La protection de la démocratie face à la montée de la droite radicale et de l’extrême droite. Une étude comparative luso-allemande Par Mélanie De Sousa et Clothilde Melin
Au sortir des dernières élections législatives portugaises, le parti politique d’extrême droite « Chega » est devenu, de façon assez étonnante, la troisième force politique nationale. Une telle conjoncture conduit à interroger la place de l’extrême-droite dans les régimes parlementaires européens et en particulier les régimes portugais et allemands. Le choix d’une telle comparaison résulte du constat que ces deux régimes se sont construits après une expérience autoritaire d’extrême-droite et semblent tous deux développer des mécanismes constitutionnels de protection de la démocratie tendant à contenir la montée de ces partis. Toutefois, en pratique, se pose la question de l’applicabilité de ces mesures.
After the last Portuguese legislative elections, the far-right political party « Chega » has surprisingly become the third largest political force in the country. This development raises questions about the role of the far right in European parliamentary regimes, and in particular, the Portuguese and German regimes. The choice of such a comparison stems from the fact that these two regimes were built after an authoritarian experience of the far right, and both seem to have developed constitutional mechanisms aimed at protecting democracy in order to limit the rise of these parties. In practice, however, the question arises as to the enforcement of these measures.
Par Mélanie De Sousa, et Clothilde Melin, Doctorantes en droit public à l’Université Toulouse Capitole, Insitut de recherche en droit européen, international et comparé
« Chega a promis et a réalisé ses promesses : nous sommes la troisième force politique au Portugal ! » a affirmé André Ventura, le leader du parti politique Chega à l’issue des élections législatives de janvier 2022. Né en 2019 de la scission entre la droite traditionnaliste et subversive, ce jeune parti ne dissimule pas son rattachement à la droite radicale européenne, comme en atteste son adhésion au parti « Identité et démocratie » en juillet 2020. Depuis la Révolution des Œillets du 25 avril 1974, le Portugal faisait figure d’exception parmi ses homologues européens en ne dénombrant, dans son Parlement, aucun député de droite radicale ou d’extrême droite. La montée du parti Chega au sein de ses institutions politiques résonne ainsi comme un coup de tonnerre pour cette jeune démocratie. Cela n’est pas sans rappeler le cas allemand qui, en 2017, a vu le parti de droite radicale Alternative für Deutschland (AfD) s’imposer dans le paysage politique en intégrant le Bundestag en tant que troisième force politique nationale. Le parti a certes perdu de son importance à l’échelle fédérale depuis les élections législatives fédérales de septembre 2021, rétrogradant en cinquième position des forces politiques du Bundestag. En revanche, il se renforce toujours dans les Länder de l’Est du pays, dans lesquels une aile radicale d’extrême-droite domine.
Cet essor de la droite radicale fait l’objet d’une attention toute particulière dans les démocraties telles que le Portugal ou l’Allemagne, dans lesquelles le souvenir de l’autoritarisme reste encore vif. En effet, cette idéologie politique se fonde sur des perceptions ultranationalistes dirigées contre la démocratie libérale et sur l’idée d’une homogénéité collective reposant sur des critères tant culturels que religieux ou ethniques. Les discours populistes et radicaux de ces nouveaux partis politiques inquiètent donc par leur ampleur et leur accueil dans la population.
Pour autant, ces deux démocraties ne restent pas désarmées face à cet état de fait. Leurs constitutions prévoient en effet des mécanismes de « démocratie militante » (streitbare Demokratie) limitant la création de groupes racistes ou à tendance fasciste. En Allemagne on peut compter parmi ces éléments, à l’échelle individuelle, la déchéance de droits fondamentaux (art. 18 LF) ou, à l’échelle collective, l’interdiction de certains partis politiques (art. 21 de la Loi fondamentale allemande, ci-après LF). Ce dernier mécanisme trouve un écho en droit portugais à travers le paragraphe 3) de l’article 46° de la Constitution de la République Portugaise (ci-après « CRP ») qui prévoit également l’interdiction de toute organisation raciste ou s’apparentant à l’idéologie fasciste. C’est à cet égard que le rapprochement entre ces deux États semble tout à fait pertinent et nous permet de questionner l’effectivité de ces mécanismes de protection de la démocratie à l’heure où celle-ci semble plus que jamais nécessaire.
