Les soixante-dix ans de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe : l’heure du bilan ? Par Aurore Gaillet et Dieter Grimm
Les soixante-dix ans de la cour constitutionnelle de Karlsruhe sont l’occasion de revenir, avec Dieter Grimm, professeur allemand de droit public et ancien juge constitutionnel, sur les principales décisions de la juridiction comme sur les raisons de sa puissance et de la confiance dont elle jouit au sein de la population. Un entretien mené par Aurore Gaillet, professeur de droit public.
The seventieth anniversary of the Federal Constitutional Court of Karlsruhe is an occasion to revisit, with Dieter Grimm, German professor of public law and former justice, the main rulings of the Court as well as the reasons for its power and the trust it enjoys among the population. This interview was conducted by Aurore Gaillet, professor of public law.
AG. « En 1949, lorsque la Loi fondamentale est entrée en vigueur et, en 1951, lorsque la Cour constitutionnelle fédérale allemande a commencé ses travaux, nul n’aurait osé dire que cette cour serait un jour considérée comme l’innovation la plus importante de la Constitution d’après-guerre ». Vous commencez ainsi la préface que vous m’avez fait l’honneur de rédiger pour mon récent livre à ce sujet. En septembre 2021, la Cour a fêté ses soixante-dix ans et les nombreuses contributions, publiées et prononcées à cette occasion, soulignent sa puissance – que ce soit pour la constater, la saluer ou la critiquer. Vous-même avez siégé à Karlsruhe entre 1987 et 1999, pouvez-vous nous donner votre avis sur les raisons du « pouvoir » de cette institution, se situant à la croisée du droit et de la politique ?
DG. Dès ses premiers pas, la Cour constitutionnelle fédérale a immédiatement été impliquée dans d’importants conflits politiques, tels ceux relatifs au réarmement de la République fédérale ou à la politique d’intégration occidentale menée par Adenauer. Mais elle a déçu les attentes du gouvernement comme de l’opposition : elle s’est avérée être un organe indépendant, s’affirmant comme soumise à la seule constitution. Cela lui a aussitôt valu une reconnaissance de la part des médias et de la population allemande. La qualification de « cour des citoyens » s’explique en outre par l’existence du recours constitutionnel en violation des droits fondamentaux : cette procédure, qui n’existe pas en France, était inscrite dès le départ dans la loi (puis dans la Constitution à partir de 1969). Si son taux de succès est limité (moins de 2%), son rôle pour la garantie des droits fondamentaux comme pour lecontrôle de la vie politique demeure manifeste – et s’est profondément inscrit dans la conscience des Allemands. Quelles que soient les critiques qu’ils peuvent lui adresser, les femmes et hommes politiques respectent les arrêts de la cour. Il s’agit donc d’une institution influente et puissante.
AG. Et quelles ont été, de votre point de vue, les décisions qui ont eu le plus d’influence sur l’évolution du paysage politique et juridique allemand ?
DG. L’arrêt Lüth de 1958 doit être cité avant tous. Il a en effet révolutionné la conception des droits fondamentaux : jusqu’alors surtout considérés comme des droits subjectifs des individus, dotés d’une fonction défensive, contre l’État, ils se sont vus reconnaître une dimension objective, à même de « rayonner » dans les relations « horizontales » des individus entre eux. Par la suite, la Cour s’est attachée à développer les fonctions des droits fondamentaux, intégrant des obligations d’agir de l’État, si la liberté est menacée par des personnes privées. S’ensuivent de nouvelles obligations adressées au législateur, renforçant encore l’importance des droits fondamentaux pour la vie politique et sociale allemande.
AG. Vous êtes aussi connu pour avoir rédigé l’une des « opinions séparées », les plus célèbres, sous la décision Reiten im Walde du 6 juin 1989. La possibilité de rédiger de telles « opinions » (Sondervotum) est expressément reconnue aux juges constitutionnels fédéraux depuis une modification législative de 1970. Aujourd’hui, elles sont certes loin de ponctuer toutes les décisions de la Cour constitutionnelle fédérale puisqu’elles ne figurent que dans moins de 10% des décisions rendues par les chambres de la Cour (Senate). L’existence de ces « opinions séparées » n’en présente pas moins un intérêt spécifique pour les Français, qui sont davantage habitués à la recherche du consensus, censée caractériser le processus décisionnel du Conseil constitutionnel. Pourriez-vous nous donner votre avis sur ce mode spécifique de rédaction des décisions et sur son importance pour la cour constitutionnelle allemande ?
