La perspective d’un blocage budgétaire en France

Par Alexandre Guigue

<b> La perspective d’un blocage budgétaire en France </b> </br> </br> Par Alexandre Guigue

Les élections législatives de 2024 posent la question du risque d’un blocage budgétaire. La Constitution et la loi organique relative aux lois de finances prévoient des mécanismes pour l’éviter, mais ils n’offrent pas de solution claire en cas de refus obstiné d’une majorité de députés de voter un projet de loi de finances voire d’autoriser la perception des recettes publiques et le minimum de dépenses jugé indispensable. Dans les deux cas, le Président pourrait être contraint de chercher une solution juridique discutable qui ferait primer la continuité de la vie nationale sur les droits du Parlement, voire sur le principe du consentement à l’impôt.

 

The 2024 legislative elections raise the risk of a budgetary deadlock. The 1958 Constitution and the 2001 Institutional Act related to Financial Acts provide mechanisms to avoid a deadlock, but neither offers a clear solution if a majority of representatives stubbornly refuse to pass the annual Financial Act or simply refuse to authorize the collection of public revenue and the minimum necessary expenditure. In both situations, the President could be forced to seek a legally questionable solution that would prioritize the “continuity of national life” over Parliament’s rights and even the principle of consent to taxation.

 

Par Alexandre Guigue, Professeur de droit public, Université Savoie Mont Blanc.

 

 

 

Il est fréquent de lire ou d’entendre que le droit français offre des solutions pour éviter une situation de blocage budgétaire en France, voire l’hypothèse extrême d’un shutdown à la française. Il est vrai que la question ne se pose pas, en France, dans les mêmes termes, qu’aux États-Unis. Mais les élections législatives de 2024 obligent les auteurs à s’interroger de plus en plus ouvertement[1]. Si, sous la Ve République, les gouvernements sont toujours parvenus à faire adopter des lois de finances initiale, il reste qu’aucune disposition juridique ne permet d’exclure un blocage budgétaire de manière certaine.

 

 

Que prévoient la Constitution de 1958 et la loi organique relative aux lois de finances de 2011 ?

En son article 47, la Constitution de 1958 donne au Parlement un délai global de 70 jours pour se prononcer sur le projet de loi de finances. S’il ne le fait pas, alors le gouvernement peut mettre le projet en œuvre par ordonnances. Le verbe « se prononcer » a son importance, parce que, à première vue, il signifie que le dispositif ne couvre que les cas de retard du Parlement. Autrement dit, si celui-ci refusait le projet, par un vote négatif, de telles ordonnances ne pourraient, en principe, être prises. Si les parlementaires rechignent à voter le projet de loi de finances, le gouvernement dispose, cependant, de plusieurs moyens constitutionnels. Il peut demander à l’Assemblée nationale de se prononcer définitivement et, ainsi, de passer outre une opposition éventuelle du Sénat. Si le refus se situe au sein de l’assemblée, le gouvernement peut, d’abord, imposer un vote « en bloc », c’est-à-dire sur tout ou partie du texte (article 44, alinéa 3). Ensuite, si le risque existe que les députés votent négativement, le gouvernement peut avoir recours à l’article 49 alinéa 3 et engager sa responsabilité sur le texte, espérant ainsi forcer une adoption sans vote. C’est ainsi que les projets de loi de finances initiale pour 2023 et 2024 ont été adoptés, puisqu’aucune motion de censure n’a alors été votée à la majorité absolue des membres de l’assemblée (déposé dans le 24 heures, puis voté dans les 48 heures suivantes).

 

Sous la Ve République, le gouvernement est toujours parvenu à faire adopter ses projets de loi de finances et l’article 49 alinéa 3 apparaît comme la solution de dernier recours. Il faut cependant pousser le raisonnement plus loin et évoquer un premier cas de figure : l’invalidation totale du projet de loi de finances par le Conseil constitutionnel. La situation s’est produite en décembre 1979, ce qui a fortement secoué les institutions publiques. Le gouvernement s’était alors inspiré de procédures d’urgence prévues par l’ordonnance organique du 2 janvier 1959 pour proposer à l’assemblée un projet de loi spécial autorisant la perception des recettes publiques au 1er janvier et les dépenses que le gouvernement juge indispensables pour poursuivre l’exécution des services publics dans les conditions qui ont été approuvées l’année précédente par le Parlement (services votés). Alors que la manœuvre n’était prévue par aucun texte, le Conseil constitutionnel l’a considérée comme conforme à la Constitution en invoquant notamment le principe de la continuité de la vie nationale (Cons. const. 30 décembre 1979, n°79-111 DC, §2.). Quelques années plus tard, le législateur organique a codifié à l’article 45 de la LOLF le dispositif imaginé par le gouvernement pour sortir de cette impasse.

 

Les élections législatives de 2024 font entrer la Ve République dans l’inconnu. Avec une division équilibrée en trois blocs inconciliables, il pourrait ne plus y avoir de loi de finances, ce qui conduirait à une sorte de blocage budgétaire. Si la nouvelle situation politique rend hypothétique la situation de blocage complet (un shutdown à la française), le risque mérite d’être pris au sérieux.

 

 

Les deux risques de blocage budgétaire : l’absence de loi de finances et l’absence de toute autorisation budgétaire.

Avec une Assemblée nationale divisée en trois blocs et un gouvernement mal aimé des députés, deux risques sérieux de blocage doivent être envisagés : d’abord l’absence de loi de finances, ensuite l’absence totale d’autorisation budgétaire. Le premier est la situation dans laquelle le gouvernement parvient à obtenir un accord minimal pour éviter un blocage complet, c’est-à-dire l’autorisation de prélever les recettes et de dépenser le minimum nécessaire. La seconde, qui est extrême, va encore plus loin. C’est celle dans laquelle une assemblée indisciplinée persiste à refuser d’autoriser tout prélèvement de recettes et toute dépense, ce qui empêcherait l’État de fonctionner. Voyons comment on pourrait en arriver à ces situations.

 

L’absence de loi de finances et la permanence du provisoire

Comme on a pu le constater à l’automne 2022 et à l’automne 2023, le Premier ministre dispose d’une parade ultime puisqu’il peut forcer l’adoption d’un projet de loi de finances en faisant usage de l’article 49 alinéa 3. Mais, avec une assemblée divisée en trois blocs et un gouvernement fragilisé, il est tout à fait possible que plus de 289 députés votent une motion de censure en cas de nouvelle tentative de passage en force. Le Président de la République ne pourrait alors pas dissoudre l’Assemblée nationale puisque cela lui est interdit dans les douze mois qui suivent la dernière dissolution (article 12 de la Constitution). Il pourrait alors, soit maintenir le Premier ministre le temps de trouver une solution budgétaire, soit nommer très rapidement un nouveau Premier ministre dont la première tâche serait, aussi, de trouver une solution pour permettre le prélèvement des recettes et l’exécution de dépenses au 1er janvier, ne serait-ce que pour honorer les engagements juridiques du pays. Il serait alors difficile de recourir aux ordonnances prévues à l’article 47 de la Constitution puisque le retard du Parlement ne serait pas en cause. Si les dates prévues par la LOLF pour engager une procédure spéciale ne sont pas dépassées, il pourrait alors soit faire voter la première partie du projet de loi de finances (avant le 11 décembre), soit essayer de faire voter un projet de loi spécial pour continuer à prélever les recettes et à dépenser dans la limite des services votés (le minimum jugé indispensable). Si les délais sont dépassés, on peut imaginer que le gouvernement tente aussi le dépôt d’un projet de loi spécial pour, comme en 1979, s’inspirer des procédures existantes, et pourvoir à la continuité de la vie nationale. Cela s’inscrirait dans la ligne fixée par le Conseil constitutionnel. Avec une autorisation budgétaire minimale, les recettes seraient prélevées et l’État continuerait à fonctionner dans la limite des services votés. Le problème est que cette situation est censée n’être que transitoire, c’est-à-dire dans l’attente de l’adoption d’un projet de loi de finances en bonne et due forme. La nouvelle composition de l’Assemblée nationale fait peser le risque d’un enlisement du provisoire et il est bien difficile d’imaginer comment elle pourrait adopter un projet de loi de finances, même en retard. Si l’absence de loi de finances au 1er janvier ne s’analyse pas en un blocage budgétaire, ce n’est pas le cas d’une absence prolongée, ne serait-ce qu’au regard des engagements européens de la France. La continuité de l’État serait sauve, mais l’État ferait du surplace, ce qui n’est pas viable sur le long terme et conduirait à une crise institutionnelle.

 

Le refus de toute autorisation budgétaire (cas extrême).

Si les élections législatives de 2024 ont sans doute finalement permis d’écarter ce risque extrême, les résultats du premier tour montrent que cette hypothèse mérite, ne serait-ce qu’un instant, d’être prise au sérieux. La percée du Rassemblement National a, en effet, rendu plausible l’élection d’une assemblée dans laquelle il serait proche de la majorité absolue tout en refusant de prendre Matignon. Dans une pareille situation, il n’est pas totalement à exclure que l’assemblée refuse non seulement tout projet de loi de finances, mais aussi toute autorisation budgétaire, c’est-à-dire qu’elle pourrait s’obstiner à refuser de voter un projet de loi spécial minimal. Entre autres raisons possibles, les députés pourraient ainsi vouloir mettre le gouvernement, ou plutôt le Président, dans une difficulté extrême. Ce pourrait même être un moyen de contraindre le Président à envisager sa propre démission : soit la démission du Président soit un shutdown à la française. À la manière des députés qui acceptent un projet de loi de finances faute de pouvoir renverser le gouvernement (mécanisme de l’article 49 alinéa 3), le Président pourrait se sentir obligé de démissionner pour éviter le blocage budgétaire du pays.

 

Cette situation extrême pourrait ne jamais se produire et le résultat des élections législatives de 2024 en a clairement éloigné la possibilité, mais l’histoire montre qu’il ne faut pas éliminer une éventualité au motif de son caractère improbable. Ainsi, qui, au moment de la révision constitutionnelle de 2008 et de l’inscription dans la Constitution de la limitation à deux candidatures successives à la présidence de la République, imaginait que les Français éliraient en 2017 un Président âgé seulement de 39 ans et qu’il ferait deux mandats consécutifs ? Sans doute personne, et pourtant les constitutionnalistes ont fini par devoir s’interroger sur la portée de la limitation introduite dans la Constitution et même aux conséquences d’une démission au cours du deuxième mandat. L’éventualité d’un blocage budgétaire complet, et donc d’un shutdown à la française, est politiquement minime, voire négligeable, mais on aurait tort de la laisser au rang d’impensé du droit constitutionnel.

 

Dans ces deux situations de blocage budgétaire, ni la Constitution ni la LOLF n’offrent de solutions immédiates. Il faudrait alors imaginer une solution, ou un subterfuge, par une interprétation (constructive) de ces textes.

 

 

Les solutions juridiques en cas de blocage budgétaire.

Deux possibilités, assez discutables, méritent d’être envisagées pour éviter un blocage budgétaire. La première serait l’adoption d’ordonnances au nom du principe de la continuité de la vie nationale (article 47, ou pas). La deuxième serait le recours à l’article 16 de la Constitution.

 