La possibilité d’interdire les partis de droite radicale et d’extrême-droite
Au Portugal, la liberté d’association (art. 46° CRP), érigée comme un soubassement nécessaire à la démocratie, connaît une limite : celle de l’interdiction de toute organisation raciste ou s’apparentant à une idéologie fasciste (art 46°, 4) CRP). Les conditions relatives à cette limitation sont prévues par loi 64/78 du 6 octobre 1978, dont l’article 3 définit ce qu’il faut entendre par l’expression « organisation s’apparentant à une idéologie fasciste ». Cela concerne des « organisations qui par leurs statuts, leurs manifestes et communiqués […] prétendent diffuser ou diffusent effectivement, les valeurs, les principes, les institutions et les méthodes caractéristiques des régimes fascistes que l’Histoire rapporte », ainsi que celles « qui combattent par des moyens anti-démocratiques […] l’ordre constitutionnel, les institutions démocratiques et les symboles de souveraineté ». Ici, le législateur fait une référence directe à l’Estado Novo, car, comme en témoigne les premières lignes du préambule de la Constitution, l’ordre constitutionnel démocratique portugais s’est fondé en opposition au fascisme.
Ce terme d’« organisation » englobe des structures de nature très diverse telles que les associations, les entreprises mais également les partis politiques qui eux, se distinguent par leur reconnaissance constitutionnelle[1]. En effet, leur rôle de vecteur de l’expression de la volonté populaire les place au cœur du système politique. La loi organique des partis politiques établissant leur statut (loi n°2/2003 ci-après « LPP ») consacre dans son article 4° le principe selon lequel « la formation d’un parti politique est libre et ne dépend pas d’une autorisation ». Toutefois, toujours dans cette optique de préserver l’ordre constitutionnel démocratique, l’article 8° LPP rappelle l’interdiction de la création de partis racistes ou s’apparentant à une idéologie fasciste. Le Tribunal Constitutionnel dispose d’ailleurs de compétences a priori qui se traduisent par un contrôle de légalité des statuts des partis. Il convient ici de préciser qu’afin de préserver la pluralité, ce contrôle reste minimal et ne représente aucunement un contrôle idéologique. C’est ainsi que dans sa décision n°218-2019 du 16 mai 2019, le Tribunal Constitutionnel a validé la légalité des statuts de Chega et considéré qu’il était possible de faire droit à la demande de l’organisation d’être inscrite au registre des partis politiques.
De manière générale, la loi 64/78 établit un double régime processuel, permettant d’une part de dissoudre ces organisations, mais également de poursuivre pénalement leurs dirigeants et leurs membres (art. 5 et 7 de la loi 64/78). Seule la dissolution sera ici étudiée. Si une organisation est déclarée comme fasciste, elle est dissoute et doit cesser toute activité partisane. Seul le Tribunal Constitutionnel, en formation plénière, est ici compétent.
À cet égard, un parallèle avec la constitution allemande peut être opéré. La Loi fondamentale donne également aux partis politiques une position privilégiée : ils ont le statut d’institution constitutionnelle et leur fondation est libre (art. 21, al. 1 LF). Pour autant, un parti politique peut être déclaré inconstitutionnel par la Cour constitutionnelle fédérale (art. 21, al. 2 et 4 LF), lorsque celui-ci, « d’après [ses] buts ou d’après le comportement de [ses] adhérents, [tend] à porter atteinte à l’ordre constitutionnel libéral et démocratique, ou à le renverser, ou à mettre en péril l’existence de la République fédérale d’Allemagne ». La Cour peut être saisie par le Bundestag, le Bundesrat ou le gouvernement fédéral. Par la constatation d’inconstitutionnalité, la Cour constitutionnelle déclare la dissolution du parti et l’interdiction de créer une organisation de remplacement. Depuis 1949, deux partis ont été interdits par la Cour selon cette procédure : le SRP en 1952[2], un parti reprenant l’idéologie nationale-socialiste, et le KPD en 1956[3], le parti communiste allemand.
Qu’en serait-il aujourd’hui ? Ces mécanismes peuvent-ils permettre aux démocraties portugaise et allemande de se protéger efficacement contre ces partis radicaux ?
Une interdiction des partis Chega et AfD difficilement envisageable en pratique
Malgré l’existence de ces mécanismes en droit constitutionnel portugais et allemand, il n’est pas certain qu’ils puissent aujourd’hui être mis en pratique à l’encontre des partis Chega et AfD. En effet, même, si ces derniers développent des idées nationalistes et populistes, il semble difficile de les qualifier de « fascistes » – même en retenant une définition souple du terme comme en atteste la jurisprudence constitutionnelle à ce sujet.
