Dix sept ans après la dernière révision de la constitution portugaise : quels enjeux pour la nouvelle procédure de révision en cours ? Par Mélanie De Sousa
46 ans après son entrée en vigueur, la Constitution de la République Portugaise s’apprête à connaître la 8ème révision de son histoire. Cette procédure lourde, déclenchée par les députés du parti politique d’extrême droite Chega, se présente comme un défi démocratique visant à renforcer la stabilité du texte constitutionnel autour d’un nouveau cadre de valeurs.
46 years after it came into force, the Constitution of the Portuguese Republic is about to undergo its 8th revision in history. This cumbersome procedure, triggered by the deputies of the far-right political party Chega, is seen as a democratic challenge aimed at strengthening the structure of the constitutional text around a new framework of values.
Par Mélanie De Sousa, doctorante à l’université de Toulouse 1 Capitole
Le 4 janvier dernier, s’est tenue dans l’enceinte du Palais de São Bento, la cérémonie d’investiture d’une Commission ad hoc de révision constitutionnelle, ouvrant la voie à la 8ème révision de la Constitution de la République Portugaise de 1976.
Depuis sa promulgation, cette Constitution a connu sept révisions constitutionnelles, chacune poursuivant des objectifs distincts. Schématiquement, si les deux premières, respectivement adoptées en 1982 et 1989, ont permis de « décharger » le texte postrévolutionnaire de son poids idéologique et d’assouplir le système économique initialement prévu, les révisions suivantes (1992, 1997, 2001, 2004 et 2005) ont principalement contribué à l’intégration du droit européen et international dans la lettre de cette jeune Constitution. Ainsi, depuis 2005, la Constitution est restée inchangée[1]. Or, le contexte actuel marqué par les stigmates de la pandémie de la Covid-19, la crise climatique ou encore la guerre aux portes de l’Europe a conduit les groupes parlementaires[2], à s’interroger sur l’opportunité d’une nouvelle révision constitutionnelle afin d’actualiser et de renforcer les garanties de protection du citoyen.
Ainsi, ce sont les députés du parti politique d’extrême droite Chega qui ont déclenché cette procédure par la présentation de leur projet à l’Assemblée de la République. Toutefois, cette initiative a été perçue par les autres groupes parlementaires comme un défi pour la démocratie portugaise tout entière. C’est pourquoi Bloco Esquerda, Partido Socialista, Iniciativa liberal, Livre, Partido comunista Português, Partido social democrata et Pessoas-animais-natureza ont également respectivement présenté leur projet.
Dès lors, deux positions s’opposent. En effet, l’ambition affichée par Chega dans sa proposition de révision est celle de la « neutralité axiologique de la Constitution ». A ce titre, tout en reconnaissant que le texte de 1976 a contribué à de nombreuses avancées sociales, politiques et juridiques, le groupe parlementaire estime que les éléments relatifs au contexte historique et politique de l’élaboration de la Constitution marquent trop fermement ce texte de l’idéologie socialiste-communiste des années 1970. Il convient effectivement, de rappeler que la Constitution portugaise s’inscrit dans la continuité de la Révolution des Œillets de 1974 ayant conduit à la chute du régime de l’Estado Novo. Or, selon Chega, les mentions relatives à ce contexte révolutionnaire ne sont désormais plus en adéquation avec les attentes des générations actuelles et futures et doivent être substantiellement altérées.
Toutefois, pour les autres députés, attachés à ce « timbre constitutionnel »[3], il s’agit au contraire de le renforcer à la lumière des nouveaux enjeux sociaux, politiques, économiques et environnementaux. En d’autres termes, et pour reprendre la lettre du projet de Pessoas-animais-natureza, il s’agit de « maintenir un esprit d’évolution sans rupture » avec le texte initial.
C’est dans ce contexte que depuis le mois d’avril, se tiennent au sein de la Commission de révision constitutionnelle, les débats et délibérations sur les propositions des huit partis politiques.
Ainsi, en dépit du caractère contraignant de la procédure de révision constitutionnelle (I), la Constitution de la République Portugaise s’apprête à connaître une transformation substantielle tant politique, économique que sociale (II).
I. La Constitution de la République portugaise : une constitution « hyperrigide »
Les articles 284° et suivants de la Constitution disposent que l’initiative de révision constitutionnelle appartient aux députés. Ces articles établissent une procédure de révision aggravée empêchant la libre modification de la Constitution par le législateur. Cela constitue un instrument de garantie de l’identité constitutionnelle et de ses principes fondamentaux.
