Bernard Manin, figure majeure de la théorie politique Par Charles Girard & Philippe Urfalino
Ce billet vise à attirer l’attention du public sur l’importance de l’œuvre de Bernard Manin, philosophe politique qui vient de disparaître. Celle-ci a profondément renouvelé trois pans entiers de la théorie politique moderne que sont la délibération, le libéralisme et la démocratie représentative. La publication de ces écrits divers en quatre volumes, dont un livre déjà publié sur Montesquieu ne fera que confirmer l’importance d’un travail qui devrait intéresser autant les philosophes que les juristes s’intéressant à la politique.
The purpose of this post is to draw public attention to the importance of the work of Bernard Manin, a political philosopher who has just passed away. Manin’s work profoundly renewed three whole areas of modern political theory: deliberation, liberalism and representative democracy. The publication of a four-volume collection of Manin’s diverse writings, including a previously published book on Montesquieu, will only confirm the importance of a work that should be of interest to philosophers and jurists alike.
Par Charles Girard, professeur de philosophie, Université Jean Moulin Lyon 3, IRPhiL, et
Philippe Urfalino, directeur de recherche émérite au CNRS et directeur d’études à l’ EHESS
La théorie politique vient de perdre l’une de ses plus grandes figures : Bernard Manin s’est éteint le vendredi 1er novembre 2024 à Marseille. Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences sociales et professeur à New York University, il était mondialement reconnu pour ses travaux sur la démocratie, la représentation et le libéralisme. Ses enseignements et ses écrits, mêlant de manière unique clarification conceptuelle, explication historique, relecture des classiques et analyse des institutions politiques, ont profondément marqué plusieurs générations d’étudiants et de chercheurs des deux côtés de l’Atlantique.
Après l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et l’agrégation de philosophie, il s’engage dans une double carrière en France et aux États-Unis, pays entre lesquels il a partagé sa vie. Recruté au CNRS en 1982, il est par la suite professeur à Science Po Paris, puis est élu en 2005 à l’EHESS. En parallèle, il effectue un séjour à l’Institut d’études avancées de Princeton, puis devient professeur de science politique à l’Université de Chicago en 1990, et enfin à New York University à partir de 1996. Docteur honoris causa des universités de Lausanne, Liège et Urbino, il reçoit en 2015 la médaille d’argent du CNRS.
Les premiers ouvrages de Bernard Manin, publiés avec Alain Bergounioux, portaient sur la social-démocratie. La social-démocratie ou le compromis (P.U.F., 1979) montrait, par une analyse à la fois historique et théorique, comment une série d’expériences et de choix avaient porté des partis politiques fortement ancrés dans la classe ouvrière à s’émanciper de l’idée révolutionnaire et à utiliser le suffrage universel pour faire valoir ses intérêts. Une conception politique de la démocratie, ouverte à l’ensemble de la société et renonçant à la violence, leur était apparue comme le meilleur vecteur de la réussite progressive du socialisme. Le régime social-démocrate (P.U.F., 1989), paru dix ans plus tard, proposait quant à lui de saisir la social-démocratie comme un régime politique plutôt que comme une simple orientation politique. Il révélait l’impact de la conjoncture historique là où la social-démocratie a prévalu : l’absence de suffrage universel au moment où les partis socialistes se forment ; l’antériorité chronologique de l’industrialisation et du mouvement ouvrier sur l’établissement de la démocratie parlementaire.
La précision et la clarté de la pensée de Bernard Manin, comme l’étendue de son érudition historique et philosophique, s’affirment ensuite dans une série d’études décisives, qui sont devenues autant de textes de référence.
La délibération politique : sa valeur, ses conditions
Il en va ainsi de sa réflexion, à partir du milieu des années 1980, sur le rôle de la délibération politique en démocratie, qui a préfiguré et inspiré le « tournant délibératif » pris ensuite par la théorie politique au niveau international. L’article pionnier « Volonté ou délibération générale ? Esquisse d’une théorie de la délibération politique », paru en 1985 dans Le débat et traduit dès 1987 dans Political Theory (sous le titre « On Legitimacy and Political Deliberation ») remet en cause un présupposé partagé par les théories les plus influentes de la démocratie. De Rousseau à Rawls, la pensée politique moderne a souvent fait de l’accord unanime des citoyens – en droit, sinon en fait – le principe de la légitimité politique. Or Bernard Manin montre que cette perspective unanimiste reflète une vision irréaliste, car statique, des volontés individuelles, qui se désintéresse des conditions dans lesquelles elles se forment. Dessinant une vision de la démocratie qui fait place à la fois à la faillibilité du jugement politique et au pluralisme irréductible des opinions, il explique pourquoi la légitimité doit s’enraciner, non dans un introuvable accord de tous, mais dans la délibération de tous.
