législateur. Le nier revient assurément à « faire comme si le juge constitutionnel, lorsqu’il censure une loi, prononce des vérités constitutionnelles indiscutables moralement et exemptes de toute considération (bassement) politique ». Or cette dimension politique de la jurisprudence du Conseil, jointe à une motivation extrêmement pauvre des décisions, peut certes être constatée à l’occasion de décisions de censure, mais elle peut également l’être à l’occasion de déclarations de conformité. Du reste, reconnaître cette dimension politique n’immunise pas le Parlement, dans l’affaire qui nous occupe ici, contre toute critique légitime.
Si l’on admet que le Conseil constitutionnel est – comme tout juge constitutionnel, au fond – un organe politique, il faut se résoudre à ce que l’autorité de ses décisions ne s’attache pas à la valeur morale intrinsèque de la justice constitutionnelle en tant que telle, ni a fortiori à la valeur morale intrinsèque d’une institution telle que le Conseil. Cependant, l’autorité des décisions du Conseil constitutionnel découle clairement de l’article 62 al. 3 de la Constitution. Pour parler comme les philosophes, l’article 62 crée une « raison indépendante du contenu » de ne pas violer les décisions du Conseil constitutionnel. Quels que soient les errements de sa jurisprudence, quelque discutable que soit la qualité de certaines de ses décisions, celles-ci s’imposent aux pouvoirs publics indépendamment de leur contenu et de leur mérite. C’est la raison pour laquelle le Conseil constitutionnel, revenant sur une jurisprudence antérieure, a affirmé en 1989 que « si l’autorité attachée à une décision du Conseil constitutionnel déclarant inconstitutionnelles des dispositions d’une loi ne peut en principe être utilement invoquée à l’encontre d’une autre loi conçue en termes distincts, il n’en va pas ainsi lorsque les dispositions de cette loi, bien que rédigées sous une forme différente, ont, en substance, un objet analogue à celui des dispositions législatives déclarées contraires à la Constitution » (Décision n°89-258 DC du 8 juillet 1989). Le nouveau dispositif adopté par la CMP est donc non seulement contraire à la liberté de communication, mais il est également contraire à l’article 62 de la Constitution et il est susceptible d’être abrogé sur ce seul fondement par le Conseil constitutionnel à l’occasion d’une nouvelle saisine QPC.
L’article 62 met en place un système où, hors intervention du pouvoir constituant dérivé, le Conseil constitutionnel a le dernier mot. La Constitution française n’instaure pas un système de dialogue entre juge et Parlement à l’instar du « nouveau modèle » de justice constitutionnelle mis en avant par des auteurs comme M. Tushnet ou S. Gardbaum (pour une présentation complète et critique, v. M. Altwegg-Boussac, « Le concours des organes politique et juridictionnel à la garantie des droits. Regard sur une modélisation alternative de la justice constitutionnelle », Jus Politicum, vol. XIII, 2014). Ainsi S. Gardbaum distingue bien les cas où le législateur viole habituellement les décisions du juge constitutionnel avec l’absolution éventuelle de ce dernier, et les cas où la Constitution met en œuvre un système fondé sur la coopération et le dialogue, le dernier mot étant réservé au législateur (v. S. Gardbaum, The New Commonwealth Model of Constitutionalism, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 27-28 et p. 119). Dès lors que la Constitution réserve le dernier mot au juge constitutionnel, il en résulte d’une part que la procédure de dialogue, si elle existe, est purement informelle et d’autre part que la seule manière de renverser une décision du Conseil constitutionnel est le lit de justice constituant. En l’absence, dans notre Constitution, d’une « Notwithstanding Clause » analogue à l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés, les parlementaires qui sont en désaccord avec une décision du Conseil constitutionnel n’ont d’autre choix que de déposer une proposition de loi constitutionnelle. Cette nécessité découle directement de l’article 62 de la Constitution.