DG. Comparée à celle des juges de la Cour suprême américaine, la pratique des opinions dissidentes par les juges constitutionnels allemands est assez rare. Mon prédécesseur à la Cour, Konrad Hesse, avait pour principe de ne jamais recourir à cette possibilité, même en cas de désaccord avec la majorité. Même les juges enclins à écrire de telles opinions ne le font guère plus d’une fois par an. Cela peut s’expliquer par la culture juridique allemande en général – les opinions séparées n’existent que devant la Cour constitutionnelle fédérale – et, plus encore, il me semble, par la culture délibérative de la Cour. Les affaires en cours sont en effet débattues en détail ; même le projet de décision que le rapporteur rédige sur la base des délibérations est discuté page par page. Par ailleurs, même si cela n’est pas sans limite, les juges sont prêts aux compromis : l’intensité des discussions permet de résorber nombre dissensions. Il en résulte que si les opposants à l’introduction de la procédure en 1970 ont pu craindre une perte d’autorité de la cour, il n’en a rien été.
AG. Au-delà des questions allemandes, il faut aussi citer la jurisprudence européenne de la Cour allemande. Même non versés dans les enjeux de la la justice constitutionnelle, les Français connaissent souvent « Karlsruhe » pour la place que la Cour constitutionnelle a acquise en Europe et pour son influence dans l’évolution de la construction européenne. Les arrêts PSPP du 5 mai 2020 ou Droit à l’oubli (I et II, du 6 novembre 2019) ne sont que les plus récents exemples d’un « dialogue » complexe, constructif, mais parfois aussi tendu avec les institutions européennes. Le défi de l’établissement d’une « association européenne des juridictions constitutionnelles », tel que qualifié par l’ancien Président Andreas Voßkuhle est constant. Vous êtes l’une des grandes voix, autant écoutée que discutée, de ce dialogue. Pouvez-vous nous présenter en quelques mots votre position à cet égard ?
DG. Je suis d’accord avec la position générale de la Cour constitutionnelle fédérale. Elle a reconnu très tôt la primauté du droit européen sur le droit national et donc aussi la primauté des décisions de la CJUE. Elle n’envisage que deux exceptions à cette règle. Premièrement, les normes ou actes juridiques européens incompatibles avec l’identité fondamentale de la Loi fondamentale ne s’appliquent pas en Allemagne : ce qui relève de l’identité d’une constitution nationale ne peut être décidé par un tribunal international et la Cour constitutionnelle fédérale peut se référer à ce titre à l’article 4, § 2, du TUE. Deuxièmement, les normes ou actes juridiques européens ne sont pas applicables en Allemagne s’ils ont été pris en violation d’une compétence européenne en la matière (doctrine dite ultra vires). La CJUE ne le conteste pas non plus. Ce qui est contesté, en revanche, c’est de savoir qui a le dernier mot en cas de conflit. La Cour allemande le revendique pour elle-même, en ce qui concerne l’Allemagne : au vu de l’interprétation particulièrement extensive des traités par la CJUE, elle ne voit en effet aucune autre possibilité de protéger la constitution nationale face aux risques d’une érosion rampante. Quant à la question de savoir si l’affaire PSPP était adaptée pour faire une première application de cette doctrine, elle demeure ouverte.
AG. Et que répondre à ceux qui s’attèlent à comparer la jurisprudence allemande avec d’autres jurisprudences traduisant un rejet bien plus structurel et systématique de la construction européenne – notamment du principe de primauté – et je pense bien sûr ici à l’arrêt du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021.
DG. La Cour constitutionnelle fédérale ne se contente pas de prétendre qu’elle exerce sa compétence de manière pro-européenne : à mon avis, tel est bien le cas. Même dans l’affaire PSPP, elle a accepté de suivre la CJUE sur certains points. Bien sûr, il était prévisible que les Polonais invoquent Karlsruhe dans leur fronde contre l’Union européenne ; mais il y a (au moins) trois différences fondamentales. D’abord, à l’inverse du Tribunal polonais, la Cour allemande reconnaît la primauté du droit européen sur le droit national ; ensuite, Karlsruhe n’a jamais déclaré les dispositions des traités européens comme étant incompatibles avec la constitution nationale – ce que le Tribunal polonais vient de faire. Enfin, la Pologne veut limiter le pouvoir de contrôle de la CJUE sur la Pologne, tandis que la Cour allemande souhaite que le contrôle strict de la CJUE s’applique, non seulement aux États membres, mais aussi aux institutions européennes, y compris à la BCE.