Ses articles plus tardifs sur la délibération politique s’interrogent, non plus sur ce qui fait sa valeur, mais sur les conditions sous lesquelles elle peut rationaliser la formation des opinions. Il livre une analyse subtile du principe du contradictoire, qui joue un rôle constitutif dans la délibération individuelle comme dans la délibération collective (« Délibération politique et principe du contradictoire », 2021). C’est l’exposition à des arguments opposés se répondant les uns aux autres, plutôt que la simple diversité des perspectives représentées ou la possibilité de prendre la parole, qui permet aux participants de former des opinions réfléchies et au groupe qu’ils forment d’arrêter une décision réellement délibérée. Il faut donc que les conditions du contradictoire soient instituées, dans les débats des assemblées comme dans les échanges sur internet, pour éviter que la discussion ne renforce la polarisation ou le conformisme idéologiques.
Principes et institutions du libéralisme
Le libéralisme fait l’objet d’un autre ensemble d’études, dont la publication s’égrène sur plusieurs décennies. Dès ses premiers articles sur le sujet, Bernard Manin souligne que le libéralisme n’est pas une doctrine claire qui associerait la défense de la liberté individuelle, la critique de l’intervention étatique et l’éloge des vertus du marché ; la même étiquette rassemble des lignes de pensées en réalité différentes et parfois opposées, lâchement reliées les unes aux autres par le souci commun des droits individuels. Contre Carl Schmitt et ses disciples, il montre que des auteurs comme Madison ou Montesquieu n’assimilent pas la limitation du pouvoir politique à son affaiblissement et n’ont pas une vision idyllique de l’humanité (« La critique manquée de Carl Schmitt », 2003). Contre les mêmes, il nie l’existence d’une contradiction entre démocratie et libéralisme. Certes, l’idée démocratique – le souci d’enraciner le pouvoir chez les gouvernés – n’implique pas immédiatement la nécessité de limiter ce pouvoir ; les deux principes sont donc distincts, mais ils ne sont pas contradictoires. Par ailleurs, sans nier qu’il existe entre eux un lien essentiel, il évite d’assimiler individualisme et libéralisme, comme tend à le faire Leo Strauss, au point de présenter Hobbes comme un fondateur du second.
Les réflexions de Bernard Manin portent, non seulement sur les principes philosophiques du libéralisme, mais aussi sur ses institutions politiques. Elles se concentrent d’abord sur l’invention, l’expérimentation et la justification des dispositifs qui visent à faire en sorte que le pouvoir arrête le pouvoir. Il distingue ainsi deux modèles de limitation du pouvoir : la limitation par la règle ou la démarcation entre sphères de compétence et la limitation par la balance ou l’équilibre (« Les deux libéralismes : la règle et la balance », 1989). Son étude plus récente des institutions constitutionnelles d’exception marque la dernière étape de sa réflexion sur le libéralisme (« Le paradigme de l’exception. L’État face au nouveau terrorisme », 2015). Il y compare de manière systématique quatre dispositifs de suspension de l’ordre politique habituel apparus dans trois cultures juridiques différentes : la dictature dans la République romaine, la suspension de l’Habeas corpus en Grande-Bretagne et de la loi martiale aux États-Unis, l’état de siège apparu dans les pays de droit romain en Europe et en Amérique latine. Malgré des différences importantes, ces dispositifs laissent apparaître une structure commune. Le « paradigme de l’exception » comprend ainsi trois composantes : l’autorisation de s’écarter des normes supérieures ; la soumission à des conditions spéciales garantissant que la suspension de l’ordre politique habituel est bien motivée ; et la limitation temporelle de l’autorisation de cette suspension. Cette étude, historique et analytique, vise aussi à évaluer la pertinence des lois d’exception que le terrorisme à grande échelle des années 2000 a suscitées dans de nombreux pays. L’un des traits essentiels du paradigme de l’exception étant le caractère provisoire et strictement limité dans le temps de la suspension des lois ordinaires, ce paradigme se révèle inadapté pour contrer une vague de terrorisme appelée à durer.
Théorie du gouvernement représentatif
Plus encore que ces études, un livre a valu à Bernard Manin sa renommée internationale. Paru en 1995 et traduit depuis dans de nombreuses langues, son ouvrage Principes du gouvernement représentatif est vite devenu un classique de la théorie politique.
Par une étude minutieuse des inventions institutionnelles expérimentées lors des trois révolutions modernes, en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en France, ce livre a largement renouvelé la compréhension de la démocratie représentative. Il rend compte du triomphe de l’élection comme mode de désignation des gouvernants à la fin du 18e siècle, en comparant les gouvernements issus de ces révolutions avec les régimes, qui, de la démocratie athénienne jusqu’aux républiques italiennes de la Renaissance, voyaient plutôt dans le tirage au sort la procédure égalitaire par excellence. La prévalence moderne de l’élection reflète l’avènement d’une nouvelle conception de la légitimité, donnant la priorité au consentement des gouvernés. L’ouvrage identifie en outre les principes caractéristiques du gouvernement représentatif : élection réitérée des gouvernants par les gouvernés, absence de mandats impératifs, liberté de l’opinion publique, décisions soumises à l’épreuve de la discussion publique.