Ainsi, il est prévu que le pouvoir de réviser le texte constitutionnel est exclusivement attribué à l’Assemblée de la République et qu’elle ne peut aucunement le partager avec le Gouvernement ou les Régions Autonomes. Une fois qu’un projet de révision constitutionnelle a été présenté, les autres doivent l’être dans un délai de trente jours et, à l’expiration de ce délai, une Commission ad hoc de révision constitutionnelle est constituée. Il lui incombe d’examiner les propositions de modification de la Constitution, de les soumettre à l’approbation de l’Assemblée plénière, de procéder à la rédaction définitive des amendements à la Constitution approuvés à la majorité des deux tiers des députés en exercice[4], et de les insérer dans le texte constitutionnel.[5]
Toute révision ordinaire ne peut se réaliser que cinq ans après la publication de la dernière révision, prévoyant alors une période dite d’« interdiction constitutionnelle » (article 284°, n°1 de la Constitution). Notons toutefois, qu’en cas d’urgence, une révision extraordinaire peut être initiée sans délai (article 284°, n°2 de la Constitution).
Aux côtés de ces limites organiques et temporelles, la Constitution portugaise affiche dans son article 288° un certain nombre de limites matérielles. Cela concerne quatorze principes qualifiés d’ « essence du droit constitutionnel portugais »[6] car ils en résument toutes les réalisations historiques majeures, à travers la révolution libérale du XIXe siècle (les libertés civiles et politiques), la révolution républicaine de 1910 (la forme républicaine du Gouvernement, la séparation entre l’Eglise et l’Etat) et la révolution démocratique de 1974 (les droits des travailleurs)[7]. Pour autant, ces dispositions présentées comme intangibles et instituées comme garde-fous à l’instauration d’un nouveau régime autoritaire ne sont que relatives.
A ce titre, la proposition émise par Chega d’abroger l’article 288° en considérant qu’il constitue une « limitation excessive de l’ouverture constitutionnelle aux générations futures » voire un « abus du pouvoir constituant », paraît tout à fait étonnante et peut révéler « un sérieux indice de fraude à la Constitution[8]»[9]. De telles aspirations ont conduit les autres groupes parlementaires à craindre pour la stabilité du texte constitutionnel et ainsi à qualifier l’initiative du parti d’extrême droite de réel « défi » pour la démocratie portugaise.
II. Les grands enjeux de cette révision : la promotion d’un nouveau cadre de valeurs
Afin de relever ce défi démocratique et d’assurer la stabilité du texte constitutionnel, les groupes parlementaires ont chacun déposé leur projet de révision dont les éléments centraux sont ceux du renforcement de l’État Social et la promotion d’un nouveau cadre de valeurs tourné vers le développement durable. A ce sujet, deux thèmes sont particulièrement révélateurs des enjeux portés par ces projets : celui de l’environnement et celui de la justice constitutionnelle.
Au Portugal, la protection de l’environnement trouve son origine dans l’article 233° de la Constitution de 1822, selon lequel il incombait aux municipalités de planter des arbres sur les terrains de leur circonscription. Cet héritage trouve une consécration dans la version actuelle de la Constitution qui, d’une part attribue à l’État les tâches fondamentales relatives à la défense de la nature ainsi qu’à la préservation des ressources naturelles (Article 9°, e) de la Constitution) et qui d’autre part, reconnaît un droit à un environnement et une qualité de vie sains par le biais de l’article 66°.
Toutefois ces éléments, considérés comme insuffisants face à la gravité de la crise climatique et alimentaire, placent la question environnementale au cœur de tous les projets de révision. Ainsi, chacun des groupes parlementaires propose des altérations de l’article 66° afin de consacrer, aux côtés de la notion « d’environnement », celles du « développement durable » et de « solidarité intergénérationnelle » ainsi que d’y introduire, en écho au droit européen, les principes de précaution, de prévention et de pollueur-payeur. Des modifications de l’article 9° sont également proposées afin de prévoir la réduction des gaz à effet de serre comme nouvelle mission fondamentale de l’État. Ces interrogations s’inscrivant pleinement dans les débats européens actuels ne vont pas sans rappeler le projet de loi constitutionnelle visant à compléter le 1er article de la Constitution de la République Française en y ajoutant le principe selon lequel la France « garantit la préservation de l’environnement et de la diversité biologique et lutte contre le dérèglement climatique »[10].
De façon novatrice, ces divers projets traitent également de la question alimentaire. A ce titre, il est proposé d’introduire un nouvel article consacrant la souveraineté et la sécurité alimentaire à travers notamment la création d’un droit fondamental d’accès à l’eau potable et à une alimentation saine et durable.
Au surplus, certains partis politiques comme le Partido Socialista, Bloco Esquerda ou encore Pessoas-animais-natureza proposent la reconnaissance constitutionnelle du bien-être animal à l’instar de l’Italie qui, par une révision constitutionnelle de février 2022 a enrichi l’article 9 de sa Constitution en y introduisant un alinéa relatif à la protection animale.