AG. Si l’on en revient à une comparaison franco-allemande, l’une des différences souvent relevées entre nos deux systèmes de justice constitutionnelle se situe au niveau des interactions avec les juristes et la doctrine juridique. Il me semble que cette question inclut certes la critique sur la « composition politique » du Conseil constitutionnel ; mais la dépasse et lui apporte des clés d’explication bien plus structurelles et historiques. En France, le Conseil constitutionnel est longtemps resté en marge de l’attention des juristes – les commentaires de jurisprudence de Léo Hamon ont longtemps fait exception ; le terme de « dogmatique » demeure, aujourd’hui encore, peu répandu pour caractériser l’interaction permanente entre théorie et pratique aux fins de systématisation des données du droit positif. La perspective allemande s’envisage dans des termes profondément différents, dans sa tradition historique – et je pense ici à la tradition d’une pensée juridique allemande, qui s’est construite dans une grande indépendance à l’égard de la jurisprudence et des États – comme dans ses manifestations actuelles – et l’on peut désormais évoquer les interactions entre la doctrine et la Cour constitutionnelle fédérale, qu’elles soient organiques (formation juridique commune, composition de la Cour) ou matérielles (« style », motivation, références doctrinales, etc.). Ces brefs rappels ne sont pas méconnus des Français, mais votre avis, en vos qualités d’ancien juge constitutionnel comme de professeur allemand de droit public nous seraient éclairants. Qu’en pensez-vous ?
DG. Dans un article de 1989 souvent cité, mon collègue Bernhard Schlink a soutenu que la Cour constitutionnelle fédérale avait « détrôné » la doctrine constitutionnelle ; que celle-ci se limiterait en conséquence à commenter les décisions de la Cour. Cette thèse toutefois ne résiste pas à l’examen. D’un côté, la Cour a pu s’appuyer sur les travaux universitaires pour de nombreuses décisions fondamentales – même si elle ne les cite pas toujours. L’évolution de la recherche académique est fondamentale pour l’établissement des « rapports », rédigés par les juges rapporteurs, et à partir desquels sont discutées et arrêtées les décisions. De l’autre côté, l’existence de la Cour constitutionnelle a été déterminante pour l’approfondissement de la systématisation de la « dogmatique » par la science du droit et la qualité globale de la jurisprudence constitutionnelle doit beaucoup à son accompagnement critique apporté par la doctrine. De plus, contrairement aux années 1950, de nombreux professeurs de droit siègent aujourd’hui à la Cour ce qui renforce également les interactions entre jurisprudence et science du droit.
AG. Pour toutes ces questions, je suis convaincue que les différences entre nos systèmes s’expliquent par les terrains historico-culturels respectifs – et qu’il importe, en conséquence, d’interroger ces terrains, bien plus que de prescrire l’importation de modèles considérés comme réussis ailleurs. Que pensez-vous de cette citation, conviant notamment celui qui était encore récemment juge à la première chambre Johannes Masing : « La réflexion comparée s’avère plus féconde lorsqu’elle accompagne un questionnement sur les défis d’avenir, communs et concrets. Or, il est aujourd’hui notoire que la Cour allemande se trouve elle-même dans une position qui peut être jugée “fragile”, étant elle-même confrontée aux défis auquel la soumet “l’évolution du temps” – ce qui ne manque pas de susciter, en retour, de nouvelles interrogations sur le “succès du modèle allemand” ». En d’autres termes, comment penser aujourd’hui l’avenir de la Cour constitutionnelle allemande, 70 ans après sa création, dans un environnement continuellement bousculé et incertain ?
DG. La Cour constitutionnelle fédérale a trouvé sa place dans le système politique et juridique de la République fédérale. En tant qu’institution, elle jouit d’une grande confiance au sein de la population, même si toutes ses décisions sont loin d’être acclamées. Elle joue également un rôle politique – et, à cet égard, même les décisions à même de déranger les sensibilités politiques ont fini par être respectées. Il n’y a là cependant aucune garantie pour l’avenir. En Allemagne aussi, il existe des forces politiques qui, si elles parvenaient au pouvoir, tenteraient de s’affranchir de leurs liens constitutionnels. En outre, la Cour constitutionnelle elle-même est confrontée à de grands défis : ceux posés par les réseaux sociaux à la liberté d’expression sont par exemple largement irrésolus ; en matière de protection du climat, la Cour a récemment rendu un arrêt historique et il faut à présent en observer les suites, notamment politiques. Plus largement, dans une société de plus en plus plurielle, l’intégration, y compris par le droit, devient de plus en plus difficile. Du côté de la classe politique, on constate des réactions souvent plus irréfléchies et « court-termistes » aux conflits. Face à ces évolutions, les cours constitutionnelles se voient contraintes de rappeler plus souvent les objectifs et valeurs fondamentales de la société : une activité exigeante, qui les rend plus vulnérables qu’une stricte activité de juge « négatif ». Mais n’oublions pas que le passé n’a pas non plus été sans difficultés. La perspective du temps long doit nous garder optimistes.
Crédit photo: Florian Meyer, Flickr, CC BY-SA 2.0