Bernard Manin souligne que la compréhension du gouvernement représentatif est affectée par l’idéologie démocratique qui tend à en faire un prolongement médiatisé de la démocratie athénienne, elle-même assimilée à une démocratie directe. Le livre s’efforce, pour saisir la nature propre de la démocratie moderne, de cesser de la caractériser ainsi par défaut. Il invite à s’émanciper de cette terminologie contemporaine, trop pauvre. Restituer le contraste entre le rôle central du tirage au sort dans la démocratie antique et celui de l’élection dans la démocratie moderne est une première étape dans cette direction. Une seconde, plus radicale encore, consiste à appliquer la notion de régime mixte, empruntée à Polybe, au gouvernement représentatif. Ce dernier est à la fois démocratique et aristocratique : démocratique, parce que ce sont les gouvernés qui choisissent les élus en fonction des critères qui les agréent ; aristocratique, parce que l’élection suppose que l’électeur distingue parmi les candidats celui qui lui paraît le meilleur. Le régime représentatif, en outre, ne peut pas être identifié à l’autogouvernement, notamment parce que l’influence des électeurs sur les élus est moins prospective que rétrospective. En l’absence de mandat impératif, les gouvernants initient des politiques publiques parfois éloignées de ce que les électeurs pouvaient attendre. L’électorat ne peut sanctionner les élus que lorsque ceux-ci essaient d’être réélus. La réitération de l’élection est donc un support essentiel de la responsabilité politique. (L’analyse de ce mécanisme a été plus tard prolongée dans l’ouvrage que Bernard Manin a dirigé avec Adam Przeworski et Susan Stokes : Democracy, Accountability and Representation, Cambridge University Press, 1999).
Enfin, rejetant l’antienne lancinante de la « crise de la démocratie », constamment reprise depuis au moins le début du XXe siècle, Bernard Manin entreprend d’en analyser plutôt les métamorphoses successives. La première « forme » fut le parlementarisme où l’élection consacre les notables. La seconde est la démocratie des partis qui coïncide avec la formation des grands partis de masse : l’élection est la confrontation pacifique des différentes forces sociales représentées par des partis politiques. La troisième, qui semble triompher au moment où le livre est écrit, est la démocratie du public, marquée par l’affaiblissement de l’attachement des électeurs à un parti politique et par l’influence croissante des médias sur les préférences, devenues plus labiles, des citoyens. La plasticité des principes du gouvernement représentatif, régulièrement réinterprétés, lui a ainsi permis de s’adapter aux transformations sociales des deux derniers siècles.
Montesquieu, l’inspirateur
Les recherches conduites pendant un demi-siècle trouvent leur unité dans un ensemble d’interrogations et de thèses qui étaient pour beaucoup déjà en germe dans les premiers travaux de Bernard Manin. Elles trouvent une première formulation dans la série d’études qu’il a consacrées dès les années 1980 à Montesquieu, qui fut avec Aristote l’un de ses auteurs de prédilection. Ces textes, articles déjà publiés (sur le gouvernement modéré, la Révolution française, la vertu et le commerce) ou essai inédit (sur la théorie de la monarchie), ont été rassemblés récemment dans un volume : Montesquieu (Hermann, 2024). Bernard Manin y restitue la singularité de la pensée du théoricien de la séparation des pouvoirs, en montrant notamment qu’il échappe aux partitions trop simples entre classiques et modernes. Montesquieu est bien un moderne ; libéral, il pense dans l’horizon de l’individualisme ; mais il garde en même temps une idée maîtresse d’Aristote : pas de politique sans recherche du bien commun. Il reconnaît simplement ceci : s’il est un seul mal en politique, le despotisme, il existe en revanche une pluralité de biens. Plusieurs conceptions du bien commun se trouvent ainsi en perpétuelle compétition.
L’œuvre de Bernard Manin, exceptionnelle par sa profondeur et son influence, n’est pas encore entièrement publiée. Quelques mois avant sa mort, il avait décidé de mener à bien des projets de publication anciens, visant à rassembler des textes dispersés et à rendre publics des inédits. Il a choisi de composer quatre ouvrages : outre le Montesquieu, déjà publié, un recueil de textes sur la délibération (La délibération politique) et un autre sur le libéralisme (La règle et la balance), ainsi qu’un ouvrage inédit sur la Révolution française et les sources de la Terreur, intitulé Un voile sur la liberté, paraîtront en 2025.
Les étudiants et les collègues qui ont eu la chance de rencontrer Bernard Manin se souviendront aussi et surtout d’une personnalité hors du commun. Sa bienveillance et sa modestie constantes, malgré une renommée qu’il observait avec distance, sa passion de la connaissance et ses manières égalitaires, son humour tout à la fois respectueux et malicieux, son goût irrépressible pour la conversation intellectuelle en faisaient un interlocuteur incomparable.
[1] Une version abrégée de ce texte est parue dans l’édition du journal Le Monde datée du 9 novembre 2024.
Crédit photo : Loïc Blondiaux / Linkedin