Le changement de gouvernement en Allemagne et sous la République de Weimar – majorités constructives et négatives

Par Sarah Geiger

<b> Le changement de gouvernement en Allemagne et sous la République de Weimar – majorités constructives et négatives </b> </br></br> Par Sarah Geiger

Tandis que l’Assemblée nationale a adopté une motion de censure à l’encontre du gouvernement de Michel Barnier le 4 décembre, le chancelier allemand Olaf Scholz a pris les démarches nécessaires, exactement une semaine plus tard, afin de provoquer un vote de confiance au Bundestag. Ces évènements invitent à une étude des notions constitutionnelles allemandes de majorité constructive et majorité négative.

 

While the French National Assembly adopted a motion of censure against Michel Barnier’s government on 4 December, German Chancellor Olaf Scholz took the necessary steps, exactly one week later, to provoke a vote of confidence in the Bundestag. These events call for a study of the German constitutional concepts of constructive majority and negative majority.

 

Par Sarah Geiger, Collaboratrice scientifique à l’université de Hambourg

 

 

 

L’article 68 de la Loi fondamentale allemande (LF) permet au chef du gouvernement fédéral de déposer une demande de vote de confiance au Bundestag. Si une majorité parlementaire retire sa confiance au chancelier, celui-ci peut demander au chef de l’État de dissoudre le Bundestag. Moins qu’une véritable « question » (traduction littérale de « Vertrauensfrage »), la constitution allemande attribue au chancelier un « droit de demande » à l’égard du Parlement.

 

Prévue dans un texte cherchant avant tout à anticiper toute dérive du pouvoir exécutif, cette disposition constitutionnelle rappelle de par sa teneur le véritable rapport de forces sous une démocratie parlementaire : si l’Exécutif veut provoquer la dissolution du Parlement, il faut qu’il en fasse la demande à l’organe concerné.

 

La Cour constitutionnelle fédérale allemande (CCF) l’a rappelé en 2005, concernant une demande de vote de confiance du chancelier de l’époque Gerhard Schröder : la dissolution du Parlement est une atteinte à la liberté du mandat de député qui s’étend sur quatre ans. Cette atteinte ne peut être justifiée que si elle est en conformité avec la véritable fonction de l’article 68. Partant, il faut que le chancelier estime à juste titre que la capacité d’action du gouvernement fédéral, eu égard aux rapports de majorité au Parlement, est compromise.[1] Autrement, la constitution allemande s’oppose à ce qu’un chef de gouvernement provoque un vote de confiance dans le seul but de pouvoir demander la dissolution du Bundestag.

 

Pour garantir le respect du cadre constitutionnel, la Cour de Karlsruhe peut – contrairement au Conseil constitutionnel français[2] – vérifier si la capacité d’action du gouvernement n’est en effet plus véritablement assurée ou si le chancelier prétexte une situation d’instabilité uniquement pour parvenir à une nouvelle élection. Ce faisant, elle prend en compte la situation de politique générale dont il doit clairement ressortir que le Chancelier a perdu le soutien de la majorité parlementaire. L’appréciation du chancelier allant dans ce sens serait réfutée, à titre d’exemple, si celui-ci avait pris l’initiative de lois qui allaient manifestement à l’encontre de sa politique antérieure.[3]

 

Nul doute qu’après la fin de la coalition « tricolore » entre socialistes, verts et libéraux début novembre, la capacité d’action du gouvernement Scholz, désormais minoritaire est « compromise ». Dans ces circonstances, le chancelier peut poser une « fausse » question de confiance (unechte Vertrauensfrage) afin de provoquer des élections législatives anticipées. En effet, le chancelier Scholz avait anticipé, tout comme son prédécesseur socialiste Schröder en 2005, que le Bundestag lui retirerait formellement sa confiance le lundi 16 décembre.

 

Le chancelier peut limiter sa demande au Bundestag au seul vote de confiance. Il n’est pas tenu de lier cette demande à un projet de loi ou une question de politique générale. Cela met en évidence l’une des nombreuses différences entre le mécanisme allemand et le mécanisme français de l’article 49 de la Constitution française sur l’engagement de la responsabilité politique du gouvernement.

 

Toutefois, il est intéressant de souligner que, selon la CCF, le chancelier fédéral n’est pas tenu, dans une situation de « majorité douteuse » au Bundestag, de démissionner ni de prendre d’autres mesures qui mettraient en évidence les dissensions politiques au sein de la majorité parlementaire. Nous pouvons observer en France aujourd’hui ce que constatait la CCF en 2005 : la démission du chef de gouvernement ne signifie aucunement que cela conduit à une situation parlementaire plus stable.[4]

 

Au contraire, le raccourcissement d’une période législative peut nuire à la confiance dans le fonctionnement de la démocratie parlementaire.[5] C’est la raison pour laquelle la Loi fondamentale ne s’oppose pas à des gouvernements minoritaires dans la mesure où cela permet de garantir une certaine stabilité politique.

 

Le diptyque que forment les notions de stabilité et de confiance guidant le fonctionnement institutionnel sous la Loi fondamentale est complété par celle de « majorité constructive ». Qu’il s’agisse d’une majorité absolue ou, dans certains cas, d’une majorité relative[6], le vote parlementaire doit garantir la présence d’un gouvernement fonctionnel.

 

Cette idée de majorité constructive trouve son expression dans les deux situations de changement de gouvernement anticipé.

 

Si le Parlement retire sa confiance au Chancelier suite à un vote sur le fondement de l’article 68 LF, celui-ci peut demander au Président fédéral de dissoudre le Bundestag. Cette situation s’est produite après le vote de confiance demandée par le chancelier Scholz le 16 décembre.