Il est ainsi possible de percevoir une réelle volonté de « verdir » la Constitution portugaise et d’y introduire un nouveau paradigme écologique. La place centrale accordée aux questions environnementales et alimentaires dans ces divers projets nous laisse imaginer que ces dernières se présenteront comme un fil rouge des débats à venir.
L’autre est celui de la justice constitutionnelle. Au Portugal, elle se distingue par son caractère mixte, car c’est une combinaison subtile des systèmes diffus et concentré, abstrait et concret. Alors que quatre voies de saisine du Tribunal Constitutionnel sont actuellement prévues, les partis politiques sont nombreux à proposer l’introduction d’un recours d’Amparo.
Un tel recours a été introduit en Europe par l’Espagne (Constitution de 1931) où il représente aujourd’hui l’une des compétences principales du Tribunal Constitutionnel. Il peut se définir comme « une procédure judiciaire particulière destinée à la protection des droits fondamentaux »[11]. En effet, il permet au justiciable de saisir le juge des manquements commis par les pouvoirs publics et juridictionnels violant certains des droits et libertés fondamentaux garantis par la Constitution (article 53.2 de la Constitution Espagnole de 1978).
Actuellement, le justiciable ne peut saisir le Tribunal Constitutionnel qu’à l’occasion d’un contrôle concret diffus soit : un appel formé à l’encontre de la décision d’un tribunal d’instance rendue au sujet de l’inconstitutionnalité d’une norme (article 280° de la Constitution). Or, force est de constater que par ce seul recours, la compétence du juge constitutionnel se réduit à la seule analyse de l’application de la norme.
La consécration d’un recours d’Amparo au sein de l’article 281° de la Constitution apparaît donc comme une nécessité afin d’assurer la garantie effective de la protection juridique des individus par la voie d’un recours direct, et d’élargir l’office du juge constitutionnel portugais en lui permettant d’agir matériellement sur les violations des droits et libertés.
Si un tel recours venait à être introduit, il sera intéressant d’observer ses conditions d’exercice : Comme le contrôle de constitutionnalité est mixte, l’Amparo le serait-il également par l’instauration d’un Amparo ordinaire devant les juges de droit commun et à titre subsidiaire, un Amparo constitutionnel relevant de la compétence du Tribunal Constitutionnel, à l’image de ce qui est prévu en Espagne ? Qui aurait intérêt pour agir ? De même, quel serait le champ de ce recours ?
Afin d’obtenir la réponse à toutes ces interrogations et de découvrir le nouveau visage de la Constitution de la République Portugaise, il s’agira désormais de suivre les débats qui se tiendront jusqu’au 3 juillet 2023[12] au sein de la Commission de révision constitutionnelle.
[1] En 2010, une proposition de révision avait été introduite par le Partido social democrata, mais l’intervention de la Troïka au Portugal ayant conduit à des élections anticipées en 2011 a entrainé l’échec de ce processus.
[2] Selon l’article 285°, 1) de la Constitution, c’est aux députés qu’incombe l’initiative de toute loi de révision constitutionnelle.
[3] Cela concerne tous les éléments symboliques, qui figurent dans les parties relatives au fondement de la Constitution. Cf. P. Häberle et C. Grewe, « l’État constitutionnel », Economica, 2004, p.74
[4] Article 286°, 1) de la Constitution portugaise
[5] Article 118° du Règlement de l’Assemblée de la République
[6] J. BARCELAR GOUVEIA, Manual de direito constitucional, vol II., 7ème éd., Almedina 2021 p.876
[7] V. MOREIRA, Constituição e Revisão Constitucional, Lisboa, Caminho, 1980
[8] G. Liet-Veaux « La fraude à la Constitution » Essai d’une analyse juridique des révolutions communautaires récentes : Italie, Allemagne, France, Revue du droit public, 1943
[9] J.J GOMES CANOTILHO, Direito constitucional e Teoria da Constituição, 7ème ed., Almedina 2021, p.1068
[10] Projet de loi constitutionnelle complétant l’article 1er de la Constitution et relatif à la préservation de l’environnement (JUSX2036137L), 6 juillet 2021
[11] C. Ruiz Miguel, « Concept, genèse et évolution de l’Amparo : le modèle espagnol », Cahiers de recherche sur les droits fondamentaux, n°15/2017, p. 133-152
[12]Cette date n’est qu’indicative car, si le délai accordé semble trop restreint, la Commission de Révision pourra formuler une demande de prolongation de sa mission auprès de l’Assemblée plénière. Notons que dans le cadre de la présente procédure, une prolongation de trois mois supplémentaires lui a déjà été accordée à l’aune de l’importance et de l’exhaustivité des questions en débats.
Crédit photo: Palais de São Bento (Parlement portugais), Sharon Hahn Darlin, Wikimedia commons, CC BY 2.0