C’est ce que révèle la décision n° 17/94 du Tribunal Constitutionnel qui avait été saisi par le Procureur général de la République au sujet du Movimento de Acção Nacional. Cette organisation, proche de la culture skinhead, menait de très violentes actions allant jusqu’à l’assassinat d’un militant du Partido Socialista Revolucionário. Le Tribunal Constitutionnel, de façon tout à fait étonnante, botte en touche et décide de rejeter la requête, estimant que la loi 64/78 se fonde sur des concepts « purement historiques » et approximatifs « toujours susceptibles de controverses et de polémiques »[4]. Cela a également été souligné par la doctrine. Selon Rebelo De Sousa, ces concepts incluent des « réalités tellement diverses et génériques, qu’il serait difficile, à leur lumière de ne pas qualifier de régime fasciste un nombre très appréciable de régimes politiques en vigueur dans le monde »[5].
Ainsi, la procédure portugaise, même si elle se présente comme un garde-fou contre la montée des groupes d’extrême droite, reste très limitée en pratique. D’une part, elle ne s’applique qu’aux organisations à tendance fasciste et ne permet donc pas de se prémunir de toutes les formes de totalitarismes ; d’autre part, la jurisprudence constitutionnelle atteste de certains obstacles interprétatifs empêchant sa mise en œuvre effective. En effet, l’interprétation de « fascisme » divise. Si certains estiment qu’il doit être entendu dans son sens originaire, d’autres considèrent qu’il convient d’en limiter l’interprétation aux seuls actes criminels. Sans jurisprudence plus récente du Tribunal constitutionnel, il est difficile de préjuger de son attitude s’il venait à contrôler le parti Chega. Il nous semble néanmoins que ce n’est qu’en cas de radicalisation du discours du parti que celui-ci pourrait être qualifié de fasciste.
En Allemagne également l’interdiction d’un parti politique demeure difficile à mettre en œuvre dans une démocratie libérale. Si la Cour constitutionnelle fédérale a d’abord semblé encline à interdire des partis politiques, elle fait désormais preuve de beaucoup plus de retenue. Notamment, saisie de requêtes visant à faire interdire le NPD[6], la Cour[7] n’a pas prononcé l’interdiction de ce parti néo-nazi, quand bien même la diffusion d’idées anticonstitutionnelles par ce dernier était acquise. Selon Karlsruhe, cet élément ne suffit pas. Il faut en outre une attitude activement combative et agressive du parti, ainsi que des indices concrets montrant que la réalisation des objectifs anticonstitutionnels poursuivis n’est pas entièrement dénuée de chances de succès. Cela n’était pas le cas pour le NPD, qui n’était jamais parvenu à intégrer le Parlement fédéral.
Peut-être en irait-il différemment avec l’AfD. En effet, le parti dispose d’une base stable et solide d’environ 10 % de l’électorat à l’échelle fédérale, et réalise même des scores très élevés dans certains Länder – par exemple 25 % en Saxe aux dernières élections fédérales de septembre 2021. Toutefois, seule l’aile droite du parti est considérée comme radicale et même extrémiste. Comment la Cour pourrait-elle alors interdire l’ensemble du parti, alors que la poursuite de buts anti-démocratiques n’est le fait que d’une aile de ce parti ? Il faut bien admettre qu’il s’agirait d’un cas difficile à trancher pour la Cour : les chances de succès sont réelles à l’échelle des Länder, puisque l’AfD est une force politique présente dans l’ensemble des parlements régionaux, et même puissante dans ceux de l’est de l’Allemagne. Pour autant, à l’échelle fédérale, un « cordon sanitaire » est toujours maintenu par les partis traditionnels pour interdire toute coalition avec l’AfD.
Des alternatives plus modérées pourraient être envisagées – telle que l’exclusion de financement public de certains partis politiques, adoptée en Allemagne par révision constitutionnelle de 2017 –, afin de concilier la démocratie pluraliste avec son propre besoin de protection. C’est peut-être une réflexion qui aura cours au Portugal dans les prochaines années, si la montée de la droite radicale s’accentue.
[1] Article 51° de la Constitution et loi organique n°2/2003 du 22 août 2003 dite Lei dos partidos politicos (LPP).
[2] C. constit. féd. all., arrêt du 23 octobre 1952, BVerfGE 2, 1.
[3] C. constit. féd. all., arrêt du 17 août 1956, BVerfGE 5, 85.
[4] Point n° 18 de la décision n° 17/94.
[5] REBELO DE SOUSA M., « Partidos Políticos », Polis Enciclopédia Verbo da Sociedade e do Estado, Vol. IV, 1990, pag. 439-440
[6] Une première requête en 2001 avait échoué pour vice de procédure : C. constit. féd. all., décision du 18 mars 2003, 2 BvB 1/01.
[7] C. constit. féd. all., arrêt du 17 janvier 2017, BVerfGE 144, 20.
Crédit photo: Fionn Große