Il est certain que, comme c’est le cas de toute disposition constitutionnelle, le contenu et la portée de l’article 62 de la Constitution sont largement fixés par la pratique — et, pour cette raison peuvent être modifiés par la pratique. Ceux qui s’émeuvent du déclin de la loi, expression de la volonté générale applaudiront la réintroduction du délit de consultation comme une évolution bienvenue de la pratique. Ils salueront une entreprise visant à modérer les excès du Conseil constitutionnel et à lui faire adopter une attitude plus déférente à l’endroit du législateur. Une telle stratégie est certes contra constitutionem au premier abord, mais elle pourrait permettre de parvenir à un équilibre des pouvoirs jugé moralement ou politiquement plus satisfaisant que celui qui résulte de la pratique actuelle. – Il n’est de fait pas impossible que le Conseil constitutionnel, saisi d’une QPC sur le nouveau délit de consultation de sites terroristes, décide d’absoudre le législateur et de déclarer ces dispositions conformes à la Constitution. Le rapport de forces serait alors nettement plus favorable au Parlement qu’il ne l’est actuellement.
Cette stratégie est néanmoins critiquable pour trois raisons.
En premier lieu, le Conseil constitutionnel est loin d’être le plus activiste des juges constitutionnels. Au contraire, il pâtit d’une fragilité structurelle qui détonne dans le paysage contemporain des cours constitutionnelles, et qui s’explique par un certain nombre de facteurs bien connus : une composition critiquable et critiquée, une certaine culture de l’opacité heureusement mise à mal par la QPC, une motivation aléatoire des décisions… Il résulte de cette fragilité institutionnelle une timidité relative dans l’exercice de ses prérogatives. Certes le Conseil a pu, en certaines occasions, raffermir son contrôle. Il demeure que les chameaux qu’il a capturés dans ses rets pèsent peu au regard du nombre de moustiques qui jonchent le sol de l’aile Montpensier du Palais Royal. Sa jurisprudence récente relative à l’état d’urgence en est l’illustration la plus éclatante (v. par exemple la très remarquable décision n°2016-567/568 QPC du 23 septembre 2016).
En second lieu, si l’on souhaite que la loi exprime la volonté générale, encore faut-il que le Parlement s’en montre digne. La réintroduction du délit de consultation de sites terroristes illustre au contraire un grand nombre des travers de la culture parlementaire française. A aucun moment n’a eu lieu de débat sur la nécessité véritable de cette disposition. Elle a été adoptée grâce à l’utilisation d’une procédure qui était engagée à une autre fin. Des députés et sénateurs hostiles à cette disposition ou, tout au moins, peu convaincus de son utilité, s’y sont rangés à la faveur de calculs politiciens dont ils ne sortent pas grandis. Le texte de la CMP a été adopté en nouvelle lecture par une poignée de députés, puis de sénateurs, à une heure avancée, dans l’indifférence générale… Pour une réaffirmation grave et solennelle de la loi, expression de la volonté générale, face au gouvernement des juges, on repassera.
Enfin, il convient de souligner ce qu’aurait de délétère un affaiblissement supplémentaire du Conseil constitutionnel dans le contexte de répartition des pouvoirs qui résulte de la pratique de la Ve République. Comme c’est le cas dans la plupart des régimes parlementaires modernes, le régime français est marqué par une forte prééminence de l’exécutif, non seulement en raison des compétences propres qu’il est susceptible d’exercer, mais également et surtout en raison de la mainmise qu’il détient sur le travail législatif. L’opposition entre un Parlement élu, seul détenteur de la légitimité démocratique, et des juges contre-majoritaires passe par pertes et profits le rôle déterminant que joue, dans la détermination de la volonté générale même, l’exécutif dans nos démocraties parlementaires. Les facteurs en sont connus : fait majoritaire, rationalisation du parlementarisme, affaiblissement des mécanismes de contrôle. Le cas français pousse cette tendance à son paroxysme, dès lors que l’exécutif jouit d’une irresponsabilité politique de facto, voire, s’agissant du président de la République, de jure. Dans cette perspective le contrôle de constitutionnalité des lois constitue également, dans une large mesure, un contrôle de l’action de l’exécutif. Il peut paraître surprenant d’attribuer un tel rôle au Conseil constitutionnel quand on sait de quelle manière cette institution a été originellement conçue ; il demeure que c’est bien, dans une certaine mesure et sous toutes réserves utiles, l’office qu’il remplit aujourd’hui. Lorsque la loi n’exprime la volonté générale que si l’exécutif y a consenti, on peut juger utiles, voire légitimes, les mécanismes institutionnels et politiques qui permettent de s’assurer qu’elle le fasse dans le respect de la Constitution – fût-ce au prix d’un monopole parfois contestable d’interprétation de cette dernière. Le reconnaître n’est ni idéaliser la fonction du juge constitutionnel, ni se résoudre au gouvernement des juges.
Mathieu Carpentier, Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole