Les choix de modération des plateformes sont-ils protégés par le premier amendement ?

Par Sébastien Broca

<b> Les choix de modération des plateformes sont-ils protégés par le premier amendement ? </b> </br> </br> Par Sébastien Broca

La Cour suprême des États-Unis a rendu le 1er juillet 2024 sa décision concernant deux lois votées en 2021 par les États de Floride et du Texas pour contraindre les réseaux sociaux à diffuser tous les messages à caractère politique postés par leurs utilisateurs. Si elle a décidé, à l’unanimité, de renvoyer les deux affaires devant les juridictions inférieures, l’analyse de ses opinions fait ressortir un clivage important : une majorité de juges considère que le gouvernement ne peut s’immiscer dans les choix de modération des plateformes, une minorité rétorque qu’il a un intérêt légitime à les réguler comme des common carriers afin de maintenir un espace public pluraliste.

 

On 1 July 2024, the US Supreme Court handed down its ruling on two laws passed in 2021 by the states of Florida and Texas, in order to force social networks to carry all political messages posted by their users. While the Supreme Court unanimously decided to remand both cases to lower courts, its opinions reveal a major divide: a majority of Justices considers that the government cannot interfere in the moderation choices made by platforms, a minority contends that the government has a legitimate interest in regulating them as common carriers to sustain a pluralistic public space.

 

Par Sébastien Broca, maître de conférences HDR à l’Université Paris 8

 

 

La Cour suprême des États-Unis a rendu le 1er juillet 2024 sa décision dans les affaires Moody v. NetChoice et NetChoice v. Paxton. Celles-ci concernent deux lois votées en 2021, respectivement par les États de Floride et du Texas, dont l’objectif commun est de contraindre les grands réseaux sociaux commerciaux à diffuser sans discrimination les contenus postés par leurs utilisateurs, notamment en matière politique. Le Florida Senate Bill 7072 interdit ainsi aux plateformes de supprimer les messages postés par (ou relatifs à) des responsables politiques et de modérer les contenus issus d’entreprises de médias – celles-ci étant définies de manière très extensive. Le Texas House Bill 20 affirme de son côté que toute action de modération ou de recommandation algorithmique mise en œuvre par une plateforme se doit d’être neutre politiquement (« viewpoint neutral »). Les deux textes comportent en outre des obligations de transparence, afin de contraindre les plateformes à livrer des explications détaillées à chaque utilisateur dont un contenu est supprimé ou rendu moins visible.

 

Portés par deux États conservateurs, dans la foulée de l’assaut sur le Capitole et des polémiques suscitées par la « déplateformisation » de Donald Trump, ces textes n’ont jamais été appliqués et ils ont immédiatement été contestés par l’industrie. Réunis au sein du groupe d’influence Netchoice, les principaux acteurs du secteur (notamment Google, Meta, Amazon et X) ont soutenu qu’ils étaient contraires au Premier amendement. En 2022, confirmant l’injonction préliminaire d’un tribunal de district, la loi de Floride était ainsi censurée par la cour d’appel du Onzième Circuit (Moody v. NetChoice) au nom de la défense de la liberté éditoriale des plateformes. La loi texane était en revanche confirmée par la cour d’appel du Cinquième Circuit (NetChoice v. Paxton) – renversant par là une autre injonction préliminaire –, au motif que les activités de modération des plateformes ne seraient pas protégées par le Premier amendement.

 

C’est ce désaccord (circuit split), qui a poussé la Cour suprême à examiner conjointement les deux affaires, à la demande de Netchoice. La coalition industrielle souhaitait faire reconnaître le caractère anticonstitutionnel des deux législations dans leur intégralité ; ce que les constitutionnalistes américains nomment un « facial challenge ». Dans leur décision du 1er juillet, les juges n’accèdent pas à cette demande maximaliste. Refusant de trancher définitivement sur le fond, ils renvoient les deux affaires devant les juridictions inférieures, arguant que ni la cour d’appel du Onzième Circuit ni celle du Cinquième Circuit n’ont procédé à une analyse adéquate des questions soulevées par les deux lois relativement au Premier amendement. L’opinion majoritaire, approuvée par six juges sur neuf (trois progressistes et trois conservateurs), donne néanmoins des indications quant aux principes devant prévaloir, soulignant avec force que la liberté éditoriale des plateformes jouit d’une protection constitutionnelle.