À première vue, le recours aux ordonnances de l’article 47 de la Constitution est réservé au cas où le Parlement ne se prononcerait pas sur le projet de loi de finances dans le délai de 70 jours que lui impartit la Constitution. Sauf à imaginer une interprétation extensive, et discutable, du verbe pronominal « se prononcer », le refus formel du projet ne devrait pas permettre cette possibilité. Il reviendrait au Conseil d’État de trancher la question si de telles ordonnances venaient à être contestées puisque leur ratification n’est pas prévue. Un Premier ministre, ou le Président lui-même, pourrait-il alors envisager des ordonnances ou des décrets sur le fondement du principe de la continuité de la vie nationale ? L’article 5 de la Constitution prévoit bien que le Président doit « assurer la continuité de l’État ». Cela pourrait constituer un fondement, au même titre que la jurisprudence du Conseil constitutionnel. En 1979, il avait affirmé qu’« il appartenait, de toute évidence, au Parlement et au Gouvernement, dans la sphère de leurs compétences respectives, de prendre toutes les mesures d’ordre financier nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale »[2]. Dans sa décision portant sur la LOLF de 2001, il avait enchéri en indiquant que l’article 47 de la Constitution avait pour « but de permettre qu’interviennent en temps utile, et plus spécialement avant le début d’un exercice, les mesures d’ordre financier nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale »[3]. L’hypothèse d’un tel fondement ne serait pas totalement à exclure. En agissant de la sorte, le Président ferait primer le principe de la continuité de la vie nationale sur les prérogatives du Parlement et, s’il le faisait face à un refus de toute autorisation budgétaire, il le ferait primer sur le principe du consentement à l’impôt, ce qui n’est pas rien[4]. Mais cela fait depuis l’automne 2021 déjà que le Parlement ne vote plus le projet de loi de finances initiale…

 

L’autre hypothèse est celle d’un recours à l’article 16 de la Constitution. À première vue, cela ne semble pas possible en cas de blocage budgétaire. En regardant de plus près, cependant, il n’est pas nécessaire de faire œuvre d’une interprétation si constructive que cela pour l’envisager, en tout cas pour prévenir le cas extrême de l’absence de toute autorisation budgétaire. Le texte prévoit que, « lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des Présidents des Assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel ». Dans le cas d’une absence totale d’autorisation budgétaire, deux des quatre conditions alternatives seraient remplies : la menace grave et immédiate portée aux institutions de la République (qui ne pourraient plus fonctionner) et l’exécution des engagements internationaux de la France (en particulier le respect du droit de l’Union européenne qui impose une discipline budgétaire aux États membres). Ensuite, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics pourrait être interrompu si l’assemblée n’autorise plus aucune dépense. L’article 16 ne prévoit que des consultations qui ne lient pas le Président au moment de sa mise en œuvre. Cela signifie qu’il pourrait, comme pour la dissolution prévue à l’article 12, agir seul. Le fait que le Conseil constitutionnel puisse intervenir sur saisine au bout de 30 jours pour vérifier que les conditions sont toujours réunies n’empêcherait pas le Président, dans l’intervalle, de prendre, pour paraphraser le Conseil constitutionnel, « les mesures d’ordre financier nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale ». Dans le cas d’une absence prolongée de loi de finances, même si le Président est provisoirement l’interprète exclusif du recours à l’article 16, cette voie paraît presque exclue et pourrait conduire à une mise en cause de la responsabilité du Président prévue par l’article 68 de la Constitution.

 

Le droit français offre une panoplie de mécanismes pour assurer la continuité de l’État et la Constitution de 1958 a été conçue de manière à assurer un gouvernement stable. Dans les deux cas, les élections législatives de 2024 ont rebattu les cartes. Elles mettent à l’épreuve nos arrangements constitutionnels et obligent à envisager des situations que l’on a longtemps refusé de prendre au sérieux.

 

 

 

[1] J.-P. Camby, J.-E- Schoettl, Que devient le budget de la Nation en cas d’Assemblée ingouvernable ?, Revue politique et parlementaire, 1er juillet 2024, ; F. Ecalle, Adopter un budget sans majorité à l’assemblée, c’est possible, Le nouvel Economiste, 3 juillet 2024 ; Vyann Chérel Marinié, Majorité incertaine à l’assemblée : le PLF en danger ?, éléments de réponses de Vincent Dussart, Club Finances, La Gazette des Communes, 4 juillet 2024 ; A. Baudu, X. Cabannes, Le vote de la loi de finances initiale en situation de crise politique en France : la continuité de l’État ou l’inconnu ?, Le Club des Juristes, 5 juillet 2024

[2] Cons. const. 30 décembre 1979, n°79-111 DC, §2.

[3] Cons. const. 25 juin 2001, n°2001-448 DC, §5.

[4] A. Guigue, « Le recours au principe de continuité de la vie nationale par le Conseil constitutionnel lors du contrôle des projets de loi de finances », GFP, n°5, 2023, p. 20-26.