 

En principe, le Président fédéral n’est cependant pas tenu de suivre la demande du Chancelier si ce premier estime que la stabilité institutionnelle n’est pas assurée en cas de dissolution. Cette marge d’appréciation autonome découle directement du libellé de l’article 68 qui prévoit que le Président fédéral peut, sur proposition du Chancelier, dissoudre le Bundestag dans un délai de vingt et un jours. Si cette étape constitue une garantie supplémentaire contre l’action abusive du Chancelier, il n’existe cependant à la date d’aujourd’hui aucun exemple de refus opposé par le Président fédéral à la demande de dissolution du Chancelier.

 

Le Bundestag peut également lui-même prévenir sa dissolution : conformément à l’article 68 § 1 deuxième phrase, le droit de dissolution du Président fédéral disparaît si le Bundestag élit un nouveau Chancelier fédéral à la majorité de ses membres.

 

Le concept de majorité constructive est encore plus perceptible dans l’article 67 LF sur la « motion de censure constructive » (konstruktives Misstrauensvotum) : le Bundestag ne peut exprimer sa défiance envers le Chancelier de sa propre initiative qu’en élisant un successeur à la majorité de ses membres et en demandant au Président fédéral de révoquer le Chancelier.

 

L’article 98 du Règlement intérieur du Bundestag précise cette procédure. La demande de motion de censure doit être signée par un quart des membres du Bundestag ou par un groupe parlementaire comprenant au moins un quart des membres du Bundestag. Elle doit être présentée de manière à ce qu’un candidat désigné soit proposé au Bundestag pour succéder au Chancelier.

 

Ce deuxième mécanisme menant à un changement anticipé de gouvernement est une réaction à la situation symétriquement opposée de « majorité négative » (negative Mehrheit) qu’a connu en son temps la République de Weimar.

 

La notion de majorité négative renvoie à une situation où une majorité parlementaire se forme pour (essayer de) renverser un gouvernement, sans constituer une majorité homogène pouvant se coaliser pour former un nouveau gouvernement[7].

 

En 1931, le parti national-socialiste NSDAP et le parti communiste KPD ont signé ensemble – mais pour des raisons différentes – une motion de censure à l’encontre du gouvernement du chancelier Brüning[8]. Les voix des socialistes et des centristes ont fait cependant échouer cette motion de peu. Les deux partis à l’origine de la motion de censure avaient eu des gains de voix remarquables après une dissolution du Reichstag pendant l’été 1930. En juin 1932, le Président de la République dissout le Reichstag à nouveau – aux élections suivantes, les nationaux-socialistes et les communistes obtiennent plus de 50 % des voix. La République de Weimar se trouvait alors dans une situation de blocage politique inédite, caractérisée par une majorité négative, résultat de plusieurs changements de gouvernement anticipés. Nul besoin de rappeler ce qui se passât quelques mois plus tard.

 

Bien entendu, l’étude d’un ordre constitutionnel exige de prendre en considération les traditions institutionnelles et la société à laquelle il se rapporte. Ce n’est pas seulement parce que la Constitution de Weimar permettait la formation de majorités négatives que les nazis sont arrivés au pouvoir. Et ce n’est pas parce que la Loi fondamentale exige la formation de majorités constructives que cela protège d’un retour de l’extrême droite.

 

Mais ce qui a amené le constituant allemand de 1948/49 à introduire le système des articles 67 et 68 de la Loi fondamentale, ne pourrait être de plus grande actualité : des élections parlementaires se succédant rapidement en période de crise économique et politique favorisent les forces radicales et entament la confiance que le peuple place dans le respect de l’expression de sa volonté politique par les gouvernants.[9] Ce n’est pas du tout un hasard si certains constitutionnalistes allemands tels que Sophie Schönberger[10] affublent également cette majorité du qualificatif de « destructrice » (destruktive Mehrheit) pour sa propension à mettre en danger la démocratie parlementaire dans son ensemble.

 

 

 

[1] Bundesverfassungsgericht, décision du 25 aout 2005 (n° 2 BvE 4/05 et n° 2 BvE 7/05) pt. 138.

[2] V. J.-M. Denquin, Brèves remarques sur une absence : Le Conseil constitutionnel et la crise politique, 16 déc. 2024, JP blog.

[3] pts. 161 suiv.

[4] Id. pt. 144.

[5] Cf. ibid. pt. 139.

[6] Si aucun nouveau chancelier fédéral est élu à la majorité absolue après deux votes au Bundestag, un troisième vote peut amener à l’élection d’un chancelier à la majorité relative.

[7] Notons que la motion de censure à l’encontre du gouvernement Barnier correspond parfaitement à cette hypothèse.

[8] Heinrich Brüning, chancelier du parti centriste sous la République de Weimar entre 1930 et 1932.

[9] Dans ce sens, Bundesverfassungsgericht, décision du 25 aout 2005, pt. 141.

[10] Sophie Schönberger a notamment eu recours à cette notion tout récemment dans le cadre d’un débat au Bundestag sur la réforme du mode d’élection des membres de la Cour constitutionnelle fédérale (Stellungnahme zur öffentlichen Anhörung im Rechtsausschuss des Deutschen Bundestages, 13 nov. 2024). Sur le concept de « motion de censure destructive » en opposition à la « motion de censure constructive » cf., à titre d’exemple, H. Dreier, Grundgesetz Kommentar, Art. 67 pts. 2, 11.

 

 

 

Crédit photo : Jugendpresse Deutschland / Joscha-F.-Westerkamp / CC BY-2.0