 

La décision de la Cour suprême a pour cette raison été accueillie avec soulagement par les grandes entreprises technologiques, qui y ont vu une réaffirmation de l’impossibilité pour le gouvernement de contraindre des acteurs privés à relayer certains discours (compelled speach). Elle comporte néanmoins plusieurs zones d’ombre et ses conséquences demeurent en partie incertaines. C’est ce que montre une lecture attentive de l’opinion majoritaire et des trois opinions concordantes au résultat (concurring opinions) soumises par les juges conservateurs Amy Coney Barrett, Clarence Thomas et Samuel Alito. Ces opinions ouvrent plusieurs questionnements quant au poids des grandes entreprises technologiques dans l’organisation de la liberté d’expression, aux implications juridiques de l’automatisation de la modération et au rôle de la puissance publique dans le maintien d’un espace public pluraliste.

 

 

I. Un jugement unanime

Dans son verdict, la Cour suprême annule à l’unanimité les décisions du Onzième Circuit et du Cinquième Circuit et renvoie les affaires devant ces juridictions. Elle reproche aux cours d’appel de n’avoir pas adéquatement examiné la jurisprudence et d’avoir envisagé de manière partielle les implications des lois en jeu relativement au Premier amendement. Les juridictions inférieures auraient uniquement pris en compte les conséquences des textes sur de grandes plateformes comme Facebook ou YouTube, alors même que le champ d’application des lois votés en Floride et au Texas est beaucoup plus large. Elles auraient ainsi renoncé à déterminer quelles applications des textes seraient conformes à la Constitution et lesquelles ne le seraient pas. En bref, elles auraient « traité ces affaires davantage comme des demandes de contrôle concret (« as-applied ») que comme des demandes de contrôle abstrait (« facial challenge ») »[1].

 

La Cour suprême refuse pour cette raison de statuer définitivement sur le fond, estimant manquer d’informations précises sur l’ensemble des entreprises et des services concernés par les deux lois. Ainsi s’explique le caractère à la fois retenu et consensuel de sa décision ; deux éléments plutôt inhabituels dans le contexte actuel. Les juges progressistes et conservateurs s’accordent à souligner les difficultés posées par les « facial challenges » et ils exhortent Netchoice à mieux spécifier les aspects de la loi qu’il conteste.

 

 

II. L’opinion majoritaire

L’opinion majoritaire, rédigée par la juge progressiste Elena Kagan, dépasse toutefois cette posture réservée. Elle rappelle de façon détaillée les principes constitutionnels qui devraient guider l’appréciation des lois en jeu. Elle critique par ailleurs sévèrement le Cinquième Circuit, estimant que la cour d’appel a mal interprété des aspects fondamentaux du Premier amendement et qu’il est peu probable que la loi texane, du moins dans son application à de grandes plateformes comme Facebook ou YouTube, se révèle conforme à la Constitution.

 

Le raisonnement général suivi par la Cour est relativement simple. Il repose sur la reconnaissance d’une liberté éditoriale des réseaux sociaux, en référence à l’arrêt Miami Herald Publishing CO v. Tornillo de 1974[2]. La Cour suprême avait alors jugé contraire au Premier amendement d’imposer aux titres de presse de publier un droit de réponse des responsables politique qui s’estimeraient injustement critiqués dans leurs colonnes. Elle avait ce faisant reconnu que les éditeurs ont la liberté de choisir les messages qu’ils ne diffusent pas, autant que ceux qu’ils diffusent, sans que la puissance publique n’ait à intervenir dans ces choix.

 

Selon l’opinion majoritaire, il n’y a pas lieu de considérer Facebook ou YouTube différemment de la manière dont l’arrêt Tornillo avait considéré la presse écrite. Ces plateformes présentent « une compilation éditorialisée de discours originairement créés par des tiers »[3] et cette compilation représente en tant que telle une activité expressive protégée par la Constitution. Comme l’écrit Justice Kagan, « lorsque les plateformes utilisent leurs standards et règles d’utilisation pour décider quels contenus de tiers leurs flux afficheront, ou comment l’affichage sera ordonné et organisé, elles font des choix expressifs. Elles bénéficient par conséquent de la protection du Premier amendement »[4]. L’opinion précise également que le fait pour une plateforme d’accepter la grande majorité des messages qui lui sont soumis ou d’avoir recours à des outils algorithmiques pour mettre en œuvre ses choix d’affichage ne diminue en rien la liberté éditoriale qui doit lui être reconnue.

 

L’opinion rédigée par Justice Kagan précise toutefois – sans donner beaucoup de détails – que toutes les plateformes ne font pas des choix ayant une « qualité expressive » propre. Un service de messagerie instantanée, comme WhatsApp ou Signal, ne peut pas être considéré de la même manière qu’un réseau social. « On peut penser que la curation d’un flux d’information et la transmission de messages instantanés impliquent des niveaux de choix éditoriaux différents, de sorte que l’un crée un produit expressif et l’autre non »[5] écrit Justice Kagan. Si l’argument apparaît relativement intuitif, la juge n’expose malheureusement aucun principe général qui permettrait de distinguer rigoureusement les plateformes « expressives » et « non expressives » et, ce faisant, de déterminer de manière systématique les services pouvant revendiquer la protection du Premier amendement. Sur ce point, l’opinion majoritaire suscite en fait plus de questions qu’elle n’apporte de réponses.

 

L’esprit général du texte rédigé par Justice Kagan demeure par ailleurs celui d’une défense d’inspiration libérale, voire libertarienne, de la liberté d’expression. L’argumentation déployée semble parfois accorder plus d’attention aux droits expressifs des entreprises numériques qu’aux droits expressifs des locuteurs individuels qui ont recours à leurs services. L’opinion majoritaire limite en outre étroitement le champ d’intervention du gouvernement, rappelant qu’il ne revient pas aux pouvoirs publics de maintenir un équilibre entre des opinions et des idées concurrentes, quelles que soient les défaillances du libre marché des idées sur Internet. La seule réglementation étatique explicitement évoquée concerne les dispositions antitrust. Ainsi, les arguments portant sur les pratiques anti-concurrentielles des Big Tech pourraient à l’avenir être mieux reçus par la Cour que les mises en cause de leurs biais idéologiques.

 

 

III. Les opinions concordantes au résultat

Trois juges conservateurs ne se sont pas ralliés à l’argumentation présentée dans l’opinion majoritaire. Bien qu’en accord avec le jugement de leurs pairs quant à la nécessité de renvoyer les affaires devant les juridictions inférieures, ils développent dans des opinions concordantes plusieurs arguments qui enrichissent la discussion et font apparaître, sur le fond, une ligne de fracture au sein de la Cour suprême.

 

L’opinion concordante la plus critique de l’opinion majoritaire est celle rédigée par Samuel Alito, rejoint par Clarence Thomas et Neil Gorsuch. Justice Alito met en doute le parallèle établi entre la presse écrite et les grands réseaux sociaux commerciaux. Il souligne que certains services régulés par les lois de Texas et de Floride n’ont assurément aucune qualité expressive : WhatsApp et Gmail par exemple. Il suggère surtout que même pour des services comme Facebook ou YouTube, la revendication d’une liberté éditoriale pensée sur le modèle de la presse écrite ne va pas de soi. En effet, le fait que leurs pratiques de modération soient en général automatisées, sans transparence sur les algorithmes utilisés, questionne l’assertion selon laquelle ces décisions seraient « aussi expressives que les décisions prises par des humains »[6].

 

Justice Alito souligne par ailleurs qu’il peut y avoir un intérêt légitime du gouvernement à promouvoir la diffusion d’une diversité d’informations issues d’une multiplicité de sources. Il ouvre ainsi la question de fond, écartée par l’opinion majoritaire : celle de la possibilité de considérer les grands réseaux sociaux comme des « common carriers ». Cette question a émergé au sein de la Cour suprême en avril 2021, sous la plume de Justice Thomas. Ce dernier proposait alors dans une opinion concordante d’imposer aux grandes plateformes numériques une obligation de neutralité semblable à celle imposée aux opérateurs téléphoniques, en raison de leur position dominante au sein de l’espace public en ligne[7]. Cette idée apparaît à nouveau dans l’opinion rédigée par Justice Alito, qui souligne que les États de Floride et du Texas ont eux-mêmes justifié leurs législations en référence à l’idée de common carriers, en soutenant que Facebook et YouTube étaient devenues les « places publiques » du XXIe siècle.

 

 

Conclusion

L’arrêt de la Cour suprême, considéré dans sa globalité, apparaît donc plus complexe que ne le suggère la victoire revendiquée par les entreprises technologiques. Sur le fond, deux positions antagonistes apparaissent : la position majoritaire soutient que les grandes plateformes sont protégées par le Premier amendement et que le gouvernement ne peut s’immiscer dans leur choix de modération ; la position minoritaire rétorque qu’elles devraient être considérées comme des common carriers et que le gouvernement a un intérêt légitime à les réguler comme tels, afin de favoriser le maintien d’un espace public pluraliste.

 

La décision de la Cour montre aussi le déplacement des repères idéologiques habituels sur les questions de liberté d’expression en ligne. Les juges conservateurs sont apparus divisés, trois d’entre eux rejoignant l’opinion majoritaire, quand les trois autres la contestaient. En effet, bien que rédigée par une juge progressiste, l’opinion majoritaire est conforme à la position majoritaire parmi les conservateurs depuis les années 1970 : le gouvernement n’a aucune légitimité à intervenir dans les choix éditoriaux des entreprises de médias et, plus généralement, des acteurs privés quels qu’ils soient. Les opinions minoritaires marquent quant à elles une inflexion de la doxa conservatrice : elles reconnaissent que certaines entreprises peuvent mettre en péril le libre marché des idées et que le gouvernement peut alors légitimement les contraindre, dans le but de maintenir un espace public pluraliste – un type de raisonnement qui, jusqu’à récemment, semblait être l’apanage des progressistes. Est-ce là le signe de ce que la juriste Genevieve Lakier appelait, dès 2021, le « grand renversement en matière de liberté d’expression »[8] ?

 

 

 

[1]Opinion majoritaire rédigée par la juge Elena Kagan sous Moody v. NetChoice, LLC et NetChoice, LLC v. Paxton, 603 U.S. ___ (2024). Toutes les citations sont traduites en français par mes soins.

[2]Miami Herald Publishing Company v. Tornillo, 418 U.S. 241 (1974).

[3]Opinion majoritaire, op. cit.

[4]Ibid.

[5]Ibid.

[6]Opinion concordante rédigée par le juge Samuel Alito sous Moody v. NetChoice, LLC et NetChoice, LLC v. Paxton, 603 U.S. ___ (2024). Cette question est aussi soulevée dans son opinion concordante par Justice Barrett.

[7]Cf. Opinion concordante rédigée par le juge Clarence Thomas sous Biden v. Knight First Amendment Institute at Columbia University, 593 U. S. ____ (2021).

[8]Cf. Genevieve Lakier, « The Great Free-Speech Reversal », The Atlantic, 27 janvier 2021.